Championne du monde de natation en 1998, Roxana Maracineanu a été nommée, le 4 septembre, ministre des sports, en remplacement de Laura -Flessel, démissionnaire.
Je ne serais pas arrivée là si…Si je n'avais pas poussé un cri d'alarme en début d'été devant le nombre inadmissible de noyades d'enfants et attiré ainsi l'attention du premier ministre. Notamment sur une idée simple : les enfants doivent apprendre à nager le plus tôt possible. Dès 3 ans. Et les parents doivent s'impliquer. C'est la seule façon d'empêcher ces noyades insupportables. Je ne le dis pas en me prévalant de mon titre d'ex-championne de natation. Je le dis parce que cela fait dix ans que je me suis -lancée corps et âme dans l'aventure du primo-apprentissage. Dix ans que je travaille en piscine, auprès des tout-petits. Ce n'était pas du tout ce que j'avais imaginé comme reconversion, moi qui ai fait une école de commerce, mais ce n'était pas illogique, après une carrière de nageuse.
On pourrait remonter à beaucoup plus loin ! Vous ne seriez pas devenue -ministre d'un gouvernement français si vos -parents n'avaient pas quitté la -Roumanie, et demandé en 1984 l'asile -politique en France…C'est vrai. Et mon histoire de petite immigrée – j'avais 9 ans – explique sans doute beaucoup des convictions qui m'animent et une philosophie de vie. Je crois en la volonté, en l'énergie personnelle et en la force intérieure pour redresser les situations, quelles qu'elles soient, et en tirer le meilleur parti. Je viens d'un pays où l'on disposait de très peu de chose, mais où, plutôt que de larmoyer, on adaptait ses priorités et on parvenait à être heureux, aussi heureux qu'ici, voire plus. En débarquant en France, mes parents, mon frère et moi, n'avions quasiment rien : ni moyens, ni relations, ni même connaissance de la langue. On a dormi dans notre vieille R16 et on a fait la queue pour manger. Mais, là aussi, on avait une farouche volonté de nous adapter à la situation, créer des liens, déjouer les contraintes, pour exister et rendre la vie meilleure. Cela a guidé ma vie. On part de ce qu'on a, on considère que c'est une chance, et on s'investit au maximum pour mettre les choses en mouvement.
Quelle était la Roumanie que vos parents ont voulu fuir ?Un pays privé de liberté. Liberté de pensée et -d'expression. Le système avait généré une méfiance généralisée, il était impossible de faire confiance à quiconque. Ma mère, qui est un esprit libre et débordant d'envies, n'y voyait aucun avenir pour ses enfants. Elle a été moteur de la décision de partir. Quant au choix de la France, il s'explique par le siècle des Lumières et une image de pays -accueillant et intégrateur.
Ressentiez-vous, à 9 ans, cette absence de liberté ?Moi ? Pas du tout. Je suis un vrai produit du système communiste alors en place. J'avais même l'impression que tout était possible puisque nous étions tous égaux. On pouvait parler avec n'importe qui, sans notion de classe, de hiérarchie ou de milieu. Cela m'a d'ailleurs aidée ! Quand des amis m'ont demandé : "
Mais comment as-tu fait, sortant de ta piscine, pour faire face au premier ministre et au président de la République ? " J'ai -répondu : le plus simplement du monde. Ma mère m'a toujours inculqué l'idée que je pouvais parler à quiconque sans complexe.
Ce serait la force de cette éducation ?Et aussi celle du sport. Je me souviens d'un petit mot que m'avait glissé mon entraîneur au moment de ma première compétition de natation, alors que j'avais peur de me -confronter à des nageuses déjà bien établies :
" Celles qui seront dans le bassin à tes côtés sont exactement comme toi. Elles ont deux bras et deux jambes. Il n'y a aucune raison que tu ne puisses te mesurer à elles. " C'est le type de discours qui résonne avec un des fondamentaux de mon enfance : on est tous à égalité. On partage tous la condition d'humain. La différence de revenus, de fonction ou d'école n'y change rien.
Mais vous ne ressentiez pas le climat d'oppression ou de suspicion dont souffraient vos parents ?Non. Je dirais même l'inverse ! L'impossibilité de s'exprimer sur les sujets politiques et les choix idéologiques a pour effet que l'on se concentre sur l'intime et l'humain. On entreprend un voyage à côté d'un parfait inconnu et, arrivé à destination, on connaît toute sa vie et il connaît tout de nous-même. Sauf -notre prénom ! Je le vis encore aujourd'hui avec des Roumains vivant en France. On -entre beaucoup plus facilement dans des considérations humaines que politiques. En France, la sphère privée est circonscrite à la famille. En Roumanie, le privé devient très -facilement public. Et la famille, de toute façon, est beaucoup plus élargie. C'est très chaleureux, contrairement à tout ce que l'on pense à l'étranger.
Comment le départ pour la France s'est-il fait ?Mon père, qui était ingénieur en bâtiment, a été envoyé en Algérie pour aider à la reconstruction après le tremblement de terre de 1981. Ma mère y a tout de suite vu la possibilité de départ vers une autre vie. Mais il fallait être patient. Il est donc parti seul et ma mère a entrepris des démarches pour que la famille puisse le rejoindre, prétendument pour les vacances. Le régime a dû pressentir son intention, puisqu'il ne l'a autorisée à partir qu'avec mon petit frère de 2 ans. Un classique : on garde quelqu'un de la famille pour compromettre toute idée d'exil. Elle m'a -confiée à nos proches. Ma rentrée scolaire se profilait, je comprenais. Et, de toute façon, j'étais convaincue qu'ils allaient revenir.
On ne vous avait pas mise au courant du projet ?Sûrement pas ! Personne ne devait savoir ! Pas plus qu'on ne m'a informée des plans de départ en France lorsque j'ai fini par les rejoindre en Algérie. Je jouais avec les enfants d'autres expatriés et mes parents ne voulaient prendre aucun risque. Je n'ai découvert le projet qu'en arrivant au port d'Alger, un matin, et en montant sur ce grand bateau de croisière qui s'appelait la
Liberté et mettait le cap sur Marseille. Mon père nous y a déposés puis est reparti à la maison pour entasser les bagages dans la voiture et dire au revoir aux voisins en faisant croire qu'on partait tous à l'aéroport pour Bucarest. Il a pris du retard et ma mère a dû supplier un employé de garder ouverte la passerelle pour qu'il s'y engouffre.
Elle devait avoir une angoisse folle. Vous en souvenez-vous ?Non. C'est elle qui m'a raconté l'épisode. Moi, je ne me rappelle que les moments joyeux sur le bateau et notamment cet instant incroyable où ma mère a dansé le -kazatchok. Le navire s'était arrêté à Palma de Majorque, et une fête était organisée à bord. Elle a dansé et tout le monde a applaudi. Quand j'y repense et que j'essaie de me mettre dans sa peau, je n'en reviens toujours pas. Son destin était en train de basculer, elle -partait avec quatre valises, entraînant mari et enfants dans un pays dont elle ne -connaissait ni la langue ni les usages et elle dansait le -kazatchok ! C'est tout de même un truc de dingue ! Ce qui est sûr, c'est qu'ils ont réussi à transmettre à leurs enfants une -espèce de sérénité.
Aucune anxiété face à cette nouvelle vie et à ce pays auquel il faudrait s'adapter ?Non. D'abord parce que je n'ai pas perçu tout de suite l'enjeu et les conséquences définitives de notre exil. Cela m'apparaissait au départ comme des vacances amusantes. L'office pour les réfugiés nous a dirigés vers un centre d'accueil à Riec-sur-Bélon, en Bretagne. Et c'était un petit paradis : ces maisonnettes sur la rivière, et ces familles références, tellement sympas, chez qui on a fêté Noël et les anniversaires. A l'école aussi j'ai été bien accueillie et je me suis appliquée à apprendre vite le français, en m'exerçant tous les soirs à prononcer les r sans les rouler. Ce n'est que lorsque j'ai compris que nous ne rentrerions pas en Roumanie que j'ai été malheureuse. On ne pouvait pas avoir de contact avec notre famille restée là-bas, pas téléphoner, pas écrire, rien partager… Mes parents ne m'ont donné aucune explication satisfaisante. Sans doute n'ont-ils pas pu, pas su, pas voulu poser les choses. Et peut-être ne savaient-ils pas eux-mêmes ce que réservait l'avenir, car, de 1984 à 1991, nos cartes de séjour provisoires nous ont maintenus dans l'incertitude. J'ai donc fait mon deuil toute seule, en m'investissant à fond dans ma nouvelle vie, mais en pleurant toutes les nuits.
Avez-vous alors été élevée dans l'idée d'abandonner votre identité roumaine au profit de la française ?Ah non ! Aucune injonction à renoncer à notre identité. Au contraire ! A la maison, nous parlions roumain, nous mangions -roumain, et nous cultivions avec tendresse nos souvenirs roumains. Aucun dénigrement de notre pays d'origine de la part de mes parents. Ils n'avaient pas été persécutés par le régime, ils avaient simplement rêvé d'autre chose. Et ils s'indignaient de l'image systématiquement négative donnée de la Roumanie : misère, orphelinats sordides… Ce n'est pas ça, disaient-ils ! On vient d'un pays magnifique et cultivé, où les professeurs et les paysans sont capables de parler ensemble de philosophie. Quant à moi, les neuf -premières années de ma vie avaient été si chaleureuses qu'elles ont continué à me nourrir et à m'habiter. Embrasser la culture française représentait un sacré défi, mais la conviction que j'avais déjà en moi une langue et une autre culture me donnait une force impressionnante. Et c'était une fierté.
Aucune pression pour " réussir " et être parfaite ? On vous décrit toujours comme une bonne élève, et si appliquée…Celle de ma mère était pesante. Etouffante même. La justification de son exil reposait sur la réussite de ses enfants, et nos relations en étaient difficiles. Ai-je intériorisé cette pression ? Je ne sais pas. Je crois surtout qu'elle était inutile. Ma propre exigence et mon ardeur étaient bien suffisantes.
Comment avez-vous vécu la chute des Ceausescu à Noël 1989 ?Mes parents ont suivi le feuilleton, rivés à la télévision. Le mur de Berlin était déjà écroulé, mais nous n'avions pas imaginé que la -Roumanie allait suivre. Quel choc quand c'est arrivé ! On n'a eu qu'une idée : revoir notre famille. Et on a sauté dans la voiture ! On n'avait pourtant ni papiers définitifs ni aucune information sur l'après-Ceausescu. D'ailleurs, on a été bloqués entre les frontières. Mais on ressentait une telle urgence de reprendre notre souffle. Comme si nous -avions vécu ces dernières années en apnée.
Deux ans plus tard, enfin naturalisée, vous devenez, à 16 ans, championne - de France de natation, et plus tard -championne du monde.Oui, j'ai eu cette surprise et cette chance, et c'était bouleversant que
La Marseillaise -retentisse sur mon podium. Mais, vous voyez, -entendre plus tard, aux Jeux olympiques de Sydney, l'hymne roumain joué en l'honneur de la nageuse qui venait de me -ravir la médaille d'or dont j'avais tellement rêvé a été une sorte de baume sur ma blessure à vif. Je suis bien Française et Roumaine. Pleinement les deux.
Les politiques, de Chirac à Le Pen, s'étaient précipités pour chanter vos louanges au moment de vos victoires !Leurs tentatives de récupération politique m'ont ulcérée. Entre ceux qui pensaient que pour être une bonne immigrée il fallait être championne du monde et ceux qui défendaient l'accueil des étrangers au motif qu'ils pourraient apporter des médailles, je ressentais un immense malaise. Et j'avais l'impression que me réduire à mes origines revenait à désavouer mon travail et celui de mon club.
D'où est venue cette volonté d'engagement politique concrétisée en 2010 par votre élection au conseil régional -d'Ile-de-France ?Envie d'en être, envie que ça change. Envie d'être là où se prennent les décisions dans un domaine que je connais et qui m'importe. Le sport comme facteur de santé, d'éducation, d'intégration. Plutôt que de -râler dans mon coin, autant agir !
Et pourquoi le choix du Parti socialiste ?Il correspond à mes valeurs d'équité, de -justice, de partage, de lien. Une réminiscence de ce que j'ai connu en Roumanie et qui m'habite encore.
Propos recueillis par Annick Cojean
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire