30.septembre.2018
Au Kremlin, des taupes américaines ‘vitales’ disparaissent ! Par Stephen F. Cohen
Source : The Nation, Stephen F. Cohen, 29-08-2018
Selon le New York Times, les « informateurs proches de » Poutine se sont « tus ». Qu’est-ce que tout cela peut signifier ?
Par Stephen F. Cohen
29 août 2018
Stephen F. Cohen, professeur émérite d’études et de politique russes aux universités de New-York et de Princeton, et John Batchelor poursuivent leurs discussions (habituelles) hebdomadaires sur la nouvelle Guerre froide entre les États-Unis et la Russie. (Les épisodes précédents, qui en sont maintenant à leur cinquième année, sont sur TheNation.com.) Ci-après, la contribution de Cohen :
Depuis près de deux ans, la plupart des allégations concernant le Russiagate, pour la plupart vides (quoique malveillantes), ont noyé des nouvelles vraiment importantes affectant directement la place de l’Amérique dans le monde. Ces derniers jours, par exemple. Le président français Emmanuel Macron a déclaré que « l’Europe ne peut plus compter sur les États-Unis pour assurer sa sécurité », appelant au contraire à une sécurité plus large « et en particulier en coopération avec la Russie ». À peu près à la même époque, la chancelière allemande Angela Merkel et le président russe Vladimir Poutine se sont rencontrés pour élargir et consolider un partenariat énergétique essentiel en acceptant d’achever le gazoduc Nord Stream 2 depuis la Russie, malgré les tentatives américaines de l’interrompre. Précédemment, le 22 août, les talibans afghans avaient annoncé qu’ils assisteraient à leur toute première grande conférence pour la paix à Moscou, sans la participation des États-Unis.
C’est ainsi que le monde tourne, et non selon les souhaits de Washington. On pourrait penser que de telles nouvelles feraient l’objet de reportages et d’analyses exhaustifs dans les grands médias américains. Mais au milieu de tout cela, le 25 août, le New York Times, toujours aussi enthousiaste, a publié en première page une nouvelle histoire de Russiagate, une histoire qui, si elle était vraie, serait sensationnelle, bien que presque personne n’ait semblé la remarquer. Selon les fuites régulières d’informations du Times, les agences de renseignement américaines, probablement la CIA, ont eu de multiples « informateurs proches de… Poutine et au Kremlin qui ont fourni des détails cruciaux » sur le Russiagate pendant deux ans. Maintenant, cependant, « les informateurs vitaux du Kremlin se sont en grande partie tus ». Le Times émaille l’histoire avec des méfaits attribués de façon douteuse à Poutine et avec des commentateurs tout aussi indignes de confiance, ainsi qu’une déclaration mal traduite de Poutine qui lui fait dire à tort que tous les « traîtres » doivent être tués. De nos jours, les médias américains standard ne semblent pas avoir besoin de contrôleurs des faits pour couvrir la Russie. Mais ce qu’il y a de sensationnel dans l’article, c’est que les États-Unis avaient des taupes dans le bureau de Poutine.
Les lecteurs sceptiques ou crédules réagiront à l’article du Times comme ils le pourront. En fait, une version initiale, moins volumineuse, a été publiée pour la première fois dans le Washington Post, une plate-forme pour le renseignement tout aussi sympathique, le 15 décembre 2017. Je l’ai trouvé invraisemblable pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles j’avais déjà trouvé le « dossier » de Christopher Steele, également prétendument basé sur les « sources du Kremlin », invraisemblable. Mais la nouvelle version élargie de l’histoire de taupe du Times soulève de plus de questions, de nature plus large.
Si les services de renseignements américains disposaient vraiment d’un atout aussi inestimable dans le bureau de Poutine – l’article du Post n’en impliquait qu’un seul –, le Times en mentionne plus d’un – imagez ce qu’ils pourraient révéler sur les intentions de l’ennemi n°1 Poutine à l’étranger et à l’intérieur, peut-être quotidiennement – pourquoi un responsable américain du renseignement pourrait-il divulguer ces informations à n’importe quel média au risque d’être accusé du délit capital de trahison ? Et maintenant plus d’une fois ? Ou, puisque « le Kremlin » surveille de près les médias américains, au risque de voir les informateurs russes non moins traîtres identifiés et sévèrement punis ? C’est probablement la raison pour laquelle les fuites du Times insistent sur le fait que les taupes « silencieuses » sont toujours en vie, bien qu’ils sachent qu’on n’est pas au courant. Tout cela est encore plus improbable. Certes, l’article du Times ne soulève pas de problèmes cruciaux.
Mais pourquoi divulguer l’histoire de la taupe encore une fois, et maintenant ? Si on fait abstraction des irrégularités financières accessoires, des défauts d’enregistrement comme lobbyistes étrangers, des modes de vie vulgaires et de sexe n’ayant rien à voir avec la Russie, les principaux chefs d’accusation du Russiagate restent ce qu’ils ont toujours été : Poutine a ordonné aux agents russes de « s’immiscer » dans l’élection présidentielle américaine de 2016 afin de faire entrer Donald Trump à la Maison-Blanche, et Poutine se prépare maintenant à « attaquer » les élections du Congrès de novembre afin d’obtenir le Congrès qu’il veut. Plus Robert Mueller et les médias qui l’appuient enquêtent, moins il y a d’éléments de preuve, et lorsqu’il semble y en avoir, ils doivent être considérablement maquillés ou déformés.
« L’ingérence » et « l’immixtion » dans la politique intérieure de l’autre ne sont pas non plus nouvelles dans les relations russo-américaines. Le tsar Alexandre II est intervenu militairement du côté de l’Union dans la guerre civile américaine. Le président Woodrow Wilson a envoyé des troupes pour combattre les Rouges pendant la guerre civile russe. L’Internationale communiste, fondée à Moscou en 1919, et les organisations qui lui ont succédé ont financé des militants américains, des candidats aux élections, des écoles idéologiques et des librairies pro-soviétiques pendant des décennies aux États-Unis. Avec le soutien de l’administration Clinton, des conseillers électoraux américains ont campé à Moscou pour aider à préparer la réélection du président russe Boris Eltsine en 1996. Et c’est la plus grande « ingérence » à part les décennies de « propagande et de désinformation » des deux côtés, souvent par le biais de radios à ondes courtes interdites. À moins de preuves concluantes, les médias sociaux russes et autres ingérences dans l’élection présidentielle de 2016 n’étaient guère plus que de vieilles habitudes sous des formes modernes. (Ce n’est pas un hasard, l’histoire du Times suggère que les services américains du renseignement avaient piraté le Kremlin, ou essayé de le faire, pendant de nombreuses années. Cela non plus ne devrait pas nous choquer).
La véritable nouveauté du Russiagate est l’allégation selon laquelle un dirigeant du Kremlin, Poutine, aurait personnellement donné des ordres pour influencer le résultat d’une élection présidentielle américaine. À cet égard, le Russiagate a produit encore moins de preuves, mais seulement des suppositions sans faits ni beaucoup de logique. Avec un Russiagate qui s’est effrité au fil du temps et des enquêtes infructueuses, la « taupe au Kremlin » a pu sembler un stratagème nécessaire pour continuer à faire avancer la théorie du complot, vraisemblablement en faveur de la destitution de Trump par tous les moyens. D’où la tentation de rejouer maintenant la carte de la taupe alors que pour l’instant encore plus d’enquêtes génèrent de la fumée, mais pas de pistolet fumant.
Le prétexte de l’article du Times est que Poutine prépare une attaque contre les élections de novembre prochain, mais que les taupes autrefois « vitales », maintenant silencieuses, ne fournissent pas les « détails essentiels ». Même si l’histoire est entièrement bidon, considérez les dommages qu’elle cause. Les allégations du Russiagate ont déjà délégitimé une élection présidentielle et une présidence dans l’esprit de nombreux Américains. La version mise à jour et élargie du Times pourrait faire de même pour les élections au Congrès et pour le prochain Congrès. Si c’est le cas, il y a une « attaque contre la démocratie américaine » – non pas par Poutine ou Trump, mais par quiconque a parrainé et gonflé de façon répétitive le Russiagate.
Comme je l’ai dit auparavant, de tels éléments de preuve font référence à John Brennan et James Clapper, respectivement chef de la CIA et directeur du renseignement national du président Obama, même si l’attention s’est portée sur le FBI. En effet, l’histoire du Timesnous rappelle à quel point les acteurs « du renseignement » ont été centraux dans cette saga. Vraisemblablement le Russiagate nous a conduit à la pire crise politique américaine depuis la guerre civile et aux relations les plus dangereuses de l’histoire avec la Russie. Tant que Brennan, Clapper et leurs plus proches collaborateurs n’auront pas à témoigner sous serment sur les origines réelles du Russiagate, ces crises vont se multiplier.
Stephen F. Cohen est professeur émérite d’études russes et de politique à l’Université de New York et à l’Université de Princeton et collaborateur à la rédaction de The Nation.
Source : The Nation, Stephen F. Cohen, 29-08-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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Quinca 1er. // 30.09.2018 à 08h44
Macron dit tout et son contraire, et fait le contraire de ce qu’il dit quand il dit des choses censées (discours de l’ONU). En attendant il fait une campagne de dénigrement systématique de RT, et les médias français sont parmi les plus anti Poutine. Macron reste un suppôt de l’état profond US. Il n’ y a rien à attendre de ce guignol qui a bradé Alstom aux américains.