Qui a lu Le Lambeau, le chef-d'œuvrede Philippe Lançon, ne pourra plus parler de l'hôpital comme avant. Et surtout pas comme d'une institution qu'il faut coûte que coûte gérer " comme une entreprise ", selon la méchante expression qui a cours depuis les années 1980. Rescapé du massacre de Charlie Hebdo en janvier 2015, l'écrivain-chroniqueur en fait une description (Gallimard, 512 pages, 21 euros) à hauteur d'hommes et de femmes, esquissant le portrait de soignants gratifiés de petits noms : " Annette-aux-yeux-clairs ", " la Marquise des Langes " virtuose du pansement…
C'est entendu, il a été " réparé " à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, un haut lieu de la médecine française. Mais on ne parle pas ici d'excellence médicale. Plutôt du don de soi que font bien des soignants. Lançon reconnaît même avoir puisé chez eux une partie de la substance nécessaire à sa renaissance.
" Le patient est un vampire, et il est égoïste ", écrit-il. Qui vampirise-t-il ? Les proches, bien sûr. Les médecins, les infirmières et les aides-soignants aussi
, " des gens souvent héroïques ".
" Tout le monde, ici, patients et soignants, paraît coûter trop cher à une société dont l'unique pensée de derrière semble être de réduire l'ima-gination, l'attention et les frais. "
Tout est dit, et mieux dit que dans un rapport de l'inspection des finances. Les hospitaliers souffrent d'absorber la souffrance du patient sans pouvoir, faute de moyens et de temps, leur offrir autre chose qu'un geste technique. Ils en nourrissent souvent le sentiment amer d'avoir perdu le sens de leur métier, de ne plus -savoir ce que veut dire " hôpital public "… Quand ils n'éprouvent pas une sorte de
" honte " face au malade qui leur demande davantage que le respect d'un protocole de soins. Ils clament en vain que l'hôpital est – aussi – affaire d'humanité, de souffrance, d'empathie – toutes choses irréductibles à une mise en équations économiques.
Vraiment irréductible ? Dans les années 1980, l'hôpital a été l'un des premiers secteurs à expérimenter les outils du " nouveau management public " importés des Etats-Unis, avec son lot d'acronymes barbares : PMSI, GHM, points ISA, T2A… Il fallait en finir avec le financement inflationniste du prix de journée, ouvrir la boîte noire du budget global, décortiquer l'activité de soins et trouver le Graal de l'optimum médico-économique… que l'on cherche encore. Ce néotaylorisme pour blouses blanches s'est traduit par le contrôle des " producteurs de soins ", l'accroissement de la productivité, l'imposition d'objectifs quantifiés. Les efforts ont fini par payer : la très chère " Sécu " sera à l'équilibre en 2018-2019. Il faut remonter à 2001 pour retrouver une telle situation. Ainsi, le système médical serait guéri de la maladie chronique du déficit qui le ronge depuis la fin des années 1970. L'hôpital doit-il se réjouir de ce retour à meilleure fortune, lui qui l'a payé au prix fort ? Les gestionnaires eux-mêmes reconnaissent qu'il est à l'os.
" Sept milliards d'économies depuis 2005 sans que les réformes qui les auraient -rendues supportables aient été menées ", dénonce Frédéric Valletoux, le président de la Fédération hospitalière de France.
Or le gouvernement fera tout pour maintenir ce fragile équilibre budgétaire et purger le reliquat de 120 milliards de la dette sociale en 2024. Avec des crédits stagnants et une activité en croissance, même modérée, il y a fort à parier que la pression restera très forte sur les services hospi-taliers. Emmanuel Macron en convenait pourtant, le 18 septembre, en présentant son plan " Ma santé 2022 ", doté de 3,4 milliards d'euros sur le quinquennat :
" L'hôpital est au bout de ce qu'il peut faire. " Pour la ministre de la santé, Agnès Buzyn,
" on ne peut pas aujourd'hui imposer aux -soignants un rythme encore plus élevé d'activité ".
Mal reconnus et mal rémunérésL'un et l'autre veulent croire que le remède réside dans une véri-table coordination (encore embryonnaire) entre la médecine de ville et les hôpitaux, qui seraient soulagés par la prise en charge de nombreux patients en secteur libéral. Un nouvel acronyme a fait son apparition : les " CPTS ". Ces quelque 1 000 " communautés professionnelles territoriales de santé ", regroupant médecins, infirmiers, psychologues et -kinésithérapeutes, couvriront de 20 000 à 100 000 personnes chacune à l'horizon 2021. En relation directe avec les 600 hôpitaux de proximité, elles devront limiter l'afflux aux urgences.
Mais, même bien géré, le secteur sanitaire devra faire face à un
" fort alourdissement " de ses dépenses, prévient la Cour des comptes. Au moins 1,5 point de PIB à l'horizon 2060. Il mobilise déjà 11 % de la richesse nationale, ce qui place la France au 4e rang mondial, derrière les Etats-Unis, la Suisse et la Suède. Deux cents milliards, c'est cher payé pour un système aux performances enviables pour de nombreux pays, mais où subsistent de criantes inégalités – financières et territoriales – d'accès aux soins et un taux de morts prématurées (tabac, alcool) supérieur à la moyenne de l'OCDE.
Les blouses blanches n'ont pas le sentiment de vivre dans l'opulence. Les trois quarts des Français sondés en mai par l'institut Odoxa pensent que les 750 000 personnels de santé sont mal reconnus et rémunérés alors qu'ils sont jugés
" compétents ",
" courageux " et
" sympathiques ". Il est certain qu'aucun d'eux ne fait un de ces
" boulots à la con " dans la finance, le conseil ou le marketing, dépourvus de sens, décrits par David Graeber dans
Bullshit Jobs (Les Liens qui libèrent, 416 pages, 25 euros), un essai aussi drolatique qu'inquiétant.
" On observe une relation inverse entre la valeur sociale d'un emploi et la rémunération que l'on en tire, regrette l'anthropologue, dans un entretien au
Monde daté du 12 septembre.
C'est vrai pour tous les jobs liés aux soins des personnes (à l'exception des médecins). "Alors, de grâce, ne maltraitez plus
la " Marquise des Langes " !
par Jean-Michel Bezat
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