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jeudi 4 octobre 2018

Comment la droite réactionnaire pèse sur les débats politiques

 
30 septembre 2018

Comment la droite réactionnaire pèse sur les débats politiques

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Les représentants de la droite identitaire ou d'une mouvance se revendiquant ouvertement réactionnaire occupent massivement le terrain idéologique. Derrière Eric Zemmour, omniprésent sur la scène médiatique à l'occasion de la sortie de son nouveau livre, d'autres figures, plus jeunes, tentent d'imposer un discours d'ultradroite.
Ce courant antimoderne, antiféministe ou anti-immigré se donne pour objectif d'" envahir les esprits ".Le prochain débat sur la PMA sera l'occasion de porter le fer dans les débats de société et de pourfendre l'esprit de Mai 68.  L'objectif de cette offensive idéologique de l'ultradroite est d'influencer la campagne des européennes et de faire émerger une " alt-right " à la française sur le modèle américain.
L'historien Gérard Noiriel dissèque la façon dont le dernier livre d'Eric Zemmour détourne notre passé commun à des fins idéologiques. Guy Sorman constate un " élargissement du champ de la haine ".
Page 6 et Débats pages 22-23
© Le Monde


30 septembre 2018

L'automne agité de la galaxie réactionnaire

Entre les débats sur la PMA et la sortie du livre d'Eric Zemmour, les droites extrêmes veulent se faire entendre

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Thierry André Charles Pierre. " Eric Zemmour s'applique à inscrire les quatre prénoms sur la première page de son best-seller annoncé. Son admirateur y tenait. " Je suis un bon client pour vous ", lance le quinquagénaire avant de repartir avec son exemplaire dédicacé du Destin français (Albin -Michel, 576 pages, 24,50 euros). Le journaliste-essayiste ricane. Ici, sa dernière sortie, où il considère le prénom de la chroniqueuse télé Hapsatou Sy comme une " insulte à la France ", amuse plus qu'elle ne choque.
Le polémiste préféré de la droite dure, qui écoule ses ouvrages à des dizaines voire des centaines de milliers d'exemplaires, est en terrain conquis à La Nouvelle Librairie. Cette boutique très droitière, elle aussi, vient d'ouvrir à la lisière du Quartier latin à Paris. Mercredi 26 septembre, la séance de dédicace s'annonçait mouvementée, des groupes antifascistes ayant promis de perturber la soirée.
En fin de journée, un cordon de policiers a pris position devant la librairie. Mais durant plus de deux heures et demie, Eric Zemmour n'aura vu défiler que les remerciements de Perceval, Jeanne, Christine ou Hilda. Cette dernière a bien du mal à lâcher la main du journaliste en le bénissant pour son omniprésence médiatique : " On a besoin de vous à la télé pour dire ce qu'on pense. " En attendant leur tour, sur le trottoir face au jardin du Luxembourg, les générations et les droites se mélangent. Un ancien filloniste en veste Barbour frôle un royaliste à gants de cuir ; marinistes et marionistestiennent les mêmes sacs en plastique ; une jeune fille à serre-tête patiente sagement derrière le représentant d'un groupuscule identitaire.
A chaque vente, le libraire prend soin de glisser deux petites publicités entre les pages : l'une pour la webtélé préférée de l'extrême droite, TV Libertés, et l'autre pour Polémia, la fondation dirigée par le très identitaire ancien député européen frontiste Jean-Yves Le Gallou… Un homme que l'on retrouve d'ailleurs dans la file d'attente, comme Philippe Martel, ex-collaborateur d'Alain Juppé passé chez Marine Le Pen, François de Voyer, un proche de Marion Maréchal, ou encore Erik Tegnér, un ancien frontiste passé au parti Les Républicains qui en appelle au dialogue entre " toutes les droites ", extrêmes incluses. Tous voient Eric Zemmour comme un martyr de la cause " réactionnaire ", une victime sacrifiée sur l'autel du " on peut plus rien dire ".
" Réaction ".  Le mot est chargé, mais il ne fait plus peur. Il devient presque un badge d'honneur, comme aurait pu dire Steve Bannon. En mars, l'ex-éminence grise de Donald Trump enjoignait aux militants du Rassemblement national (RN, ex-Front national) de porter les accusations de racisme en étendard.
" La réaction est en train d'envahir tous les esprits, elle est majoritaire dans le pays, malgré l'étouffement que veulent imposer les médias mainstream ", affirme l'essayiste Paul-Marie Coûteaux. Après avoir soufflé à l'oreille de Marine Le Pen et de François Fillon, l'ancien député européen souverainiste cherche à gonfler les voiles de Nicolas Dupont-Aignan. " Cela fait dix ans que les idéologies de gauche dérivent et s'effacent. Les gens de gauche ont perdu la parole et l'initiative. " A l'entendre, la " réaction " s'insinue partout et frappe à toutes les portes : médias, immigration, questions de société… Et à toutes les heures.
Marquer l'opinionFrance Inter, lundi 24 septembre. " 7 h 49, Léa Salamé, ce matin votre invitée est essayiste, journaliste au Figaro, et publie Le Porc émissaire, terreur ou contre-révolution, c'est aux éditions du Cerf.
– Bonjour, Eugénie Bastié.
– Bonjour Léa. "
Dix minutes durant, une conservatrice tendance catholique de 26 ans ouvre l'actualité de la semaine sur la première matinale radio de France en mitraillant le mouvement #metoo, " cette libération de la parole - des femmes - qui instaure un messianisme progressiste ", niant l'" asymétrie du désir masculin et féminin, qu'on ne peut pas effacer ". La journaliste finit par justifier une sentence de son livre, qui sera reprise partout, du site d'Alain Soral Egalité et réconciliation jusqu'aux Inrockuptibles : " Une main aux fesses n'a jamais tué personne. " Buzz assuré.
Au cœur du " système " médiatique tant décrié par les extrêmes, une autre bretteuse de la droite décomplexée n'a rien à envier à sa consœur du Figaro. Charlotte d'Ornellas, journaliste à Valeurs actuelles, chroniqueuse à TV Libertés et fondatrice de l'éphémère revue Franceavec le militant identitaire Damien Rieu, fait son nid dans les médias " traditionnels ". De l'émission " 28 minutes " sur Arte à celle de Pascal Praud sur CNews, en passant par France Culture, la trentenaire diffuse depuis la rentrée son discours anti-PMA et anti-immigration sur toutes les ondes.
Des saillies toujours pensées pour marquer l'opinion et lancées parfois un peu trop vite. Comme lorsque la journaliste attribue à Manuel Valls une phrase prononcée par l'humoriste Nicolas Canteloup. Et quand elle se fait reprendre sur sa propension à exagérer les chiffres de l'immigration sur le plateau de CNews, elle répond : " Au fond, qu'est-ce que ça change ? " La " gauchosphère " se moque, l'ultradroite l'adore. Le message passe.
Certains appellent cela, avec un rien d'emphase, de la métapolitique : les idées ne s'imposent pas seulement lors du combat électoral, mais aussi dans les médias. Ou encore dans les écoles de sciences politiques, comme le répète l'ancienne députée frontiste Marion Maréchal depuis qu'elle a fondé, à Lyon, son Institut des sciences sociales économiques et politiques.
D'autres préfèrent la rue. Mardi 25  septembre, une jeune fille aux longs cheveux blonds, à peine sortie de l'adolescence, grimpe sur une camionnette et saisit un micro : " Notre civilisation se situe à la croisée des chemins. Non à la PMA post-moderne… Euh, post mortem. " La foule de plusieurs centaines de personnes réunie à proximité du Comité consultatif national d'éthique aura corrigé d'elle-même. Le matin même, cette instance s'est prononcée en faveur de l'extension de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules.
Les militants de La Manif pour tous, qui n'ont " rien " lâché depuis leur combat contre le mariage pour tous, en  2012 et 2013, donnent déjà de la voix, alors que le gouvernement n'a pas encore mis son projet sur les rails. Le mensuel L'Incorrect, lancé par des proches de Marion Maréchal, a aussi sonné le rappel sur les réseaux sociaux. " Eh oui, M. Macron, nous sommes là, nous sommes de retour, et nous allons battre le pavé ", prévient une autre militante, qui s'est emparée du micro.
C'est ensuite au tour de la patronne du mouvement conservateur, Ludovine de La Rochère, de donner de la voix contre ce qu'elle nomme la " PMA sans père " : " Est-ce qu'un papa c'est secondaire ? Est-ce qu'on peut dire qu'un papa ce n'est pas important ? " Un acteur de la droite hors les murs, cette mouvance identitaire qui ne se retrouve ni au RN ni chez LR, se réjouit de voir dans cette bataille à venir " la fin de la neutralité de l'électorat de droite vis-à-vis d'Emmanuel Macron, s'il va au bout ".
L'ombre de Patrick Buisson plane une nouvelle fois sur l'automne de la droite conservatrice. Avec Philippe de Villiers et Eric Zemmour, l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy incarne la vieille garde du mouvement, une des figures de cette sainte trinité identitaire à laquelle se réfèrent les jeunes fantassins. Le 21  septembre, le groupe TF1 annonce le départ de l'ex-journaliste de l'hebdomadaire d'extrême droite Minute de la direction de la chaîne Histoire. Une mise en retrait volontaire, selon des sources concordantes. Le maurrassien de 69 ans veut se consacrer à de nouveaux projets, dont l'écriture d'un " gros livre "" anthropologique, sociologique, philosophique ", rapporte un proche.
Recomposition de la droiteOn le retrouve, deux jours plus tard, à la tribune de l'université d'été de La Manif pour tous, dans l'Essonne. Le conseiller qui encourage depuis plusieurs mois Nicolas Dupont-Aignan à œuvrer en faveur de l'union des droites se mue ce jour-là en harangueur de foules. " Le temps est venu de la résistance " contre le " progressisme sociétal ", clame-t-il.
" Faute d'un débat apaisé, il faudra bien investir la rue pour y faire entendre l'immense clameur de tous ceux qui, face au projet barbare de la fabrication de l'enfant, voudront faire entendre le “non possumus” des apôtres, le cri de leur conscience ", prévient Patrick Buisson, qui appelle cette mobilisation anti-PMA à se traduire en voix aux élections européennes de mai  2019. La recomposition de la droite, pense-t-il, va s'accélérer à cette occasion. " Une échéance électorale d'autant plus importante, selon lui, qu'elle interviendra dans un contexte européen de révolte générale des peuples. " L'occasion d'essayer de valider par les urnes un mouvement de fond qui reste, pour l'heure, cantonné à la conquête des esprits.
Olivier Faye, et Lucie Soullier
© Le Monde


30 septembre 2018

Eric Zemmour, le voleur d'histoire

Pour l'historien Gérard Noiriel, spécialiste de l'immigration en France, le polémiste, auteur de " Destin français ", cherche à "  réhabiliter une conception surannée de l'histoire, campant la France comme un personnage imaginaire "

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Dans un article publié par Le Figaro le 14  novembre 2013, Eric Zemmour écrivait : " L'Histoire – arrachée de gré ou de force aux historiens professionnels – est en train de (re)devenir l'arme politique qu'elle fut à la veille de la Révolution, et plus encore au XIXe  siècle, lorsque les grands historiens comme -Michelet préparèrent les esprits à l'avènement de la République. "
Son dernier ouvrage, Destin français (Albin Michel,576 p., 24,50 €), peut être lu comme une mise en œuvre de cette volonté de discréditer toute une profession. Selon lui, les historiens de métier " ont titres et postes. Amis et soutiens. Selon la logique mafieuse, ils ont intégré les lieux de pouvoir et tiennent les manettes de l'Etat. Ils appliquent à la lettre le précepte de George Orwell dans 1984 : “Qui contrôle le passé contrôle l'avenir. Qui contrôle le présent contrôle le passé.” " Il ajoute que, depuis quarante ans, les historiens professionnels ont utilisé cette fantastique puissance pour opérer " un travail de déconstruction " qui " n'a laissé que des ruines ".
N'hésitant devant aucun sacrifice, Eric Zemmour a décidé de se dresser courageusement contre ce nouveau pouvoir.La thèse centrale de son -livre, c'est qu'il n'y a jamais rien de nouveau sous le soleil. Etant donné que " l'histoire de France repasse toujours les mêmes plats ", on peut lire dans le passé les catastrophes du -futur. Voilà pourquoi Destin français débute par un chapitre sur le pauvre Roland qui, à Roncevaux, aurait payé de sa vie son combat pour que l'Europe chrétienne ne devienne pas -musulmane. Et l'ouvrage se termine par les musulmans d'aujourd'hui qui nous menacent à nouveau. Après le couplet habituel du " C'était mieux avant ", que M. Zemmour entonne en évoquant avec nostalgie la banlieue de son enfance, il décrit l'invasion des quartiers populaires par ces -immigrés, qui veulent faire la loi dans notre pays, en imposant leurs prénoms, leur religion, etc.
Cette manière d'utiliser l'histoire repose sur nombre d'approximations et d'amalgames. Par exemple, les historiens de métier ont démontré qu'en 778, ce n'était pas des " Sarrasins ", mais sans doute des guerriers basques, qui avaient tué Roland à Roncevaux. Or, Zemmour s'appuie sur la légende qui a colporté ce mythe, rédigée trois siècles plus tard, pour en faire un acte de résistance d'une Europe qui " tremble solidairement avec ceux qui s'efforcent de s'émanciper de la domination islamique dans la péninsule ibérique ".
La Posture du héros bâillonnéUne autre caractéristique de cette rhétorique réactionnaire consiste à utiliser des faits vrais, souvent -dramatiques, mais exceptionnels, en tout cas très minoritaires, pour en rendre responsable l'ensemble d'une communauté. Le fait qu'un petit nombre d'activistes puissent mobiliser aujourd'hui l'islam pour rallier à leur cause des populations laissées à l'abandon dans les quartiers populaires est une réalité. Mais stigmatiser l'ensemble des Français musulmans en les rejetant hors de notre histoire ne peut que renforcer ces replis identitaires.
L'acharnement d'Eric Zemmour contre les historiens de métier s'explique avant tout parce qu'il sait parfaitement qu'aucun d'entre eux ne pourrait valider l'usage qu'il fait de l'histoire pour justifier ses obsessions politiques.Puisqu'il ne peut lutter sur le plan du savoir, il ne reste que la polémique, le discrédit. Quand on sait la puissance des réseaux dans lesquels ce journaliste est installé, il est assez cocasse de découvrir, dans son livre, le pouvoir qu'il nous attribue, à nous autres, enseignants-chercheurs qui sommes, pour la plupart, quasiment bannis des grands -médias, qui publions nos textes dans des revues spécialisées, qui passons nos vies dans les salles d'archives et les salles de cours, loin des sunlights et des plateaux de télévision.
Ce n'est pas l'histoire, mais M. Zemmour qui, depuis des années, ressert les mêmes plats ",nourris des mêmes obsessions, des mêmes insultes. On peut donc se demander pourquoi ses écrits sont relayés par beaucoup de journalistes avec autant de complaisance. La première raison tient évidemment au fait qu'il est puissamment soutenu par tous ceux qui préfèrent qu'on focalise le débat public sur l'islam ou l'immigration plutôt que de mettre en cause les privilégiés de la fortune ou de dénoncer l'aggravation des inégalités sociales. Il faut toutefois ajouter que la prose zemmourienne est également relayée par ceux qui n'ouvrent même pas ses -livres, qui ne partagent pas ses obsessions, mais qui exploitent le côté sulfureux du personnage.
Une troisième raison tient au type de réponse qu'apportent ceux qui polémiquent constamment avec Zemmour et consorts. Depuis les -années 1980, la crise du marxisme et le déclin du mouvement ouvrier ont incité une partie de ceux qu'on appelait auparavant les " intellectuels de gauche " à se placer sur le terrain identitaire que le Front national a commencé à labourer dès cette époque. Il faudra bien qu'un jour cette mouvance " post-coloniale " fasse un bilan de ces trente années de polémiques identitaires.
Croire qu'on pourrait inverser la tendance en censurant M. Zemmour, comme le prônent les auteurs d'une pétition récente, me semble illusoire. L'un des enseignements que l'on peut tirer de l'histoire de France – et qu'on ne trouvera évidemment pas dans son livre –, c'est en effet que ce type de journalistes pamphlétaires adore cultiver la posture du héros bâillonné par ceux qu'il dénonce. Ce profil est né dans les années 1880 avec Edouard Drumont, le fondateur du nationalisme antisémite, au -moment même où s'est installée la démocratie parlementaire dans -notre pays. Dans La France juive, -Drumont évoque avec nostalgie le vieux Paris souillé par l'immigration juive dans le quartier du Marais. Il -accuse les juifs de former une nation dans la nation.Il affirme que les juifs ont pris le pouvoir dans la banque, dans l'administration, dans la politique, mais que personne n'ose le dire car les vrais Français ont peur des -représailles. Drumont ajoute que le mythe naïf des droits de l'homme va précipiter la nation française dans l'abîme en facilitant la tâche des -envahisseurs. C'est contre ce cataclysme prévisible qu'il se dresse courageusement " pour dire tout haut ce que les Français pensent tout bas ".
La science face au romanLa France juive fut le premier best-seller dans le domaine des essais politiques sous la IIIe  République. La notoriété de Drumont fut servie par ses provocations, ses insultes, ses scandales. Les procès et les duels intentés par ceux qui étaient l'objet de sa haine lui permirent de cultiver sa posture de victime du lobby juif portant atteinte à la " liberté d'expression ". Beaucoup de journalistes républicains, qui ne partageaient pas les obsessions de Drumont, acceptèrent néanmoins de promouvoir ce personnage sulfureux, car il générait de l'audience. Ce qui contribua ainsi -fortement à ancrer dans l'opinion la thèse du " problème juif ".
Certes, le nationalisme antimusulman de M. Zemmour est moins -violent que l'antisémitisme de Drumont, car il existe aujourd'hui des lois réprimant le racisme. M. Zemmour a d'ailleurs été condamné, en  2011, par le tribunal correctionnel de Paris pour " provocation à la haine raciale ", ce qui a contribué à calmer ses ardeurs et à mieux choisir ses mots pour humilier celles et ceux qu'il ne supporte pas.
L'histoire montre aussi que la -réponse la plus efficace a été trouvée quand les représentants du mouvement social et des organisations -humanitaires sont parvenus à construire un front commun contre les -dérives identitaires de tous bords. La volonté d'arracher l'histoire aux historiens de métier s'explique finalement parce que, depuis plus d'un siècle, la recherche savante s'est développée en s'opposant aux usages identitaires de l'histoire que véhiculait le roman historique. C'est cette conception surannée de l'histoire que cherche à réhabiliter M. Zemmour, en campant la France comme un personnage imaginaire, doté d'une identité stable et immuable, et non comme une communauté d'individus.
Il déplore d'ailleurs explicitement le passage d'une histoire de France à une histoire des Français, comme si l'une pouvait aller sans l'autre ! Affirmer que les historiens ne s'intéresseraient plus à l'histoire de France est donc faux. Mais ils l'examinent à partir de nouveaux points de vue, qui permettent aux lecteurs de décentrer leur -regard, d'enrichir leurs connaissances, de devenir ainsi plus tolérants.
Défendre une histoire de France ignorant les Français dans leur infinie diversité, c'est aussi une façon d'invalider la possibilité même d'une histoire -populaire de la France, que les historiens, dont je fais partie, s'efforcent pourtant de -développer depuis longtemps dans leurs recherches. Elle n'est au service d'aucune cause, mais entend simplement comprendre comment s'est construit le peuple français, dans toute sa complexité : l'extrême diversité des apports qui se sont fondus en son sein y a sa place au même titre que les discriminations, les injustices, les luttes sociales, mais aussi les solidarités, qui ont tissé la toile dont nous avons hérité et dans laquelle nous sommes toujours pris.
Gérard Noiriel
© Le Monde



30 septembre 2018

Guy Sorman " L'élargissement du champ de la haine "

Le chroniqueur est devenu le symptôme d'une droite décomplexée qui s'attaque en révisionniste aux marqueurs de notre histoire, estime l'essayiste

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Dommage, l'expression a trop servi. Mais elle vaut si bien pour Eric Zemmour : " De quoi Zemmour est-il le nom ? " Son œuvre, ses foucades, ses insultes n'ont guère d'intérêt par elles-mêmes : ce ne sont, en réalité que de pâles copies des incartades auxquelles nous a habitués Jean-Marie Le Pen. Mais ce Le Pen-là finissait toujours devant les tribunaux, récusé par tous, y compris dans son parti.
M. Zemmour, c'est l'inverse : il passe pour un éminent penseur. A gauche, on l'invite, pour le tourner en dérision peut-être, mais sans succès, car le bonhomme est agile. A droite, on le soutient, on s'en -réclame. Valeurs actuellesLe Figaro, ces médias intelligents sont maintenant rangés en ordre de bataille, alignés sur les propos les plus extrêmes de M. Zemmour, telle son invitation à assassiner Maurice Audin une seconde fois, à rejeter hors de France ceux qui ont la peau trop noire – et les Arabes bien sûr, surtout les Arabes.
M. Zemmour n'est plus un trublion, mais le symptôme, l'expression en pleine lumière d'une droite dite " décomplexée ", fière de son passé le plus honteux. Il se passe bien quelque chose dans la société française, et M. Zemmour en est le nom. Ce que visent M. Zemmour et ses soutiens renvoie à des marqueurs sensiblesde notre histoire contemporaine : le régime de Vichy, la décolonisation, Mai 68. Pétain d'abord, et sa devise " Travail, famille, patrie ", cela plaît à M. Zemmour, qui en fait l'éloge. Ce maréchal avait du bon et, au surplus, il chassait le métèque : la France telle qu'on l'aime dans la nouvelle droite.
Pourquoi un Zemmour peut-il écrire cela aujourd'hui et en être approuvé ? C'est que le temps a passé, le régime de Vichy est devenu une abstraction : on peut en faire une image pieuse, libérée de ces horreurs réelles dont il ne reste plus de témoins directs. C'est le principe du révisionnisme. Jacques Chirac avait reconnu la responsabilité de l'Etat français dans l'extermination des juifs, parce qu'il appartenait à l'ultime génération encore ancrée dans la seconde guerre mondiale et la Résistance ; il était de la génération d'avant. La part des Français qui fut vichyste, de 1940 à 1944, peut de nouveau l'être, ou plutôt leurs héritiers, parce que le vichysme est devenu une idéologie pure. Pétain fut la France, et le pétainisme reste français.
Sans l'admettre, on doit comprendre cela : tous les Français ne sont pas progressistes, nombre d'entre eux sont réactionnaires, c‘est leur droit. Mais il est embarrassant que ce droit légitime maquille l'histoire et la réalité. Ce n'est pas nouveau : les bonapartistes réinventèrent Napoléon, des catholiques nient la pédophilie dans l'Eglise et des communistes ont oublié -Staline ; le " zemmourisme ", oublieux et sélectif à cet égard, est une idéologie comme les autres.
Révisionnisme aussi de la guerre d'Algérie et de la décolonisation. Les pieds-noirs, leurs héritiers et leurs partisans n'ont jamais accepté d'avoir perdu cette guerre, d'avoir dû donner raison à la révolution arabe et d'avoir dû renoncer à nos belles colonies. On peut sympathiser avec leur souffrance personnelle, mais on regrettera qu'ils n'aient pas été capables, ni naguère ni maintenant, de reconnaître la souffrance de l'autre. On touche là à l'essence du révisionnisme : une idéologie fondée sur la haine de l'autre, sans jamais prendre en compte que l'autre aussi est humain et que les révisionnistes le torturent.
" Revanche du mâle blanc "Cette guerre d'Algérie infiniment perpétuée par M. Zemmour est un ressort profond de leur rejet des Français d'origine arabe : contre ceux-là, les appels à la laïcité, s'ils sont musulmans, ne sont que le maquillage d'une revanche. La laïcité est légitime, mais le laïcisme de combat de M. Zemmour et ses affidésest une mascarade. Ce que cela, par-delà le revanchisme et le révisionnisme, révèle  est la nostalgie de l'empire français (comme le Brexit en Grande-Bretagne est la nostalgie de l'impérialisme et comme le trumpisme aux Etats-Unis est la nostalgie de la pax americana).
Devrait-on qualifier ces révisionnistes de racistes, tout simplement ? Reprocher, comme s'y emploie M. Zemmour, à une femme noire de ne pas porter un prénom français, c'est-à-dire chrétien, revient en réalité à lui reprocher d'être noire. Et nous -assistons en ce moment, c'est indéniable, dans tout l'Occident, non pas à un regain du racisme ordinaire (encore que), mais à ce que j'ai nommé dans le cas des Etats-Unis, " la revanche du mâle blanc ".
On rappellera que M. Zemmour, l'essayiste, s'était initialement singularisé en s'attaquant aux féministes ; il n'a depuis lors qu'élargi le champ de la haine en s'attaquant à toutes les formes de libération, dont Mai 68 fut l'apogée et reste le symbole. Cette haine de Mai 68 ne s'explique que par là : si Mai 68 cristallise l'opprobre des révisionnistes, c'est qu'il incarne la libération de toutes les paroles, des femmes, des minorités, des décolonisés d'ici et d'ailleurs contre le chauvinisme mâle. Ce révisionnisme n'est pas que national, il se manifeste dans tout l'Occident, où les vieux détenteurs du pouvoir se sentent dépossédés de ce qu'ils considèrent le droit naturel du père, du mari et du Blanc.
De nouveau, pourquoi maintenant ? On a invoqué la mémoire courte qui, toujours, favorise la révision et la réaction. Il faut y ajouter le délitement contemporain des doctrines de rechange. La gauche française n'offre plus de projet collectif : elle-même macère dans la réaction à ses propres échecs. La droite ? Elle ne sait plus se situer entre nationalisme et libéralisme, ni souder les deux, comme y parvint le gaullisme. Le macronisme ? Une pensée en creux, modeste par défaut, ne peut rallier les foules. Il ne reste aux esprits faiblesque le passé, malléable, dans lequel se complaire, infiniment.
Guy Sorman
© Le Monde



30 septembre 2018

Si j'ai une fille, je l'appellerai Corinne-Eric

L'écrivaine Tania de Montaigne voit dans M. Zemmour l'incarnation de ceux qui refusent de considérer la France telle qu'elle a toujours été, multiple

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Il y a quatre ans, Eric Zemmour vivait chez moi. Il était dans ma télévision, sur mon ordinateur, dans ma radio. Il faisait comme chez lui, il prenait ses aises. Il était dans mes dîners, il prenait le bus avec moi, le métro. Il était sur les murs qui longeaient mes trajets, sur les kiosques, dans les librairies où je me réfugiais. Il collait à mes basques. Il était partout, il prenait tout l'espace. Il parlait, et plus il parlait, plus on l'invitait. On voulait son avis, il le donnait. Sur l'avortement, les séries télé, sur les Noirs, les femmes, les juifs, les Roms, les musulmans. Il parlait et on se disait : " J'ai bien entendu, là ? " On n'était pas vraiment sûr, il y avait toujours un petit doute. Mais, si, c'était bien vrai, il l'avait dit.
C'est d'ailleurs pour ça qu'on l'invitait, on n'était jamais déçu. Plus il -disait, et plus on lui proposait de -revenir pour dire encore. Et quand on ne l'invitait pas, il s'auto-invitait. Il avait des chroniques, des émissions, des plateaux entiers à disposition pour se plaindre du fait qu'on l'empêchait de dire ce qu'il pensait. Les piles de ses livres n'en finissaient plus de grossir : 100 000  exemplaires, 200 000, 300 000, 500 000… Comme une plaie mal soignée, ça enflait. Ça ne s'arrêtait pas. On étouffait, l'air se raréfiait, mais ça continuait quand même, on en voulait encore. Comme la vachette des jeux télévisés, on l'attendait avec un chiffon rouge, vas-y, agite-lui devant les yeux pour voir si ça l'excite. On voulait que ça flambe. Et c'était facile, il suffisait de lui mettre une femme en face, une femme pas blanche, ou pas catholique, ou pas hétérosexuelle. Ça partait tout seul.
Et voilà que quatre ans plus tard, ça recommence. Eric Zemmour vit de nouveau chez moi. On repart, on relance le manège et, comme hier, on saute pour attraper la queue du Mickey. On connaît la pièce, on connaît le rôle, il suffit de s'installer et d'attendre que ça sorte. " La France n'est pas une terre vierge ", dit Eric  Z. " C'est une terre avec une histoire, avec un passé, et les prénoms incarnent l'histoire de la France ", dit Eric  Z. " Votre prénom n'est pas dans l'histoire de la France, que ça vous plaise ou non. Vous êtes dans le présent de la France, vous n'êtes pas dans l'histoire ", dit Eric  Z.
Jubilation morbideIl y avait Hélène et les garçons, il y a à présent " Eric et les prénoms ". C'est mieux qu'une appli, Eric te baptise, rien qu'en te regardant. Il sait ce qui est la France et ce qui ne l'est pas. Hier, j'avais un problème, mais aujourd'hui je n'en ai plus. Grâce à Eric  Z., ça va beaucoup mieux, j'ai la solution. J'ai décidé de m'appeler -Corinne et, si j'ai une fille, je l'appellerai aussi Corinne. Ou peut-être -Corinne-Eric, parce que les prénoms composés, c'est joli, c'est doux, et les filles, c'est important qu'elles soient jolies et douces. Pour Eric  Z., c'est même essentiel. A quoi d'autre pourraient bien servir les filles à part à être jolies et douces ? Oui, c'est -décidé, ma fille s'appellera Corinne-Eric. Et puis, j'aimerais qu'elle apprenne le français en première, deuxième et troisième langue. C'est important, ça. Ne pas se perdre dans des langues étrangères qui la conduiraient hors du véritable chemin, un chemin propre et net. Une vie de travail, de famille, de patrie, l'idéal d'Eric  Z.
Alors, nous voilà relancés et, aujourd'hui comme hier, des forêts de micros se tendent, prêts à recueillir tout ce qui sortira de sa bouche. " Corinne, c'est mieux qu'Hapsatou. Natacha, c'est moins bien que Nathalie. " Telles sont les prophéties du maître. On peut s'en offusquer, le déplorer, l'attaquer, peut-être, mais certainement pas s'en étonner. Eric  Z. fait du Eric  Z., il n'y a aucun scoop là-dedans.
Depuis des années, son message est le même : " On va tous crever, et c'est de la faute des Noirs, des Arabes, des femmes divorcées… " Il est dans la jubilation morbide de cette fin du monde qu'au fond il appelle de ses vœux. De quoi Eric Zemmour est-il le nom ? Il est le nom de nos peurs, de nos doutes, des interstices que nous avons laissés les uns entre les autres, au lieu de tenir les rangs serrés. Il a eu plusieurs visages, plusieurs noms, plusieurs couleurs. Il représente tous ceux, communautaristes et nationalistes, qui travaillent à découper la France en tranches fines et saignantes, rêvant d'un monde pur et uniforme où l'autre serait un exact semblable.
De quoi Eric Zemmour est-il le nom ? Il est le nom des partisans du plus petit dénominateur commun, de ceux qui refusent obstinément de voir la France telle qu'elle a toujours été, multiple. Il est le nom de ceux qui, de l'esclavage à l'affaire Dreyfus, de Vichy à l'OAS, veulent raisonner en " nous " et " eux ".
Notre chance, c'est qu'Eric Zemmour n'est pas Donald Trump, ni Matteo Salvini, ni Viktor Orban, ni Vladimir Poutine. Il n'est pas Marine Le  Pen, pas Nicolas Dupont-Aignan, pas Laurent Wauquiez. Il n'est le président d'aucune nation, le premier ministre d'aucun pays, il n'est à la tête d'aucun parti. Toutes ces fonctions qui, parce qu'elles ont des incidences directes sur nos vies, nous obligeraient à savoir précisément ce que cet homme pense. Mais là, rien de tout ça, nous voilà libres !
Alors, je propose qu'au lieu de dépenser 24,50  euros (le prix du nouveau livre d'Eric Zemmour) pour lire ce qui nous est déjà offert gratuitement à longueur d'interviews, de Tweet et autres clashs, nous rêvions à toutes les choses intéressantes, enrichissantes ou simplement plaisantes que nous pourrions faire avec cette somme. Nous pourrions lire Françoise Héritier, Hannah Arendt, James Baldwin, Frantz Fanon, Marceline Loridan-Ivens, Chimamanda Ngozi Adichie, Rithy Panh, Edgar Hilsenrath, Toni Morrison, Simone Veil, Jean Hatzfeld… Nous pourrions aller voir King : de Montgomery à Memphis, le magnifique documentaire sur Martin Luther King. Nous pourrions manger des glaces en regardant la mer, ou la Seine, ou le ciel. Nous pourrions aussi aller au restaurant avec des amis – Mélanie, Yasmina, Medhi, Naïma, Kim, Yasha, Samba, Joana – et essayer d'inventer un autre monde que celui d'Eric Zemmour.
Tania de Montaigne
© Le Monde



30 septembre 2018

Le grand retournement

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Un grand basculement s'opère depuis quelques années sur la scène des idées. Un glissement de terrain idéologique destiné à préparer un renversement politique. Car la contre-révolution illibérale n'a pas uniquement lieu lors d'insurrections électorales. Elle s'installe aussi sur le terrain de la pensée. La droite extrême s'est ainsi imposée dans la bataille des idées, et la " pensée anti-68 ", comme dit le philosophe Serge Audier, tient le haut du pavé. " Le vent souffle à droite ", constate Elisabeth Badinter, alertée par les mouvements antiavortement et ceux issus de La Manif pour tous, rassemblés dans " la sainte alliance des réactionnaires " (Le Monde daté du 13  avril 2018).
Ce grand basculement prend la forme d'un " grand retournement ", explique leprofesseur au Collège de France Pierre Rosanvallon dans Notre histoire intellectuelle et politique – 1968-2018 (Seuil, 448 pages, 22,50  euros). Un renversement des valeurs du progressisme qui repose sur un " antilibéralisme intégral " (l'extension des droits de l'individu est associée au règne de l'illimitation de l'individualisme consumériste)une offensive axée sur " l'exaltation d'un peuple essentialisé " forcément méprisé par les élites, une guérilla conceptuelle tournée vers une critique obsessionnelle de " l'événement repoussoir " qu'est devenu Mai 68, sans oublier une " radicalisation des aversions " dominée par une hypertrophie du langage – par laquelle on assimile sans ambages le libéralisme ou le pédagogisme à des " totalitarismes ". De Maurras à Gramsci, les références de ces pamphlétaires réactionnaires mêlent aussi bien des catholiques royalistes que des communistes révolutionnaires.
Dépassement des clivages et des usagesC'est pourquoi l'on peut entendre dans cette littérature " une pensée de droite dans un langage de gauche ", écrit RosanvallonCe point est central, puisque ce grandretournement marque une volonté de dépassement. Des clivages et des usages : l'opposition entre la droite et la gauche doit être dépassée au profit d'un combat rêvé entre le peuple et les élites ; la discussion rationnelle est abolie par les clashs permanents adossés à une rhétorique du discrédit, qui mêlent accents staliniens et maurrassiens (" idiots utiles ", " bien-pensisme ", " remplacisme ", etc.).
La porosité des médias à ces discours tient aussi au fait qu'une large partie de cette restauration intellectuelle est portée par des " journalistes-chroniqueurs " issus d'organes de presse transformés en véritables pépinières de cette réaction droitière. Médusés par cette indéniable vivacité, les médias " progressistes " n'ont pas su faire émerger autant de figures emblématiques pour les contrer. Et se croient obligés, par fascination, souci de pluralisme ou volonté plus cynique de faire " buzzer ", de les inviter. L'élection d'Emmanuel Macron avait pourtant, comme l'analysait l'historien des idées Daniel Lindenberg (Le Monde daté du 16  janvier 2018), porté un " coup d'arrêt " à " la progression jugée irrésistible de la dynamique néoréactionnaire " qui avait parié sur Marine Le Pen ou sur François Fillon lors des dernières élections, en réhabilitant, par exemple, l'adjectif " progressiste " face à ce que le président de la République appelle " conservatisme ". Mais la " bouffée d'optimisme " des progressistes ne fut que de courte durée. Aujourd'hui, la restauration intellectuelle est en marche. D'autant que la gauche intellectuelle est divisée, notamment entre " républicanistes " et " décoloniaux " ou bien retranchée dans un entre-soi élitaire et affinitaire.
Eric Zemmour n'est donc que la part émergée d'un mouvement plus profond. Celui d'un renversement idéologique qui souhaite rendre la droite extrême hégémonique. On aimerait abandonner ces essayistes de plateaux télévisés aux réseaux sociaux où ils donnent libre cours à leur subversion sponsorisée. On préférerait ne pas se soucier de ces pamphlétaires qui théorisent leurs affects plutôt que d'inventer des concepts. Mais, ces histrions sont aujourd'hui au pouvoir, ou rêvent d'y accéder. La victoire de Trump, la fronde de Salvini ou le pouvoir d'Orban leur ont donné des ailes. Après tout, Steve Bannon à la Maison Blanche, c'est un peu comme si Eric Zemmour devenait conseiller spécial à l'Elysée. D'autant qu'ils possèdent tous les étages de la fusée : des écoles, des journaux, des écrivains, des bateleurs, des réseaux.
Signe des temps : ce n'est pas une nouvelle librairie gauchiste qui a récemment ouvert à Paris dans le Quartier latin, mais une librairie droitière – La Nouvelle Librairie – dirigée par François Bousquet, rédacteur en chef de la revue Eléments, l'un des organes d'expression de la nouvelle droite d'Alain de Benoist. " L'influence de la nouvelle droite n'est pas récente, tempère le politologue Stéphane François. Ce qui est nouveau, par contre, c'est qu'elle séduit aujourd'hui une frange importante de la population qui rejette la société multiculturelle, notamment en raison de l'islamisation de certains quartiers, qui a été minorée par l'extrême gauche postcoloniale. "
Mais l'ultramédiatisation de ces auteurs à succès ne doit pas non plus occulter l'intellectualité d'une société civile, plus " civilisée " que ce que l'on entend sur bien des plateaux télé, qui inventent d'autres possibles, d'autres demains, faits de progrès et de respect, sans angélisme ni naïveté. Les élections européennes vont sans doute accentuer l'extrémisation des idées, radicaliser l'opposition entre occidentalistes et multiculturalistes, conservatisme et libéralisme. L'occasion aussi – rêvons un peu – de faire mieux entendre ceux qui ne confondent pas la vie de l'esprit avec l'idéologie.
Nicolas Truong
© Le Monde


30 septembre 2018

L'épée de Damoclès du populisme

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En janvier, dans la foulée de l'élection de Laurent Wauquiez à la présidence du parti Les Républicains (LR), Valérie Pécresse a théorisé l'existence de " deux droites ". L'une – la sienne – occuperait pleinement son espace traditionnel, libéral, européen, humaniste, quand l'autre – celle de M. Wauquiez – courrait après les vieilles -lunes identitaires de l'extrême droite. Optimiste, la présidente de la région Ile-de-France assure vouloir faire la démonstration que ces deux hémisphères sont réconciliables.
On ne ressent pas la même confiance chez son bras droit, Maël de Calan, 38 ans, qui mettait encore -récemment sa matière grise au service d'Alain Juppé. " A droite, écrit-il dans La Tentation populisteles écarts idéologiques ne sont pas si grands. (…) La dif-ficulté est que nous avons de plus en plus de mal à nous mettre autour de la même table parce que nous ne parlons plus le même langage. "
Au commencement est un constat, que Laurent -Fabius formulait déjà à sa manière, il y a près de trente ans : les " populistes " (on disait, hier, l'extrême droite) cerneraient avec acuité certains problèmes, mais y apporteraient de mauvaises réponses. " Le FN (…) a signalé avant les autres les difficultés d'assimilation que posaient les nouvelles vagues migratoires, la sécession de quartiers entiers au profit du salafisme, et la grande peur identitaire que ressentent de nombreux Français ", estime ainsi M. de Calan. Qui reprend à son compte, dans un autre passage du livre, une des expressions favorites de Marine Le Pen pour souligner que " le monde s'ensauvage "" Il ne s'agit donc pas tant de diaboliser les populistes que de dénoncer leur démagogie ", estime l'auteur.
" Passions tristes "De ce constat, chacun tirerait des conclusions différentes face à cette " maladie de la démocratie " qu'est le populisme. Les uns appelleraient à la raison, à - " redoubler d'éthique ", à " redoubler de sérieux ", à " dire la vérité sur ce qu'on peut faire et ce qu'on ne peut pas faire ". Les autres, en bons " leaders cyniques ", chercheraient à déchaîner les passions, basculant dans " une culture de l'incantation et de la -contestation ", à rebours de celle " de gouvernement ". L'ancien conseiller d'Alain Juppé déplore qu'une -vision " esthétique " de la politique, " tournée exclusivement vers la conquête du pouvoir ", et non pas son exercice, " triomphe aujourd'hui ", plaçant " le talent au-dessus de la morale ".
Ce clivage qui traverse Les Républicains est dupliqué en quelque sorte au niveau européen par Emmanuel Macron, qui oppose les " progressistes " aux " nationalistes ", l'idéal communautaire face aux " passions tristes ". C'est à cette aune que Maël de Calan propose à la droite de se déterminer dans les années à venir. En choisissant entre " l'opposition radicale " et " l'opposition sérieuse "" Peut-être serons-nous broyés par les populistes, pris en étau entre les extrêmes et ceux qui dans notre camp voudraient les imiter. Nous verrons. Le combat sera rude. " Optimiste, on vous dit.
Olivier Faye
© Le Monde




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