Elles n'ont pas vu filer l'année, mais les progrès de leurs élèves, ces " petits CP " qui se sont métamorphosés, sous leurs yeux et au fil des mois, en " presque CE1 ", sont là pour attester qu'elles n'ont pas redoublé d'efforts pour rien. Marine Caron et Justine Gérard, deux enseignantes volontaires pour expérimenter les fameux " CP à 12 " – dispositif qui s'est transformé dans leur école de la rue Manin, dans le 19e arrondissement parisien, en " 2 profs pour 24 élèves " faute de place pour dédoubler les classes –, ont clairement le sentiment d'avoir " redoublé de tout "durant l'année : d'énergie, de projets, d'ateliers…
Le bilan qu'elles font de leur -travail en binôme – si stimulant, disent-elles, qu'elles ont choisi de
" rempiler " en septembre – pourrait se résumer à un prénom : Hervé. A force de travail, le petit garçon a fini, comme ses camarades, par devenir
-" lecteur ". " Sa lecture n'est pas encore tout à fait fluide, mais il -décode très bien, souligne Justine Gérard.
Il comprend tout, il sourit, il a de bons copains. "
Pourtant, à écouter les deux jeunes femmes, il revient de loin.
" Débarqué le jour de la rentrée quelques heures seulement après avoir atterri du -Burkina Faso, n'alignant que -quelques mots de français, il était tout juste capable de se faire comprendre ",racontent-elles. Il ne connaissait pas l'alphabet, ne -savait pas écrire son prénom, alignait des croix et des bâtons… Dans une classe lambda, ces -enseignantes en sont sûres, il n'aurait pas
" si vite rattrapé ". " A deux, au début, l'une de nous -s'asseyait systématiquement à côté de lui, on l'a beaucoup repris, se souviennent-elles.
Il sera bien en CE1. Quel bonheur, pour nous, une belle histoire comme ça ! "
En ce vendredi de la fin juin, entouré de Rokiatou, Mouamadou et d'une poignée d'autres, Hervé donne le change : il restitue à l'oral une partie de l'histoire de Compère Lapin que Marine -Caron vient de leur lire. Les enfants volontaires passent au tableau.
" Un travail sur le vocabulaire plus important que ça n'en a l'air ", souffle l'enseignante.
" On s'est choisies "Dans une autre salle, Justine -Gérard a pris en charge l'autre moitié de la classe –
" une façon d'être à 12, et pas qu'à 24 ", glisse-t-elle. Une grosse horloge en plastique jaune entre les mains, elle lance des défis :
" Comment faire pour qu'il soit 14 heures ? " " Et -minuit ? "… Sur la version miniature de l'horloge qui leur a été distribuée, Hamza, Sara, Maxime -bougent la grande aiguille, puis la -petite. L'enseignante complexifie la tâche :
" A quelle heure -démarrent les activités périscolaires ? " Héloïse répond
" 15 heures ",avant d'interroger à son tour l'enseignante :
" Il y a aussi une troisième aiguille qui bouge tout le temps, non ? " " C'est pour les secondes ", lui explique le -petit Edouard.
A l'heure du bilan, la fierté de Marine Caron et de Justine -Gérard n'est pas forcément d'avoir avancé plus vite ni plus loin, mais de n'
" avoir laissé personne sur le bord du chemin "." Ce doit être notre mission première en éducation prioritaire où les difficultés se -conjuguent souvent aux problèmes de comportement ", défend la première.
" Deux regards sur la classe, c'est précieux, renchérit la seconde.
On peut donner de la place à chacun et éviter que ne se détachent, déjà, des wagons. "
Difficile d'imaginer un duo mieux assorti :
" On s'est choisies ", font-elles valoir. Ce n'est pas toujours le cas dans d'autres classes. Les volontaires ne se bousculent d'ailleurs pas pour prendre en charge, l'an prochain, ces CP qui imposent un travail en binôme et, nouveauté de la rentrée, les CE1 que l'école inaugure… au prix de la salle informatique
" sacrifiée " pour gagner de l'espace.
A une vingtaine de mètres de là, l'autre école labellisée REP + (réseau d'éducation prioritaire renforcé) de la rue Manin n'a pas ces problèmes de place :
" Nos effectifs ont tendance à fondre, raconte Mme Luton, la directrice.
La mixité sociale en prend un coup ! "
Son école a commencé l'année avec quatre classes de CP à 12 ; elle la termine avec deux classes de 11 enfants, deux de 9 seulement.
" Les familles pauvres s'en vont de l'autre côté du périphérique, voire plus loin quand le 115 les reloge, poursuit la directrice.
Les classes moyennes, au troisième enfant, s'éloignent d'elles-mêmes. Quant aux plus aisées, beaucoup demandent une dérogation ou se tournent vers le privé. On est en train de me vider l'école ! " En septembre, selon ses calculs, la rentrée devrait se faire
" sous la barre des 200 élèves ", contre 215 cette année et même 250 il y a trois ans.
" La magie de l'école a opéré "Sur les photos de classe affichées devant chaque salle,
" on est tenté de chercher les absents ", sourit Marlène Egloff, affectée ici en -février pour un remplacement de congé maternité, et passée, du jour au lendemain, de 22 élèves face à elle à quasiment moitié moins.
" Une surprise, confie-t-elle.
Le changement est dans -l'interaction rendue possible avec -chacun. " Un écueil en découle : "
Comme tout va plus vite, on a tendance à les faire travailler plus.
Il faut savoir lever le pied, respirer… "
Son collègue, Jean-Baptiste -Laumond, lui donne raison.
" En début d'année, c'était un peu bizarre de se retrouver face à un si petit effectif ; je me demandais comment j'allais dynamiser le groupe… Comme les enfants sont deux fois moins nombreux, on est tenté d'être deux fois plus sur eux, poursuit-il.
Il faut savoir organiser des “plages de rien”, des moments de jeu… Savoir dire “non” ou “débrouille-toi”, ne pas être dans le question-réponse permanent. " L'an prochain, Jean-Baptiste prendra en charge un CE1 dédoublé, Marlène un CE2, mais ils partagent une crainte : voir leurs élèves qui avancent si vite perdre cet
" élan " s'ils repassaient dans une classe lambda.
Pas d'inquiétude de ce type pour le petit Abdoulaye : l'équipe a plaidé pour son maintien en CP, et l'a obtenu même si les redoublements sont de moins en moins fréquents. Une
" seconde chance " pour ce petit garçon arrivé il y a quelques mois d'Afrique non francophone sans avoir -jamais mis les pieds à l'école. Il y a tout appris en même temps : le français, les codes de l'école, les bases de la lecture et de l'écriture.
" En six mois, il a fait les trois années de maternelle, reprend Mme Luton,
etabandonné les -dessins d'hommes armés pour des dessins de sa maîtresse… Avec l'aide de sa famille, la magie de l'école a opéré. "
Si, face à la grande difficulté scolaire, les dédoublements ne peuvent pas tout – ils ne remplacent ni l'intervention des maîtres spécialisés ni celle des psychologues scolaires ou des assistantes sociales, préviennent les syndicats –, pour Abdoulaye, il semble que le CP à 12 ait beaucoup joué, en lui offrant, disent les enseignants, un
" cadre serein ".
Tranquillité des enfantsDe fait, quand on entre dans la classe de Marlène Egloff, c'est d'abord la tranquillité des enfants qui saute aux yeux.
" Hier, nous avons fait des brochettes avec des fraises, leur dicte l'enseignante.
Mon fruit préféré est le kiwi. " Sur son cahier, Sylvie a écrit
" ai " au lieu de
" est ", Enzo
" ière " et non
" hier ", mais il suffit d'un bref rappel de la maîtresse pour qu'ils se corrigent. Au tableau, Maximilien copie ces phrases, sans oublier les pluriels, les accords ou la ponctuation.
" Tous les CP n'ont pas une écriture ou une lecture aussi fluides, mais ils sont tous déchiffreurs, observe Marlène,
ce qui n'est pas systématique à l'entrée en CE1. " La directrice estime, elle, le
" gain " à
" deux à trois mois d'avance ".
" Il faut attendre de voir où en seront nos élèves en fin d'élémentaire, défend Jean-Baptiste Laumond.
On saura à ce moment-là si le sacrifice consenti par certains collègues, qui voient leurs classes gonfler pour nous permettre de dédoubler les nôtres, et qui nous en veulent parfois un peu pour cela, vaut réellement le coup. "
Mattea Battaglia
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