Les amoureux de la Floride ne s'y rendent jamais. Pour y aller, il faut s'enfoncer pendant une heure dans les terres, à partir de Palm Beach, la station balnéaire atlantique pour milliardaires où le président américain, Donald Trump, possède son golf de Mar-a-Lago. Ou rouler pendant deux heures au milieu des plantations de canne à sucre, en quittant le parc national des Everglades, le plus grand marécage des Etats-Unis, où grouillent alligators, moustiques et hérons près de Miami.
Le lac Okeechobee est la clé du système écologique de la Floride. De lui dépend l'avenir des plages paradisiaques, des fonds marins et surtout des richesses naturelles des Everglades, inscrits au Patrimoine mondial de l'Unesco. L'immense étendue d'eau douce constitue la source d'alimentation essentielle de ce fragile écosystème.
Lorsqu'on l'atteint enfin, Okeechobee n'est pas visible, ceinturé par une immense digue. Des pêcheurs s'affairent, mais la sérénité est trompeuse. Le lac ne tourne pas rond : on découvre un troupeau de lamantins, ces mammifères aquatiques qui, en Floride, vivent normalement dans des eaux salées. Surtout, les eaux sont gravement polluées.
Les poissons ont disparuSteve Davis, scientifique de la Fondation Everglades, espère que les nuisances liées au lac seront bientôt résolues. Le 10 juillet, la Maison Blanche a autorisé la construction d'un lac artificiel au sud du lac Okeechobee. Le but : dépolluer ses eaux et servir de réservoir aux Everglades pendant la saison sèche. Le gouverneur républicain de l'Etat, Rick Scott, a salué sur Twitter l'approbation de
" ce projet pour lequel nous nous battons ". Le dossier est désormais sur la table du Congrès. Cet ouvrage serait une consécration posthume pour George Barley, qui lança avec son ami Paul Tudor Jones la fondation pour sauver les Everglades.
C'était il y a un quart de siècle déjà. Les deux amis, entrepreneurs fortunés, pratiquent la pêche dans les eaux peu profondes de la baie de Floride, entre les marais du continent et les Keys, ce chapelet d'îlots reliés par des ponts à la Floride. Dans leurs filets, pas un poisson.
Furieux de ne pouvoir s'adonner à leur passion, mais aussi de voir la valeur de leur propriété d'Islamorada, une île pour milliardaires, dégringoler, les deux hommes essaient de comprendre : les poissons ont disparu, asphyxiés par les algues. Si ces dernières ont proliféré, c'est que les herbiers sont morts, victimes d'une salinité excessive. Et si l'eau de la baie est trop salée, c'est parce qu'elle ne reçoit plus l'eau douce en provenance des Everglades.
De fil en aiguille, les deux hommes trouvent le coupable, 250 kilomètres plus au nord : le lac Okeechobee, mer intérieure d'eau douce. D'une superficie de 1 890 km2 (trois fois celle du lac Léman, vingt fois celle de Paris), il fut ceinturé d'une digue dans les années 1930. Depuis, l'eau ne s'écoule plus vers le sud. Un phénomène que les spécialistes ont mis du temps à constater, en raison de l'action très lente de la nature.
" L'eau met un an à s'écouler, pour passer d'une hauteur de cinq mètres au niveau de la mer ", confie le professeur Steve Davis.
En 2000, le Congrès a voté un grand plan de restauration des Everglades pour en reconstituer le système hydraulique originel. L'estimation de son coût total a doublé pour atteindre 14 milliards de dollars (12 milliards d'euros). Mais les choses avancent lentement : il faut défaire ce qui permit à l'homme de conquérir la Floride dans la première moitié du XXe siècle.
La digue construite dans les années 1930 était censée assurer la maîtrise du lac Okeechobee et favoriser l'essor économique de la Floride. Cet Etat, refuge des Indiens séminoles et des esclaves noirs fugitifs au début du XIXe siècle, devint une région de villégiature pour les New-Yorkais au début du XXe après la mise en place d'un système de drainage et de canaux pour assécher les marais.
" L'eau est l'ennemi commun du peuple de Floride ", avait déclaré Napoléon Bonaparte Broward, 19e gouverneur de l'Etat (1905-1909).
" Le contrôle de l'eau, bien plus que l'air conditionné, les antimoustiques ou la sécurité sociale, a permis la croissance spectaculaire du sud de la Floride ", rappelle Michael Grunwald, dans un article de
Politico intitulé " Requiem pour la Floride, ce paradis qui n'aurait jamais dû exister "
, publié pendant l'ouragan Irma de l'été 2017.
Le sel, le " guacamole " et l'eauSauf que ce premier boom de la Floride se fracassa sur un krach immobilier et sur deux terribles ouragans : l'un qui dévasta Miami en 1926 (370 morts) puis, en 1928, l'ouragan d'Okeechobee. Lorsque le cyclone passa au-dessus du lac, qui n'était ceint que d'une digue de fortune, ses eaux furent aspirées et débordèrent, noyant la région sous les eaux. Au total, il fut avec ses 2 500 victimes le deuxième ouragan le plus meurtrier après celui de 1900 à Galveston au sud du Texas (8 000 morts) et avant celui de la Nouvelle-Orléans (Katrina) en 2005 (1 836 morts).
Après inspection par le président d'alors Herbert Hoover, le corps des ingénieurs de l'armée américaine se mit au travail et cercla le lac Okeechobee d'une digue d'une dizaine de mètres de hauteur, pour protéger le sud de la péninsule. On y ajouta deux canaux de dérivation – l'un vers l'est, sur la côte atlantique, l'autre vers l'ouest, en direction du golfe du Mexique – pour évacuer le trop-plein du lac.
Au début, l'idée sembla ingénieuse, elle permit de drainer la région, de défricher et de développer l'agriculture, notamment les plantations de canne à sucre pour pallier l'embargo sur Cuba lors de la prise de pouvoir de Fidel Castro. Mais l'affaire a tourné au désastre.
En cas d'aridité, les Everglades se dessèchent tandis que la baie de Floride meurt de salinité excessive ; en cas de fortes pluies, il faut déverser de l'eau qui s'accumule dans le lac Okeechobee à l'est et à l'ouest de l'Etat. Les écosystèmes faits d'un subtil équilibre d'eau douce et salée n'y résistent pas.
Pis, l'agriculture, grande consommatrice d'engrais, a généré une pollution aux phosphates du lac Okeechobee d'autant plus sévère que les exploitants ont été autorisés pendant des décennies à reverser l'eau qui inondait leurs champs dans le lac. Résultat, les lâchers d'eau provoquent sur les plages de Floride l'émergence d'algues vertes, toxiques, que les habitants ont surnommées ironiquement " guacamole ".
Faute d'action, ces maux se sont accentués ces dernières années. Après une année de sécheresse, 2016 fut marquée par des pluies torrentielles. Il fallut libérer l'eau polluée aux phosphates et aux nitrates du lac, pour éviter qu'il cède. Une épouvantable mer d'algues vertes à l'odeur pestilentielle se déversa sur les côtes floridiennes. Enfin, 2017 signa le retour des ouragans. Pour les Américains, friands de comparaisons bibliques, ce sont en quelque sorte les trois plaies de Floride : le sel, le " guacamole " et l'eau.
Plus personne n'échappe désormais au désastre : ni les touristes aux vacances gâchées par le " guacamole ", ni les pêcheurs empêchés par le sel, ni les amoureux des Everglades désespérés par la sécheresse, et encore moins les promoteurs immobiliers inquiets pour l'attractivité économique de la Floride.
Une affaire urgente
" Nous avons un double problème à résoudre. Celui de la qualité et de la quantité de l'eau ", explique Melodie Naja, scientifique de la Fondation Everglades. Côté quantité, la Floride tente de revenir sur les constructions pharaoniques du XXe siècle. Au nord, un canal doit être détruit, tandis qu'un mur de dix mètres de profondeur est construit entre Miami et les Everglades pour que l'eau reste bien dans les marais et ne s'écoule pas vers la ville. La route qui longe le nord du parc est partiellement transformée en pont, pour laisser l'eau suivre son cours. A ces travaux s'ajoute la construction du réservoir au sud du lac Okeechobee. Les terres ont été achetées par le gouvernement, un financement a été inscrit dans la loi de Floride.
Une partie de l'ouvrage servira à stocker l'eau ; la seconde, à la dépollution. L'affaire est urgente, car il est interdit de lâcher de l'eau vers le sud et les Everglades tant qu'elle est polluée. Seuls les ingénieurs de l'armée américaine ont le droit de le faire lorsqu'ils vident le lac vers l'est et l'ouest, pour protéger les populations des risques de débordement. Pour limiter les phosphates, les plantations au sud du lac ont été mises sous surveillance à partir de la fin des années 1990, et sont strictement contrôlées. Mais c'est beaucoup moins vrai au nord.
Comment dépolluer l'eau ?
" Nous avons besoin d'une nouvelle technologie pour la traiter ", indique Melodie Naja. La fondation a lancé un prix de 10 millions de dollars pour trouver un système de décontamination des eaux et des boues. Sur cent projets reçus en 2017, une dizaine d'équipes se sont affrontées dans l'Ontario, pour inventer des systèmes de purification, chimique, organique, par filtration, etc. En 2020, les quatre équipes arrivées en tête expérimenteront leur système au Floride.
En attendant, le mal continue : des lâchers d'eau du lac Okeechobee ont dû être réalisés cet été, alors que les digues menacent de céder – 510 millions de dollars de travaux sont prévus. Sans surprise, le " guacamole " a de nouveau envahi les plages de Palm Beach. Pour sauver la saison, le gouverneur Rick Scott a déclaré l'état d'urgence, invoquant la dangerosité des algues vertes. C'est le seul moyen juridique pour avoir le droit d'évacuer l'eau du lac vers les Everglades, tant pis pour l'environnement. En attendant que le réservoir soit enfin construit.
Arnaud Leparmentier
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