La victoire aux élections législatives du parti du premier ministre cambodgien, Hun Sen, promet d'être " écrasante ", affirmait au soir du scrutin, dimanche 29 juillet, l'homme fort du royaume. Sa formation, le Parti du peuple cambodgien (PPC), se targuait lundi d'une victoire peut-être sur l'ensemble du parlement, qui compte 125 députés. " Nous pensons que le PPC va gagner quasiment tous les sièges ", se vantait lundi en milieu de journée Sok Eysan, porte-parole du parti, auprès duMonde. En l'absence de toute opposition crédible, le succès du dirigeant de 65 ans, au pouvoir depuis 1985 – ce qui fait de lui le chef de gouvernement en poste depuis le plus longtemps au monde –, n'était qu'une formalité.
Il est plus intéressant de s'interroger sur les conséquences de cette " victoire " pour ce petit pays d'Asie du Sud-Est (16 millions d'habitants), devenu le grand allié de la Chine dans une zone par ailleurs tout entière sous influence pékinoise. Petit pays, certes, mais pion non négligeable sur l'échiquier régional : Phnom Penh met régulièrement son veto à toute tentative d'autres pays de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) d'émettre de diplomatiques protestations contre la montée en puissance de Pékin dans les zones disputées de la mer de Chine du Sud.
Liste noireComme par effet de miroir, l'emprise de plus en plus forte d'Hun Sen sur son pays a fait de lui le mouton noir des Etats-Unis et de l'Union européenne : les Occidentaux ne digèrent pas que le premier ministre ait fait dissoudre le principal parti d'opposition, embastillé son chef, provoqué la fermeture ou le rachat de journaux naguère indépendants, muselé les voix discordantes et marginalisé ses opposants.
La Chine, qui se soucie de la démocratie comme d'une guigne, en profite pour s'enfoncer un peu plus dans la brèche ouverte par la dérive autoritaire du régime d'Hun Sen : depuis cinq ans, elle a investi au Cambodge 4,6 milliards de dollars (3,9 milliards d'euros). A l'Ouest, les réactions sont proportionnelles à la mainmise de Pékin : la semaine dernière, la Chambre des représentants américaine a proposé de placer sur liste noire non seulement le premier ministre mais aussi la plupart des membres de son gouvernement. Tous sont désormais interdits d'entrée aux Etats-Unis.
De son côté, l'UE, qui avait décidé de ne pas envoyer d'observateurs au scrutin de dimanche, a retiré l'aide financière qu'elle avait attribuée précédemment au Cambodge pour lui permettre de moderniser ses pratiques électorales. La Chine, qui n'est pas une spécialiste reconnue du suffrage universel, a déboursé 20 millions de dollars pour financer des urnes et autre matériel nécessaire dans les bureaux de vote cambodgiens.
Après le récent passage d'une délégation de Bruxelles à Phnom Penh, la question se pose de savoir si l'UE irait jusqu'à remettre en cause, au moins partiellement, son initiative de n'imposer aucune barrière douanière aux importations cambodgiennes. Le Cambodge, qui est le deuxième bénéficiaire de cette disposition après le Bangladesh, a livré en 2017 pour 5 milliards d'euros de biens en Europe, dont 3,76 milliards pour le seul secteur du textile. Cette somme excède, et de loin, les investissements chinois dans le royaume.
Fort du soutien de la Chine, Hun Sen peut-il se permettre de snober les Occidentaux en général, et les Européens en particulier ? Pas forcément, même dans le contexte d'une guerre commerciale ouverte entre les Etats-Unis et la Chine, et à un moment où cette dernière prend des initiatives avec succès dans l'ère de prospérité asiatique, que Pékin considère comme sa chasse gardée.
" Sommes-nous trop dépendants de la Chine ? Les Européens sont mal placés pour nous le reprocher quand on voit l'ampleur des échanges entre l'Union européenne et la Chine ", ironise Sok Eysan, porte-parole du Parti du peuple cambodgien. Balayant d'un geste les critiques de l'Occident, il ajoute :
" Le Cambodge n'a pas à se laisser dicter son modèle de démocratie et ses options géopolitiques depuis l'étranger. " Et de continuer avec un sourire malicieux :
" D'ailleurs, nous avons des soutiens en Europe : la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie… "
Certains parlementaires européens sont venus assister aux élections de leur propre chef : dimanche étaient présents, dans les bureaux de vote, des députés italiens, de Bulgarie, d'Autriche, du Royaume-Uni, la plupart appartenant à des mouvances d'extrême droite. Il y avait aussi la Française Sylvie Goddyn, eurodéputée du Rassemblement national de Marine Le Pen.
" Un peu nerveux "D'éventuelles mesures de rétorsion de l'Union ne semblent pas inquiéter outre mesure les dirigeants cambodgiens.
" La Commission européenne fonctionne au consensus ",dit encore Sok Eysan, qui ne croit pas à une décision collective de l'UE à l'encontre de son pays. L'ironie de la chose est que, dans une telle perspective, la Chine, qui possède les ateliers de textile, serait l'une des premières concernées par une hausse des tarifs douaniers vers l'Europe.
" Les Chinois sont un peu nerveux à ce sujet ", estime Ou Virak, un économiste basé à Phnom Penh
.
La fin du régime préférentiel accordé au pays par l'UE coûterait 676 millions de dollars par an aux exportateurs implantés au Cambodge, selon une note du ministre du commerce cambodgien, qui avait fuité en décembre 2017, comme pour avertir qu'il y avait quand même un enjeu, quelques jours après qu'Hun Sen eut mis l'UE au défi de
" rompre " : il ne serait pas
" un chien qui s'exécute juste pour un os ou un morceau de viande ". Dans un pays où les deux tiers de la population a moins de 30 ans, et où le secteur textile emploie 850 000 personnes, les conséquences sociales pourraient être inquiétantes. Hun Sen sait l'importance du moment. La question qui agite les chancelleries est de savoir si, apparemment plus fort que jamais, le premier ministre pourrait désormais relâcher un tant soit peu sa
" poigne de fer " – il emploie lui-même l'expression – sur son pays.
Bruno Philip
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