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dimanche 3 juin 2018

Les lycéens de banlieue et les embûches de Parcoursup


3 juin 2018

Les lycéens de banlieue et les embûches de Parcoursup

Selon leurs enseignants, les élèves des quartiers subissent une double peine. Le ministère réfute toute discrimination

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Discriminés. " Le mot s'est imposé dans la bouche de nombreux lycéens qui attendent, dix jours après la divulgation des premiers résultats de la plate-forme Parcoursup, une place dans l'enseignement supérieur. Un adjectif qu'une partie de la communauté éducative associe déjà aux lycéens des quartiers, ajoutant à l'angoisse le sentiment d'injustice, alors que la nouvelle procédure d'admission a laissé la moitié des candidats " en attente " à son ouverture, le 22  mai. Et encore près d'un tiers au 1er  juin.
A écouter certains enseignants, leurs élèves subissent une double peine. " Quand vous avez une élève qui a quatorze vœux refusés, et un en attente, vous avez beau lui dire, “Faut s'accrocher il y a le bac”, on manque un peu de crédibilité ", -témoigne Kai Terada, enseignant de mathématiques à Nanterre (Hauts-de-Seine) dans un lycée où, assure-t-il, seulement 42  % des 330 élèves de terminale avaient reçu une réponse favorable au 31  mai. " Et encore, parmi eux, je ne compte pas ceux qui ont reçu seulement un “vœu de secours”, qu'ils auraient mis à la 20e place du temps d'APB - Admission post bac, procédure réformée cette année - ".
Membre du collectif " Touche pas à ma ZEP ", syndiqué à SUD – syndicat opposé à la réforme –, Kai Teradaobserve des taux de -réponses dans les établissements de ce réseau " loin de ceux énoncés, au niveau national, par Mme - Frédérique - Vidal ", la ministre de l'enseignement supérieur.
Dans son lycée des quartiers nord de Marseille, Hélène Ohresser, du même syndicat, ne cache pas son inquiétude pour les élèves de la voie technologique. " Nos chiffres ne sont pas si mauvais : 30  % de nos  500 élèves de -terminale sont aujourd'hui en attente, mais cela concerne la moitié de nos lycéens technologiques. " Sans compter ceux qui ont eu une réponse, mais se retrouvent à la 1  000e place sur les listes d'attente.
Dialogue de sourdsSans grande surprise, l'attention s'est portée cette semaine sur la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre et le plus jeune de France métropolitaine. Les élus de gauche ont fait entendre leur voix : le socialiste Stéphane -Troussel, le président du conseil départemental, a le premier interpellé la ministre sur " l'opacité totale " des critères de choix. " Ceci laisse même penser que les lycéens venant des quartiers populaires pourraient être les premiers -touchés. " George Pau-Langevin, -députée Nouvelle Gauche, ou encore le député La France insoumise Eric Coquerel ont eux aussi agité le chiffon rouge. Ce dernier avait fait le déplacement, jeudi 31  mai, pour soutenir la dizaine de jeunes bloquant l'établissement Paul-Eluard, de Saint-Denis.
" Je comprends l'inquiétude des lycéens, mais le système est conçu de telle sorte qu'il faut attendre, nuance son proviseur, Bruno -Bobkiewicz. On fera les comptes le 1er  septembre, mais pour l'instant le système fonctionne comme il devait fonctionner. "Dans ce lycée du centre de Saint-Denis, un -chiffre était confirmé par plusieurs sources, jeudi : 62  % des lycéens auraient reçu au moins une -réponse positive (contre 70  % au niveau national).
Les syndicalistes opposés à Parcoursup égrènent les ratios alarmants. En face, le ministère réfute toute discrimination, et pointe au contraire les mesures de la loi ORE (Orientation et réussite des étudiants) allant dans le sens de la " démocratisation ", telle l'instauration de taux de boursiers minimum à l'entrée de toutes les formations, y compris sélectives.
Mais l'institution refuse aussi de communiquer des chiffres qui permettraient de comparer la situation, académie par académie. Ceux-ci pourraient, assez facilement, attester des difficultés des lycéens d'une académie de banlieue par rapport à Paris, par exemple le nombre de bacheliers, leurs profils et leurs vœux, de même que les formations accessibles d'un territoire à l'autre étant, sans conteste, différents. " Quelle utilité auraient ces chiffres, si ce n'est de hiérarchiser les territoires, alors que les conditions ne sont pas les mêmes, et que nous sommes en pleine procédure ", se défendait, jeudi, le recteur de l'académie de Paris, Gilles Pécout. " La situation est totalement normale dans notre académie ", assurait son homologue de Créteil, Daniel Auverlot.
Ce dialogue de sourds ne permet pas de répondre à la question de fond : les changements introduits cette année, tels que le classement des dossiers à l'entrée de l'université (notes, CV, lettres de motivation) ou la suppression de la priorité académique, remplacée par un taux d'acceptation maximum pour les bacheliers " hors secteur ", pénalisent-ils ceux qui ne sont pas nés au bon endroit ou n'étudient pas dans les établissements de renom ? Du point de vue de la géographie, dans un territoire aussi complexe que l'Ile-de-France et ses trois académies, il semble que les rectorats aient joué la sécurité pour leurs lycéens, en n'ouvrant pas les portes toutes grandes aux candidats venant d'ailleurs.
Impact du lycée d'origineImpossible pour l'instant de dresser un constat général, tant les quotas fixés sont divers selon les disciplines et les établissements, mais cela peut expliquer certains témoignages de lycéens " de banlieue " scandalisés d'être bloqués à la porte des facs parisiennes. Un phénomène qui n'a cependant rien de nouveau : le système précédent, APB, favorisait lui aussi les candidats de l'académie.
L'autre inconnue porte sur l'impact du lycée d'origine dans les classements : si la plupart des filières sélectives peuvent en tenir compte depuis toujours, c'est désormais aussi le cas des universités. Certaines commissions universitaires ont ainsi fait entrer cet élément parmi leurs critères -d'appréciation d'un dossier.
" Si discrimination il y a, c'est la même qu'avant dans les filières -sélectives, analyse pour sa part Franck Loureiro, du SGEN-CFDT. De nombreuses classes prépa cœfficientent le lycée d'origine pour établir leurs classements, mais seuls les initiés le savaient. Maintenant, cela se voit. " " Parcoursup met en lumière les inégalités -profondes de l'enseignement supérieur, abonde Florent Ternisien d'Ouville, professeur à Bondy (Seine-Saint-Denis), du même syndicat. L'absence de classement des vœux des lycéens permet de voir ce qui, avant, se déroulait plus discrètement : la profonde sélectivité de notre système et le trust des “meilleures” places pour les élites. "
Est-ce un scoop ? Pas vraiment, mais en faire l'expérience, à trois semaines du bac, est rude. Et, même avec des réponses positives, le sentiment d'injustice n'est jamais très loin. 20/20 à l'oral de bac de français, 18 à l'écrit, 18 de moyenne générale… Malgré des notes à couper le souffle, Abel, 17 ans, en terminale S à Montgeron (Essonne), ne s'en remet pas d'être toujours sur liste d'attente dans toutes les classes préparatoires dont il rêvait. Il n'a pas oublié cet enseignant de Henri-IV, croisé à des portes ouvertes, qui l'avait prévenu : " Pas la peine de candidater ", vu son lycée d'origine. Pour ce qui est du prestigieux établissement parisien, la procédure lui a donné raison : c'est un " non " qui s'est immédiatement affiché sur son écran, le 22  mai.
Mattea Battaglia, Violaine Morin et, Camille Stromboni
© Le Monde

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