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samedi 16 juin 2018

Les Antilles face au désastre des sargasses


15 juin 2018

Les Antilles face au désastre des sargasses

Malgré un plan d'urgence annoncé par l'Etat pour lutter contre ces algues, la population se sent abandonnée

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D'abord une odeur pestilentielle qui vous saisit alors que vous n'apercevez pas encore les rivages. Puis cette marée " marronnasse " qui déverse, sur les plages, les rochers, dans la mangrove, ces algues venues du large, transportées par les courants marins déréglés : les sargasses.
" Ce n'est plus une urgence, c'est une calamité ", a reconnu le ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, accompagné de la ministre des outre-mer, Annick Girardin, à leur arrivée, dimanche 10  juin, à Petit-Bourg, en Guadeloupe, où les attendaient une centaine de manifestants du collectif anti-sargasses.
Voilà sept ans, depuis 2011, que les habitants des îles caribéennes subissent régulièrement l'assaut de ces radeaux d'algues, qui peuvent atteindre plusieurs milliers de mètres carrés et qui, en se décomposant, dégagent des effluves nauséabonds. Mais, cette année, l'ampleur et la durée des échouages sont sans précédent. Le pire étant que cela pourrait se prolonger. " Nous sommes face à un phénomène exceptionnel par son ampleur, mais qui pourra être amené à se répéter avec le changement climatique ", admet M.  Hulot.
" Retard à l'allumage "" Cela fait six mois qu'elles sont là, l'interpelle Jocelyne Traventhal-Hatchi, la porte-parole du collectif. Six mois que nous supportonsHS etNH. " HS et NH : sulfure d'hydrogène et ammoniac, deux des gaz toxiques identifiés dans les émanations. Toutefois, selon la nature de ces sargasses, leur provenance, d'autres composants toxiques peuvent être actifs, tels que l'arsenic, ce qui accroît les craintes de la population.
En arrivant dimanche en Guadeloupe, avant de poursuivre, jusqu'à mardi, en Martinique, les deux ministres devaient se douter que les récriminations des élus et de la population seraient légion. La prise de conscience et la mobilisation au niveau gouvernemental ont été tardives. Trop tardives. Plongeant les habitants de ces îles dans un sentiment d'abandon. Mme  Girardin a reconnu " un retard à l'allumage " et un défaut de coordination entre les acteurs, dont l'Etat n'est pas exempt.
Lors d'une table ronde avec les élus, dimanche soir, Josette Borel-Lincertin, la présidente du conseil départemental de la Guadeloupe, prévenait les ministres qu'ils allaient, au cours de leur séjour, " rencontrer de la colère, de l'exaspération, de l'incompréhension, du découragement, du ressentiment ". " Et, ajoutait-elle, vous n'empêcherez personne ici de penser que si un tel désastre avait eu lieu sur les côtes bretonnes ou méditerranéennes, vous n'auriez certainement pas attendu quatre mois pour venir vous rendre compte de ce qui arrive à ce territoire de la République. "
Tout au long de leur périple, de Petit-Bourg à Saint-François en passant par La Désirade, Marie-Galante et Terre-de-Bas, aux Saintes, en Guadeloupe, puis au Diamant, au François et au Robert en Martinique, M.  Hulot et Mme  Girardin ont dû faire face à une population exaspérée. Ils ont aussi pu constater l'inventivité et la mobilisation des collectivités. Des initiatives qui, cependant, perdent parfois en efficacité faute de coordination et, aussi, en raison des bisbilles internes entre les différents échelons de collectivité.
A chaque étape, les ministres étaient attendus par des comités d'accueil d'habitants, la plupart du temps munis de masques de protection, impatients de raconter la réalité de leur quotidien depuis des semaines, des mois. Cette puanteur quotidienne que les vents ne suffisent pas à balayer, les nausées, les vomissements, les diarrhées, les yeux qui gonflent, la gorge irritée… A chaque arrivage massif, les autorités municipales sont contraintes de prendre des arrêtés de fermeture des écoles les plus exposées. A Petit-Bourg, huit écoles ont été fermées. Au Robert, les élèves du collège situé au-dessus de l'anse où s'accumulent des nappes de sargasses en décomposition ont été transférés dans un autre établissement mais ils ne peuvent avoir accès à tous les cours faute de capacité d'accueil.
Les touristes ont désertéPour les petites îles de l'archipel guadeloupéen, dont l'économie repose en grande partie sur le tourisme, les conséquences sont encore plus catastrophiques. Certaines d'entre elles, comme Marie-Galante ou Terre-de-Bas, ont été coupées de tout pendant plusieurs jours car les navires ne pouvaient plus entrer ni sortir des ports, envahis par les algues brunes. Les bateaux de pêche sont immobilisés au milieu d'une fange pestilentielle qui ronge et oxyde tout. Tout comme les émanations de gaz noircissent et dégradent les équipements ménagers et électroménagers dans les habitations. Les touristes ont déserté ; les commerces et les établissements de restauration ferment.
Lutter contre ces échouages quasi quotidiens est un véritable travail de Sisyphe. Ce sont en moyenne 70 tonnes de sargasses qui sont ramassées chaque jour, avec des pointes à 150 tonnes, mais cela ne représente en définitive que le tiers de ce qui est échoué. Les collectivités se sont équipées en matériel de ramassage, certaines ont décidé d'installer des barrages flottants ou des filets destinés à dévier la trajectoire des sargasses pour qu'elles retournent vers le large, quand elles ne vont pas s'échouer un peu plus loin. Des barrages qui n'ont pas toujours été en mesure de résister à la pression due à l'accumulation d'algues ou à la puissance des courants.
Diverses techniques de ramassage et d'épandage sont mises en œuvre, en fonction de la topologie. Mais là aussi il faut veiller à ce que ces techniques ne s'avèrent, au final, pas nocives pour l'environnement, la faune et la flore, en contribuant à l'érosion des littoraux ou à la destruction des écosystèmes prisés par certaines espèces animales, comme les tortues de mer, pour leur reproduction.
" C'est un phénomène qui nous dépasse. Quand on joue avec la nature, à un moment, le rapport de force s'inverse ", a reconnu M. Hulot. Mais aux habitants qui demandaient des " réponses immédiates ", les ministres devaient tout aussi régulièrement expliquer que ce n'était pas en leur pouvoir. " Ce que je peux vous assurer, c'est que nous ne sommes pas venus pour faire de la figuration ou vous raconter des sornettes, s'est évertué à répéter M. Hulot. Je veux témoigner de l'engagement total et déterminé du gouvernement. Nous allons explorer toutes les pistes. Jusqu'à présent, nous subissions. Nous allons nous mettre en situation d'anticiper. "
Et il a fixé un objectif : que désormais les sargasses échouées puissent être évacuées, partout, dans un délai de quarante-huit  heures. Des pistes de valorisation des sargasses ont également fait l'objet de démonstrations, laissant entrevoir un espoir – ténu – de tirer d'une catastrophe écologique et sanitaire de potentielles ressources.
La visite ministérielle aura-t-elle suffi à rassurer les populations ? Peu probable, tant le scepticisme est grand. Le plan gouvernemental annoncé lundi se chiffre entre 8 et 10  millions d'euros pour 2018 et 2019, financé à moitié par l'Etat, le reste venant de l'Union européenne et des collectivités locales. L'essentiel devrait être absorbé par le coût du ramassage.
La seule mairie de Capesterre-de-Marie-Galante a déjà dépensé un demi-million d'euros. Néanmoins, même si les échanges ont été parfois rugueux, cette visite a été accueillie comme un témoignage que l'Etat, enfin, se souciait de ces territoires " du bout du monde "" Bienvenue à Sargasses Land ", avait lancé Marlène Miraculeux-Bourgeois, la maire de la commune, à l'arrivée des deux ministres, rappelant que, en sept ans, aucun ministre de l'écologie ne s'était déplacé jusqu'à Marie-Galante. Les " ne nous abandonnez pas " accompagnaient le départ de la délégation ministérielle.
Patrick Roger
© Le Monde


15 juin 2018

" Un phénomène probablement lié au changement climatique "

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Frédéric Ménard, directeur du département scientifique Océans, climat et ressources à l'Institut de recherche pour le développement, coordonne le programme de recherches sur les algues sargasses au sein de l'Institut méditerranéen d'océanologie.


Que savons-nous des algues sargasses ?

Alors que la plupart des algues sont benthiques – elles poussent sur le fond de l'océan –, les sargasses qui s'échouent actuellement dans l'arc antillais, elles, sont pélagiques. C'est une espèce clonale qui se reproduit par bouture végétative, par fragmentation. Elles sont connues depuis que Christophe Colomb les avait observées dans la mer des Sargasses - située dans l'Atlantique nord - . Cependant, nous ne savons pas précisément pourquoi elles se sont mises à proliférer plus au sud, dans l'arc Caraïbe. Sont-elles apportées par les eaux de ballast des navires ? Nous ignorons pourquoi le phénomène a touché les côtes antillaises en  2011, 2012, 2014 et atteint un paroxysme en  2015, puis surtout en  2018. La Caraïbe n'est pas la seule concernée. En  2014 et 2015, il s'est également produit des échouages en Afrique, des côtes de Sierra Leone jusqu'au Bénin. Le Texas observe aussi des échouages, mais en provenance de la mer des Sargasses, et pas les mêmes années que les Antilles françaises.


Pour quelle raison prolifèrent-elles ?

Nous pensons qu'il n'y a pas une cause unique. Cependant, ce phénomène est probablement lié à l'élévation des températures de l'eau, due au changement climatique et aux nutriments charriés jusqu'à l'océan par les grands fleuves, en particulier ceux lessivés par les pluies sur les sols déforestés de l'Amazonie.


Où en est la recherche ?

Lorsqu'elle était ministre de l'environnement, Ségolène Royal avait annoncé des crédits – deux fois 2  millions d'euros – pour financer une étude sur d'éventuelles pistes de valorisation de ces algues qui ont tendance à concentrer les polluants comme l'arsenic et le chlordécone à l'approche des Antilles. Un autre volet devait financer des recherches. Ces crédits-là n'ont pas été débloqués, mais nous avons tout de même décidé d'organiser deux expéditions en mer en  2017, avec une dizaine de scientifiques, avec l'aide des autorités de Monaco. Trois ministères sont concernés – l'environnement, les outre-mer et la recherche. J'espère qu'à l'avenir, il y aura un effort de coordination autour des recherches sur les sargasses.


Il n'y a rien de bon dans les sargasses ?

Si. Les scientifiques qui ont plongé sous les radeaux que forment les sargasses ont pu constater à quel point ceux-ci jouent le rôle de dispositif de concentration de poissons. Ces radeaux d'algues peuvent mesurer jusqu'à 100 m de long sur 40 m de large, sur plusieurs mètres d'épaisseur. Ils constituent une véritable nurserie au milieu de l'océan pour de nombreux crabes, crevettes, juvéniles de poissons et des grands pélagiques stationnent dessous. Mais à l'approche des côtes, les sargasses concentrées consomment trop d'oxygène et entraînent une mortalité importante de la faune.
propos recueillis par Martine Valo
© Le Monde

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