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vendredi 15 juin 2018

Le profond malaise des architectes


14 juin 2018

Le profond malaise des architectes

Au-delà de la défense d'intérêts corporatistes, la profession dénonce un mouvement de dégradation du paysage architectural et de la qualité du logement, que la loi ELAN risque, selon elle, d'accélérer

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Renforcer le désir d'architecture chez les citoyens ", tout en -promouvant " une architecture de qualité. " Tels sont les objectifs qu'a annoncés la ministre de la culture, Françoise Nyssen, le 17  mai. Les groupes de travail constitués dans ce but parviendront-ils à apaiser l'ire d'une profession de plus en plus excédée ? Rien n'est moins sûr.
Atterrés de ne pas avoir été consultés à -propos de la nouvelle loi évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (ELAN), les architectes français regimbent -depuis plusieurs mois. Ils sonnent l'alarme sur les dangers d'un texte qui prévoit notamment, pour relancer la production de logements sociaux, d'affranchir le secteur des contraintesde la commande publique et de l'obligation du concours d'architecture. Outre la défense de leurs intérêts corporatistes, ils dénoncent un mouvement de dégradation continue du paysage architectural et de la qualité du logement, que cette loi promet, selon eux, d'accélérer.
Les causes du mal sont multiples, structurelles, complexes, et d'autant plus difficiles à juguler que le secteur n'a cessé de naviguer d'un ministère de tutelle à l'autre depuis la fin des années 1970. Elles pèsent de tout leur poids sur la profession d'architecte, qui, aujourd'hui, manque cruellement d'oxygène. Sans doute y a-t-il autant de manières d'être architecte qu'il y a d'architectes en France. Mais tous s'accordent sur un point, à savoir un appauvrissement intellectuel et matériel considérable, lequel résulte d'un double phénomène. Il y a d'abord la logique de rentabilité qu'imposent des promoteurs moins soucieux de qualité architecturale que de leurs marges financières, et dont la mainmise augmente à mesure que l'Etat cède ses prérogatives.
Millefeuille de normesAu-delà des contrats de type partenariat -public-privé (PPP) ou conception-réalisation, inspirés de l'expérience britannique, qui se développent depuis le début des -années 2000 et placent les architectes directement sous leur coupe, les initiatives telles que Réinventer Paris, lancée par Anne Hidalgo, la maire de la capitale, en  2014, qui -essaiment un peu partout (Réinventer la métropole, Réinventer la Seine, Réinventer Angers, les " Folies " architecturales de Montpellier…), sont aussi symptomatiques de cette évolution.
Les collectivités locales y trouvent en effet un moyen de renflouer leurs caisses à moyen terme, en vendant des parcelles dont elles confient à d'autres le soin d'imaginer ce qui y sera construit. Des équipes pluridisciplinaires animées par un tandem promoteur-architecte ont alors quelques mois pour concevoir la fonction et la forme du bâtiment, mais aussi présenter leur programme et leur prix d'achat, dans le cadre d'une procédure concurrentielle d'appel à projets.
A cela s'ajoute ensuite un millefeuille de normes (sismiques, incendie, thermiques, environnementales, acoustiques, handicapés…) souvent contradictoires et qu'il échoit à l'architecte de rendre compatibles entre -elles. Chaque catégorie entraîne, de fait, sa cohorte de contraintes. Les normes liées à l'environnement, par exemple, poussent à réduire la taille des fenêtres afin de préserver la chaleur intérieure. Celles relatives aux incendies obligent à les décaler d'un étage sur l'autre pour éviter la propagation du feu. Celles concernant les handicapés imposent de dimensionner les salles de bains, toilettes et entrées d'appartement pour les personnes en chaise roulante, ce qui produit en retour, dans un contexte d'inflation continue du prix du foncier, des chambres et des séjours minuscules. La loi ELAN va toutefois desserrer l'étau de ces contraintes, au grand désarroi des associations de handicapés.
Résultat : avec la pression financière, les -logements sont bâtis sur le même modèle, et l'architecture se voit réduite au rang de variable d'ajustement. Les immeubles sont construits avec des matériaux " mochestellement dégradés et pauvres qu'ils n'offrent même pas la possibilité d'être transformés, se désole Nicola Delon, de l'agence Encore -heureux, commissaire du pavillon français à la Biennale de Venise cette année. " La norme a remplacé la confiance. "
Au diapason d'une nouvelle génération née en pleine crise, habitée par une conscience éthique – voire politique – forte, ce disciple de Patrick Bouchain milite pour une approche plus souple, plus pragmatique, et au fond plus responsable, qui permettrait, tout en respectant les objectifs visés par les normes, de créer des logements plus généreux et plus durables.
Le discours antinorme a ses détracteurs, comme Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart, -lauréats en  2016 du Grand Prix national de l'architecture, qui considèrent la résolution du casse-tête comme une part essentielle de leur métier. Ce qui le tue en revanche, c'est, selon eux, l'ingérence des promoteurs dans la conception. " L'architecture est une pensée qui doit être libre ! Trop souvent, on nous donne les solutions qui vont avec ", -déplorent-ils. La pratique est usuelle, -confirme Franklin Azzi, dont l'agence a remporté en septembre, en association avec -celles de Chartier-Dalix et Hardel Le Bihan, le -concours de la nouvelle tour Montparnasse. Y compris quand le projet a été validé, " certains n'hésitent pas à rogner sur tel ou tel aspect qu'ils n'estiment pas essentiel ".
Quand on s'est construit avec les concours publics, c'est un choc culturel. Gilles Delalex et Yves Moreau, les fondateurs de l'agence Muoto, en font l'expérience. Lauréats des -Albums des jeunes architectes et paysagistes (AJAP) en 2008, qui ouvrent chaque année à une poignée de jeunes professionnels l'accès à la commande publique, Equerre d'argent en 2016 pour le " Lieu de vie " du campus de Saclay (Essonne), ces anciens de chez Dominique Perrault mènent de front plusieurs projets de type " Réinventer… ". " Dans les -entreprises de promotion immobilière, tout doit avancer en parallèle : la construction, les finances, la stratégie… C'est un processus linéaire hyper-rapide : on vend le terrain, puis on se débrouille à partir d'une idée de départ, dont on fait semblant que c'est la bonne. Il n'y a pas de place pour le doute, pour la nouvelle idée qui arrive en cours de route et bou-leverse tout. Cela ne va pas dans le sens de la création ", regrettent-ils.
Les projets " Réinventer… " ont au moins le mérite de rebattre les cartes. Quels que soient leurs travers, et même s'ils favorisent les architectes vedettes et des modes plus ou moins heureuses (la verdure à tous les étages, entre autres), ils peuvent aussi constituer un tremplin pour des jeunes qui n'ont plus accès à la commande publique. En effet, la -concurrence est telle qu'au-dessous d'un certain chiffre d'affaires, d'un certain nombre de salariés et d'une certaine répu-tation, les agences ne sont pas éligibles aux -concours publics.
Depuis la crise financière de 2008, la taille critique ne cesse d'augmenter, si bien qu'en sortant de l'école un jeune architecte a le choix entre intégrer une grosse agence – où il est -fortement susceptible de se voir assigner des tâches répétitives – et créer la sienne – avec le risque très élevé de mordre la poussière s'il se lance sans argent et sans réseau.
En tandem avec le groupe Etoile Cinémas, Olivier Palatre a ainsi remporté, dans le cadre de " Réinventer Paris ", le projet de transformation en lieu culturel de l'ancienne sous-station électrique du 14 avenue Parmentier (11e arrondissement). " On était en compétition avec Jean Nouvel et d'autres grosses pointures face auxquelles je n'aurais eu aucune chance dans un concours classique. " Sans rien déaliser, ce vif quadragénaire valorise un processus qui force l'architecte à enquêter, à échanger, à rencontrer les futurs usagers et à s'enrichir à leur contact, " plutôt que concevoir seul, en un mois, à partir d'un programme écrit, un bâtiment que les gens vont devoir habiter pendant vingt ou trente ans ".
" Système atrocement inégalitaire "Huit mille professionnels ont signé " l'appel de Lyon ", lettre adressée à la ministre de la culture par de jeunes architectes en passe de recevoir leur habilitation à exercer en leur nom propre et qui refusent de participer à " la dégradation des paysages ", à " la -construction de zones monofonctionnelles sans âme ", à la conception de " logements -indignes ". Ils appellent à des états généraux de l'architecture.
Lauréate des AJAP en 2006, l'Italienne -Alessandra Cianchetta, qui travaille entre Londres, Paris et les Etats-Unis, ne voit pas, elle, comment la France peut résister à la -déferlante néolibérale. Mais elle exhorte à -sauver ce qui peut l'être pour ne pas sombrer, comme l'a fait l'Angleterre, " dans un système atrocement inégalitaire ". Sa solution ? Miser sur l'enseignement de la culture aux -promoteurs et de l'esprit d'entreprise aux architectes français.
Certains en sont déjà pétris, à l'instar de Thomas Coldefy qui, avec son associée Isabel Van Haute, a transformé l'agence de son père en une multinationale florissante. Etabli à Lille, à Hongkong et à Paris, ce couple de quadragénaires fait mentir l'adage selon lequel l'architecture française ne saurait s'exporter. De fait, ils sont de plus en plus nombreux à rêver d'international, quitte à travailler à perte. Gilles Delalex et Yves Moreau y sont disposés, pour " préserver cette liberté " dont ils sentent qu'elle leur échappe en France. -Encore faut-il en avoir les moyens.
Isabelle Regnier
© Le Monde

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