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dimanche 3 juin 2018

" Banaliser le fait religieux musulman "


3 juin 2018

" Banaliser le fait religieux musulman "

Abdelkader Arbi, aumônier militaire en chef du culte musulman, veut faire de l'armée " un laboratoire "

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LE CONTEXTE
aumônerie militaire
En étant nommé aumônier -général des galères en 1619, Vincent de Paul devient le premier prêtre à exercer une fonction -officielle dans l'institution militaire. Au XIXe siècle, les aumôneries centralisées se développent d'abord pour le soutien spirituel des marins, puis se structurent pour le temps de guerre, avant qu'une organisation confessionnelle (catholique, protestante et israélite) s'installe dans les garnisons, à partir de 1874. L'arrêté -interministériel du 16 mars 2005 crée l'aumônerie musulmane, qui compte désormais plus d'aumôniers que l'ensemble des pays de l'OTAN, selon le ministère des armées. En 2017, celles-ci disposaient de 186 aumôniers catholiques, 53 protestants, 27 israélites, 45 musulmans et un orthodoxe. Selon le code de la défense, " les croyances ne peuvent être exprimées qu'en -dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire ".
Le temps est venu de faire confiance. " Dans son grand bureau clair du fort de Vincennes, l'aumônier en chef du culte musulman dans les armées, Abdelkader Arbi, s'agace des éternels débats piégés sur l'islam en France autant que du temps perdu à " ne pas régler les problèmes " liés à l'organisation du culte. S'exprimant, comme le veut la règle militaire, après le feu vert de sa hiérarchie, il résume ainsi son ambition et celle de ses collègues – ils sont 43 aumôniers militaires musulmans, dont 6 femmes, sur un total de 312 : " Banaliser le fait religieux musulman dans les armées. " L'aumônerie musulmane n'est en place que depuis 2005. L'organisation confessionnelle catholique, protestante et israélite datant, elle, de 1874. Mais désormais, " les armées sont en avance  dans la gestion du fait religieux ", affirme-t-il.
Banaliser ? " Je veux débarrasser les jeunes qui souhaitent s'engager dans l'armée du poids des questions religieuses. Je leur dis : Travaillez, passez vos examens, progressez dans la hiérarchie. Vous avez choisi l'armée, on va vous débarrasser de vos questions religieuses, existentielles, pour que vous puissiez vous consacrer totalement au choix que vous avez fait. C'est ça, mon rôle principal. "
Faire confiance ? A la tête de l'Etat, la réflexion sur l'organisation du culte musulman est relancée, non sans crispations. Abdelkader Arbi, 58 ans, porte un projet. Sans sortir du cadre de la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat, il veut créer un séminaire pour former les prochains aumôniers militaires : " On œuvre pour la République. Le temps est venu d'avancer, de mettre à mal tous les a priori. Après treize ans d'activité, je sais ce dont on a besoin. "A l'avenir, n'intégreraient l'aumônerie que les diplômés de ce séminaire. L'entrée se ferait au niveau licence. La formation, sous statut étudiant, durerait trois ans, à temps plein, dans un institut supérieur privé relié à l'aumônerie militaire, et serait sanctionnée par un diplôme d'Etat.
Petit-fils de poiluLes matières profanes (philosophie, histoire, islamologie, communication, gestion de projet) composeraient 70  % de l'enseignement, les matières théologiques 30  %. " Je n'ai pas besoin d'avoir des sachants qui récitent le Coran par cœur ou des spécialistes du droit musulman de la famille, balaye-t-il. Ça ne sert à rien. Si un soldat me pose une question d'héritage, je lui dis : “Va voir ton notaire !”  "
A la sortie, ces officiers de niveau bac + 6  seraient prêts à servir après la formation militaire initiale commune. " Nous pro-poserions trois à quatre recrutements par an pour renouveler en une dizaine d'années l'ensemble des au-môniers militaires ", explique M. Arbi. " On créerait ainsi un débouché pour les vocations de ces jeunes Français. " Ces débouchés font en effet défaut aux étudiants des instituts théologiques musulmans existants, la fonction de -cadre religieux n'étant pas, ou très mal, rémunérée. " Il est possible de régler ces problèmes qui ne l'ont pas été depuis de nombreuses années ", insiste l'aumônier en chef.  Il conçoit le séminaire comme " un laboratoire " qui pourrait être " dupliqué ".
Ce père de six enfants, arrivé d'Algérie en France en  1962, est le fils d'un sous-officier de carrière et le petit-fils d'un poilu mort durant la première guerre mondiale. Mais il ne s'est pas inscrit dans une tradition familiale : Abdelkader Arbi a été salarié d'une entreprise de la chimie durant vingt-cinq ans. Pour devenir aumônier, il a, dit-il, bénéficié d'un concours de circonstances.
En  2003, président du conseil régional du culte musulman de Haute-Normandie, il dirigeait deux commissions du Conseil français du culte musulman (CFCM) nouvellement créé, celle de l'abattage rituel et celle des aumôneries. Le ministère de la défense réfléchissait, dans la foulée du rapport du colonel Yves -Biville, en  1990, sur l'intégration des jeunes conscrits maghrébins. " Un nombre conséquent de ces jeunes Français, ceux qu'on appelait les RONA, rapatriés d'origine nord-africaine, posaient des questions sur le respect des rites religieux, alimentaires. "
Mais pour créer une aumônerie, il fallait qu'existe une institution représentative du culte. Ce fut chose faite en  2003, avec la naissance du CFCM. L'arrêté fondateur de l'aumônerie, du 16  mars 2005, a placé les représentants musulmans comme les autres (catholiques, protestants, juifs) " auprès du chef d'état-major des armées ". C'est finalement lui qui a été choisi pour incarner la nouvelle institution. " C'était pour moi un challenge. Et ça avance. L'armée -illustre parfaitement les valeurs de la République. Si l'on pouvait permettre que la société prenne modèle sur la gestion du fait religieux musulman dans les armées, ce -serait une bonne chose. "
Les premiers dossiers urgents furent les repas confessionnels et la création des lieux de culte. " Dans les rapports sur le moral, leur absence de prise en considération revenait souvent. " Dès 2006, le sujet des repas était réglé, -jusqu'aux rations de combat, un travail mené avec l'aumônier en chef israélite.
La mission passe avant la religionPour les lieux de culte, ce fut plus complexe. Sur la table de son bureau, Abdelkader Arbi a posé une photographie de la mosquée de style sahélien présente sur la base militaire de Fréjus (Var), construite en  1930 et devenue monument historique. Il explique qu'en prenant ses fonctions, il s'était fixé des bornes précises : " Il fallait qu'il y ait une demande réelle et exprimée, un vrai besoin, il ne s'agissait pas de créer pour créer. Je souhaitais aussi des lieux dédiés. Il était hors de question de reprendre des chapelles, même déconsacrées, car elles font partie du patrimoine de l'église catholique. Et il ne fallait pas qu'ils soient ouverts hors la présence d'un aumônier. "
Aujourd'hui, " grâce à Dieu, partout où le besoin est réellement exprimé sur le territoire national, il existe des lieux mis à disposition des militaires qui le souhaitent ". On n'y célèbre pas de prière collective, a-t-il décidé. La demande des soldats ne semble pas évidente, et l'officier Arbi " ne souhaite pas créer une communauté dans la communauté " militaire. Certes, des messes sont dites dans les régiments. Elles relèvent pour lui de la tradition. " La France, fille aînée de l'Eglise, a une histoire très forte avec le catholicisme, les armées n'échappent pas à cela, et c'est normal. " Des aumôniers musulmans participent aux traditions, de la fête du patron des transmetteurs, l'archange Gabriel (Djibril dans l'islam), à la sainte Geneviève des gendarmes, " dans l'esprit de la cohésion, de fraternité d'armes ".
" L'aumônerie militaire du culte musulman ne vient pas pour se confronter, entrer dans une compétition ", insiste-t-il. Les quatre aumôniers en chef ont signé une charte de déontologie commune. Elle indique : " Il n'y a pas de hiérarchie entre les cultes. "Pour tous, il est clair que la mission du soldat passera toujours avant la pratique de sa religion. En  2017, Abdelkader Arbi a emmené pour la première fois ses collègues au pèlerinage international militaire de Lourdes. " Entre clercs, on arrive à discuter sans problème, dans l'institution ou dans le civil. Il est plus difficile de transmettre ce dialogue interreligieux au niveau de la population. On n'a pas encore trouvé comment bien faire. "
Les revendications pour l'égalité des droits restent nombreuses. Et si le traitement du fait religieux a pris cette avance dans l'armée, rien ne l'inquiète plus que de la perdre, " par capillarité -d'événements qui ont lieu dans la société ". Avec les premiers attentats de masse commis au nom de l'islam, l'année 2015, admet-il, a été " très difficile ". Les opérations extérieures ont depuis pour priorité d'anéantir les " terroristes islamistes ", tandis que la menace des " radicalisés " envahit les débats politiques et mobilise le renseignement militaire. En France, déployés massivement dans les rues au titre de la sécurité pu-blique pour la première fois depuis la guerre d'Algérie, les soldats ont assumé l'éreintante opération " Sentinelle ", qui a commencé par des gardes statiques en protection des sites communautaires juifs.
" On écoute beaucoup "" On a veillé à ce qu'il n'y ait pas une fracture qui vienne. Le plus important est le commandement de proximité, les adjudants, les lieutenants, c'est vers eux qu'on agit le plus, avec eux qu'on discute ", explique l'aumônier en chefFace au racisme, la hiérarchie militaire a rappelé les consignes, encouragé des activités de cohésion. Les aumôniers ont eux aussi montré leur unité. " Quand il s'agit de sentiments, on rassure. On dit parfois au soldat : là, c'est un problème -administratif, cela n'a rien à voir avec la religionQuand il s'agit d'actes avérés, on communique et on traite. Quand il y a un climat -délétère dans un régiment, on alerte au plus haut niveau. "
Le climat général est maintenant plus calme. " Je reste vigilant. On écoute beaucoup ", confie Abdelkader Arbi. L'aumônier militaire, disent les textes, est un -conseil du commandement et le soutien spirituel de la troupe. " Il ne doit pas devenir le syndicat des militaires de confession musulmane. On n'est pas SOS-Racisme, ici !, lance-t-il.Mais il ne faudrait pas laisser passer des situations inacceptables de discrimination. Ne pas prêter attention à ces questions, c'est affaiblir l'institution. Si on met à mal la cohésion en amont, il sera difficile d'être efficace au moment où le besoin s'en fera sentir. "
L'aumônier a pris pour devise une phrase du ministre de la guerre de 1873, le général du Barail : " Si vous ôtez aux troupes et aux hommes de guerre la croyance en une autre vie, vous n'avez plus le droit d'exiger d'eux le sacrifice de leur vie. " Les morts ne parlent plus, répète-t-il. Et à la guerre, les soldats ont moins besoin de culte que de sens à leur existence. " Ce qui importe, c'est de prendre en compte la demande du moment, et les militaires pour ce qu'ils sont d'abord. "
Cécile Chambraud, et Nathalie Guibert
© Le Monde

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