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vendredi 15 juin 2018

" Aquarius " : tensions en France et en Europe


14 juin 2018

" Aquarius " : tensions en France et en Europe

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 Le sort de l'Aquarius, ce navire rejeté par l'Italie avec 629 migrants à bord, a créé une onde de choc à travers l'Union et dans la politique française
 A l'Assemblée nationale, la passivité de M. Macron et du gouvernement est dénoncée par l'opposition, mais aussi par des députés de la majorité
 Le chef de l'Etat a critiqué " une forme de cynisme " de l'Italie. Rome a rejeté " les leçons hypocrites " de Paris et convoqué l'ambassadeur de France
 Josep Borrell, le ministre des affaires étrangères espagnol, dont le pays accueillera les réfugiés, appelle l'UE à sortir de la " politique de l'autruche "
 La chancelière Angela Merkel et son ministre de l'intérieur s'opposent sur la politique migratoire de l'Allemagne
Pages 6-7 et DéBAts – Page 19



14 juin 2018

Le sort des migrants de l'" Aquarius " divise la majorité

Emmanuel Macron, qui a dénoncé, mardi, le " cynisme " de l'Italie, s'est vu reprocher une réaction trop tardive par une partie des députés de La République en marche

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Une nouvelle fois, c'est sur l'épineux dossier des migrants que se déchire la majorité. Mardi 12  juin, plusieurs députés de La République en marche (LRM) ont dénoncé la politique migratoire du gouvernement, en regrettant la réaction tardive de la France sur le sort de l'Aquarius, un navire d'assistance humanitaire obligé de faire des ronds dans l'eau en Méditerranée depuis deux jours, en quête d'un port où déposer les 629 migrants qu'il a sauvés de la noyade au large de la Libye, au cours du week-end.
" Le silence de la France sur ce sujet a été honteux. C'est la politique de l'autruche, alors que le gouvernement devrait dire : “Accueillons-les !” Le droit européen n'est pas supérieur au droit humain ! ", s'est écriée, mardi après-midi à l'Assemblée nationale, la députée LRM de la Manche Sonia Krimi, qui s'était déjà distinguée en s'opposant au ministre de l'intérieur, Gérard Collomb, lors de l'examen de la loi asile et immigration.
L'élue de la Manche ne cachait pas sa colère après avoir tenté – sans succès – de faire-valoir sa position lors de la réunion hebdomadaire des députés macronistes, le matin même. Après que sa collègue de Paris, Anne-Christine Lang, a exigé que le groupe majoritaire définisse " une position commune " sur l'Aquarius, Sonia Krimi a voulu prendre la parole, mais a été coupée par le vice-président du groupe LRM, Gilles Le Gendre, selon différents témoins. Ce dernier, qui présidait la réunion en l'absence du patron du groupe, Richard Ferrand, l'a invitée à différer son intervention, en lui promettant de revenir sur ce sujet brûlant en fin de réunion. Jugeant " inadmissible "de n'avoir pas pu défendre sa position, la députée a quitté la réunion avant son terme, suivie, par solidarité, par six autres députés. Ce coup de sang illustre le malaise grandissant chez une partie des élus du parti présidentiel, qui estiment que la France a été la grande absente de ce délicat feuilleton, en ne proposant pas d'ouvrir ses ports pour accueillir les migrants refusés par l'Italie.
" La façon dont le gouvernement répond aux interpellations sur l'Aquarius, en ignorant la proposition corseet en étant dans une approche technique, alors que plus de 600 personnes sont en détresse dans la Méditerranée, ce n'est pas digne ", déplore le député LRM François-Michel Lambert, en référence à la proposition des dirigeants nationalistes corses de recevoir le navire, comme l'Espagne, après le refus de l'Italie et de Malte. Comme lui, une dizaine d'élus de la majorité – tels Brigitte Bourguignon, Hugues Renson ou Eric Bothorel – ont regretté le manque de réactivité de Paris.
" Concours des belles âmes "" Il aurait été du devoir de la France de proposer d'accueillir les quelque 600 hommes, femmes et enfants en danger ", a ainsi jugé le député LRM Saïd Ahamada, sur Twitter, tandis que son collègue de Haute-Garonne, Sébastien Nadot, a dénoncé une " France paralysée dans sa solidarité ". Deux autres, Guillaume Gouffier-Cha et Fiona Lazaar, ont même adressé une lettre à Emmanuel Macron pour souligner que " la France ne peut rester silencieuse devant - ce - drame humain ". Comme un air de déjà-vu… En avril, la question migratoire avait déjà divisé les " marcheurs ", lorsque quinze députés macronistes n'avaient pas voté le projet de loi asile et immigration.
Visiblement remonté, Richard Ferrand a tenté de recadrer ses troupes en dénonçant une " compétition démagogique ", lors d'une prise de parole à l'issue des questions au gouvernement. Avant de poursuivre : " Mon Dieu, ce n'est pas un problème politicien, c'est un problème d'humanité. Il est inutile de rivaliser de sottises en disant la France ceci, la France cela ! "" Le but n'est pas de faire le concours des belles âmes, abonde la porte-parole des députés LRM, Aurore Bergé. La question est de savoir comment trouver une solution diplomatique pour résoudre la question des flux migratoires sur le long terme. "
Après un silence assourdissant de presque deux jours, l'exécutif a tenté, lui aussi, de reprendre la main, conscient de l'incendie qui commençait à s'étendre dans sa majorité. A l'issue du conseil des ministres, décalé à mardi 12  juin pour cause de déplacement de M. Macron à Montpellier puis en Vendée mercredi, Benjamin Griveaux a tenté de convaincre que " la France n'est pas restée inactive ces vingt-quatre dernières heures ", précisant que le chef de l'Etat s'était entretenu avec la Commission européenne dès lundi après-midi et qu'il comptait appeler, mardi, les chefs de gouvernement italien, espagnol et maltais.
Selon le porte-parole du gouvernement, Emmanuel Macron a aussi mis en cause la position de Rome lors du conseil des ministres, fustigeant " une forme de cynisme " et " une part d'irresponsabilité " du nouveau gouvernement populiste italien, qui a dans un premier temps accepté que l'Aquarius rentre dans ses eaux nationales, avant de finalement lui interdire l'accès à ses côtes. Une accusation très mal reçue de l'autre côté des Alpes. " L'Italie ne peut accepter de leçons hypocrites de pays ayant préféré détourner la tête en matière d'immigration ", a indiqué la présidence du Conseil dans une note qui a filtré dans la presse mardi soir.
" Nous sommes évidemment prêts à aider les autorités espagnoles pour accueillir et analyser la -situation des personnes " sauvées par l'Aquarius et qui pourraient bénéficier du statut de réfugié, s'est également défendu Edouard Philippe, mardi après-midi à l'Assemblée nationale, lors des questions au gouvernement. Mais pas question de changer de position sur le fond. " Il n'y a pas l'espoir d'une solution nationale à ce problème, elle ne peut être qu'européenne ", a ainsi rappelé le premier ministre face aux accusations d'absence de réponse de la France.
Pour l'exécutif, réagir à chaud au coup de force italien aurait été mettre le doigt dans un engrenage difficilement maîtrisable. " La solution espagnole n'est pas viable à terme : à chaque fois que l'Italie va dire non à un bateau, on va attendre qu'un autre pays européen lève la main ? ", met en garde un proche du chef de l'Etat. Mais le premier ministre l'a reconnu : trouver un accord avec les autres pays de l'Union sur la protection des frontières ou la relocalisation des migrants sera difficile. " Ne nous payons pas de mots, tous les pays européens ne veulent pas d'une solution collective ", a-t-il concédé.
En attendant, l'opposition compte bien profiter de la valse-hésitation de l'exécutif. " Aucun port français, ni Corse, ni Nice, ni Marseille, ne doit accueillir l'Aquariusa ainsi lancé le député LR des Alpes-Maritimes, Eric Ciotti, sur CNews. L'Aquarius, il a une destination toute trouvée, il faut qu'il retourne vers les côtes libyennes. " " La réaction de Salvini est salutaire. (…) Il faut qu'ils retournent d'où ils viennent ", a abondé Marine Le Pen sur Twitter.
Ian Brossat, le chef de file des communistes pour les élections européennes de 2019, a quant à lui reproché à la France de n'avoir " rien dit sur le sort des réfugiés de l'Aquarius "" Pas un mot de Gérard Collomb, pas une parole d'Emmanuel Macron, a-t-il écrit sur Twitter. A l'image de la politique du gouvernement sur le sujet. Le néant et l'irresponsabilité. " Le débat est loin d'être terminé.
Alexandre Lemarié, et Cédric Pietralunga
© Le Monde

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Crise diplomatique entre Paris et le nouveau gouvernement italien

L'Italie, ulcérée par les déclarations de M. Macron, estime que la France a constamment manqué de solidarité dans la crise migratoire

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Non, monsieur le président, les autres peuvent nous donner des leçons, mais pas vous. " Réagissant à chaud, sur sa page Facebook, aux déclarations virulentes de l'Elysée, deux jours après la décision italienne de fermer l'accès de ses ports à l'Aquarius et aux 629 migrants qu'il a secourus en mer, le journaliste vedette de la télévision berlusconienne Enrico Mentana n'a fait que résumer un agacement partagé par l'immense majorité de l'opinion italienne.
En dénonçant la " part de cynisme " et l'" irresponsabilité " de l'attitude du gouvernement de Giuseppe Conte, Emmanuel Macron a réveillé le souvenir des incidents qui ont émaillé les mois passés. Par la suite, le rappel au droit international du premier ministre, Edouard Philippe, et plus encore la réaction du porte-parole d'En marche !, Gabriel Attal, jugeant l'attitude italienne " à vomir ", ont provoqué une avalanche de réactions courroucées et même à la convocation, mercredi 13  juin, de l'ambassadeur de France au ministère des affaires étrangères.
" Leçons hypocrites "Le communiqué publié par le Palais Chigi, le siège du premier ministre, dans l'après-midi de mardi, était déjà d'une vigueur inhabituelle : " Les déclarations venant de France autour du cas de l'Aquarius sont surprenantes et témoignent d'un grave manque d'informations sur ce qui se passe. L'Italie ne peut pas accepter les leçons hypocrites de pays qui, en termes de migrations, ont toujours préféré tourner le dos à leurs partenaires. " La même note poursuit : " Nous avons reçu un geste inédit de solidarité de la part de l'Espagne. Ce même geste n'est pas arrivé de la France, qui de plus a adopté à maintes reprises des politiques bien plus rigides et cyniques en termes d'accueil. " Plusieurs proches du président du conseil, Giuseppe Conte, ont même laissé entendre, auprès de médias italiens, que l'annulation de la visite en France du chef du gouvernement italien, vendredi, était envisagée. " Le pays le plus en tort par rapport à nous, c'est la France, qui n'a pris jusqu'à présent que 640 migrants quand elle s'était engagée pour 9 610 personnes ", a asséné le ministre de l'intérieur, Matteo Salvini.
" C'est l'hypocrisie de Macron qui est à vomir ", a estimé Giorgia Meloni, la dirigeante des postfascistes de Fratelli d'Italia. Dans le chœur de réactions indignées émanant de la grande majorité des responsables politiques italiens, revenait sans cesse le rappel d'un souvenir récent : celui de l'incident frontalier de Bardonecchia, fin mars. En pénétrant dans des locaux de cette petite gare piémontaise, pour effectuer une analyse d'urine sur un ressortissant nigérian accusé de trafic de stupéfiants, des douaniers français avaient alors déclenché une véritable tempête diplomatique entre les deux pays, le ministère des affaires étrangères du gouvernement Gentiloni convoquant déjà l'ambassadeur de France à Rome pour explications. Une procédure très inhabituelle qui traduisait la colère contre l'attitude des forces de l'ordre françaises dans les zones frontalières, de Vintimille aux cols alpins.
Bonnes parolesDepuis la fermeture progressive des frontières entre les deux pays, en  2014, l'immense majorité des Italiens ont l'impression que l'Italie a été abandonnée par ses partenaires européens. Un sentiment qui a culminé à l'été 2017, quand, au plus fort de la crise migratoire (plus de 100 000 personnes secourues de janvier à juillet), le ministre de l'intérieur, Marco Minniti, avait demandé un geste de solidarité, menaçant lui aussi de fermer ses ports aux bateaux des ONG humanitaires. A l'époque, l'Italie ne s'était attirée en retour que quelques bonnes paroles.
Depuis, l'intensité du flux d'arrivées s'est considérablement affaiblie (80  % d'arrivées en moins depuis le début de l'année 2018), par l'effet d'accords très controversés entre l'Italie et diverses autorités locales libyennes. Mais le Parti démocrate (centre gauche), au pouvoir depuis 2013, a essuyé une cuisante défaite électorale, et son incapacité à obtenir une aide concrète par la voie du dialogue n'est pas pour rien dans l'arrivée au pouvoir de partis extrémistes, qui, désormais, entendent bien faire entendre leur différence.
Jérôme Gautheret
© Le Monde


14 juin 2018

Voulu par l'UE, le principe " pays tiers sûr " est jugé inconstitutionnel par le Conseil d'Etat

Le renvoi hors d'Europe des demandeurs d'asile ne peut se faire sans examen du dossier par l'Ofpra

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Toucher au droit d'asile, c'est s'attaquer à " l'identité constitutionnelle de la France ". Le 16  mai, lorsque l'assemblée générale du Conseil d'Etat a adopté un " avis  portant sur l'application de la notion de “pays tiers sûr” ", elle voulait rappeler le pays de la -Déclaration des droits de l'homme à ses valeurs. Cette analyse, que Le Monde s'est procurée, pourrait aussi influer sur la position de l'Union européenne sur la question migratoire.
En précisant que notre Constitution interdit de bouter un -demandeur d'asile vers un pays tiers jugé " sûr " sans avoir au préalable étudié son dossier sur le fond, les sept pages signées de la main du conseiller d'Etat -Patrick Stefanini (ancien directeur de campagne de François Fillon lors de la présidentielle de 2017) pourraient infléchir le cours de l'histoire de l'Europe. Pour contrer une opposition interne entre les pays du Nord et ceux du Sud, confrontés aux arrivées de migrants, l'Europe voulait en effet tenter avec son nouveau règlement de décentrer le poids de l'accueil à une ceinture de pays riverains – Turquie, -Maroc, Algérie, Tunisie… et peut-être un jour la Libye.
Mais la France ne pourra pas appliquer ce règlement, sauf à risquer l'inconstitutionnalité, dit le Conseil d'Etat, saisi par -Matignon. L'avis le précise -clairement en rappelant qu'" un règlement européen qui imposerait à la France, et plus précisément à l'Ofpra - Office français de protection des réfugiés et apatrides - , de rejeter comme irrecevable une demande d'asile au motif qu'un pays peut être regardé comme un pays tiers sûr pour le demandeur (…) ne serait pas conforme au quatrième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, auquel renvoie la Constitution de 1958 ".
Cet alinéa rappelle que " tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d'asile sur les territoires de la République ". S'il ne couvre a priori que l'asile dit " constitutionnel ", celui dû aux combattants de la liberté, l'analyse de M. Stefanini aura forcément un effet de contagion sur l'asile conventionnel (celui pour lequel n'est pas invoquée la Constitution, mais la Convention de -Genève) ; d'autant qu'il existe un seul guichet à l'Ofpra.
La France partagéeSi ce règlement en préparationétaitadopté, tous les pays européens pourraient (ou devraient) renvoyer leurs demandeurs d'asile vers des Etats situés en -dehors de l'Union européenne et désignés comme " sûrs ", où ils solliciteraient un statut de -réfugiés. L'Europe cherche en -effet à imposer ses " pays tiers sûrs " pour -refermer ses frontières, quitte à payer ses voisins pour retenir les migrants. C'est aujourd'hui déjà le cas de la -Turquie.
Depuis le 18  mars 2016, et la -signature de l'accord UE-Turquie, le pays de Recep Tayyip -Erdogan, érigé au rang de " pays tiers sûr ", reprend les migrants passés en Europe depuis ses -côtes. Si l'Allemagne a été l'artisan de cet accord, la France, elle, est restée partagée. Officiellement, elle n'avait pas de dogme clair en la matière et restait de ce fait perméable au souhait allemand de voir fleurir un peu partout des pays tiers sûrs, afin de -limiter les arrivées.
Si des fonctionnaires du ministère de l'intérieur français ont été missionnés en Grèce pour gérer l'accord, l'Ofpra a refusé de participer à des examens de recevabilité fondés sur les pays tiers sûrs dans les îles grecques, et marqué sa réticence à l'égard d'un concept éloigné du droit d'asile.
En  2013, Paris n'avait d'ailleurs pas transposé la directive européenne, qui aurait institué ce concept dans le droit français. Or, en  2018, la situation est différente. Cette fois, la France n'aurait pas le choix de s'y soustraire comme il y a cinq ans, puisque le texte européen n'est plus une directive, mais un règlement communautaire. Or, ce format n'aura pas besoin d'être transposé dans le droit national. Il sera effectif dans tous les pays dès son adoption.
Ce sujet des pays tiers sûrs est revenu sur le devant de la scène à l'automne 2017. En France, ses partisans sont le ministre de l'intérieur, Gérard Collomb, conforté sur cette ligne par la Direction générale des étrangers en France (DGEF) de son ministère, qui -continue à se féliciter de " la conformité générale à la Constitution du règlement en cours de négociation ". C'est encore ce que conclut une note confidentielle de son directeur adressée aux services du premier ministre, que Le Monde s'est procurée. La DGEF, qui souhaite bloquer les flux d'entrée sur le Vieux Continent, reste déçue que le chef de l'Etat, Emmanuel Macron, ait lui-même biffé le concept de pays tiers sûr de la loi Collomb, avant sa présentation en conseil des ministres le 22  février.
Ce choix était pourtant d'une prudence justifiée, si l'on en croit l'analyse juridique de M. Stefanini. Sans appel, ce texte précise même qu'il faudrait réviser la Constitution pour que notre pays ne rejette pas la greffe des pays tiers sûrs, puisque " seule une loi constitutionnelle pourrait dispenser la France de cette obligation d'examiner  les dossiers d'asile au fond ".
A moins, autre porte de sortie proposée, plus praticable peut-être, que le règlement européen ajoute que " les Etats concernés pourront ne pas mettre en œuvre le concept de pays tiers sûr ".
Maryline Baumard
© Le Monde

 
14 juin 2018...

Josep Borrell : " L'Europe fait la politique de l'autruche "

Pour le ministre espagnol des affaires étrangères, en désaccord avec la politique de Rome, l'Union européenne " ne peut pas laisser l'Italie seule "

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Le ministre espagnol des affaires étrangères, le socialiste Josep Borrell, en fonction depuis le 7 juin après la chute de Mariano Rajoy, revient, dans un entretien au Monde et à d'autres journaux (Financial TimesGuardianStampa etSüddeutsche Zeitung), sur le prochain accueil par l'Espagne, à Valence, des 629 migrants bloqués à bord de l'Aquarius du fait du refus du gouvernement italien de les débarquer sur son territoire.


Matteo Salvini a dit que le geste espagnol est une " victoire ". Que répondez-vous à ceux qui pensent que la décision de l'Espagne d'accueillir l'" Aquarius " justifie les positions les plus radicales anti-immigration en Italie ?

Effectivement, c'est une victoire, mais de ceux qui sont sur le bateau, parce que sans la décision espagnole, je ne sais pas où ils seraient. Je ne vais pas critiquer les autorités italiennes. Le problème de l'immigration n'est pas un problème italien, comme il n'était pas un problème grec hier et ne peut pas être espagnol après-demain. Si l'Europe a une frontière extérieure commune, elle ne peut pas laisser l'Italie seule et regarder ailleurs. M. Salvini a été élu sur un programme sur l'immigration que je ne partage pas, mais on ne peut pas dire que c'était inattendu.


Comment s'explique la décision du gouvernement espagnol ?

C'est une tentative de générer dans l'Union européenne - UE - une réflexion et surtout une action sur ce que signifie le problème migratoire. L'Europe fait la politique de l'autruche. C'est un problème collectif et il faut l'aborder comme tel. Si nous ne sommes pas capables de prendre les frontières extérieures comme une frontière commune, c'est l'espace Schengen qui va s'écrouler. Il faut une politique commune de l'UE, d'un côté pour les demandeurs d'asile et de l'autre pour ceux qui génèrent un flux migratoire parce qu'ils sont en quête d'une vie meilleure.


Selon un porte-parole du Parti populaire, cette décision peut provoquer un effet d'appel…

Il n'y a pas besoin d'appel. J'ai été récemment au Sénégal. L'appel est structurel : c'est le différentiel démographique et de richesse. A court terme, le développement de l'Afrique va augmenter le nombre de candidats à l'immigration de populations dotées de plus de moyens et de capacité, car ceux qui partent ne sont ni les plus pauvres ni les plus faibles. Il faut stimuler le développement mais le développement va encourager dans un premier temps l'immigration, avant que les opportunités créées dans les pays de départ soient suffisantes pour y rester.


L'Espagne a-t-elle donné un exemple à suivre à d'autres pays comme la France ?

L'Espagne a pris une décision politique symbolique pour que l'Europe regarde en face les problèmes qu'elle a. Nous ne sommes pas en train de jouer les Don Quichotte.


C'est un premier pas pour accueillir plus de migrants ?

L'Espagne est très loin d'avoir rempli les quotas de prise en charge de demandeurs d'asile sur lesquels nous nous étions engagés et nous avons donc de la marge pour agir dans le cadre des décisions prises par l'UE. On peut discuter si ces quotas sont judicieux ou pas. Ce n'est probablement pas suffisant, et ce choix a suscité de grandes tensions au sein de l'UE.


A la frontière sud de l'Espagne, il arrive presque 500 personnes chaque week-end en ce moment et déjà 8 000 depuis le début de l'année. Des organisations humanitaires ont prévenu qu'il y a un manque d'infrastructures en Espagne…

Je ne vais pas dire le contraire. Ces derniers mois, j'ai travaillé sur la migration dans le cadre de la Fondation européenne d'études progressistes, le think tank du Parti socialiste européen. Comme président de la commission d'aide au développement du Parlement européen, en  2008, j'ai visité des centres de rétention, qui sont réellement de détention. J'ai constaté les conditions peu acceptables qui y prévalent. Evidemment, il y a un problème à notre frontière.


Avec le changement de gouvernement en Italie, l'Espagne renforce sa position de partenaire fiable en Europe ?

Nous devons jouer un rôle plus actif. Les circonstances le permettent parce que les équilibres politiques ont changé. Le Royaume-Uni s'en va. En Italie apparaissent des partis eurosceptiques. En France, si nous additionnons les votes de Mélenchon et de Le Pen, ce n'est pas non plus fantastique. Et on connaît la dynamique de l'Europe de l'Est. L'Espagne peut modestement jouer un rôle pour promouvoir l'intégration de l'Europe, parce que nous sommes convaincus que notre avenir passe par la construction européenne.


Etes-vous plus proche des positions de Macron ou de Merkel ?

Je préfère définir mes positions de manière autonome. Mais M. Macron a mis sur la table des propositions auxquelles j'adhère personnellement mais je ne suis que ministre des affaires étrangères. J'ai été agréablement surpris par les récentes déclarations du ministre des finances allemand, qui parle de renforcer la stabilité de l'euro avec des instruments collatéraux dont un complément européen aux assurances-chômage. Il faut stabiliser l'euro pour éviter qu'il y ait une nouvelle crise.
propos recueillis par Sandrine Morel
© Le Monde


 
14 juin 2018...

Merkel et son ministre de l'intérieur s'opposent sur les réfugiés

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Rien ne va plus entre Angela Merkel et son ministre de l'intérieur, le conservateur bavarois Horst Seehofer (CSU). Après avoir reporté la présentation, prévue mardi 12  juin, de son " plan global " visant à durcir la politique sur l'asile, M.  Seehofer a décidé de bouder, mercredi, le dixième sommet sur l'intégration, organisé à la chancellerie. Il devait être représenté par un secrétaire d'Etat. Le ministre a préféré s'entretenir avec Sebastian Kurz, le chancelier conservateur autrichien allié à l'extrême droite, de passage à Berlin. Tout un symbole.
Le désaccord entre Mme Merkel et son ministre porte sur les migrants déjà enregistrés dans un autre Etat européen. Pour M. Seehofer, aucun d'eux ne doit plus pénétrer en Allemagne, et ceux qui s'y trouvent déjà doivent être reconduits à la frontière. Il s'agit d'une lecture stricte du règlement de Dublin, selon lequel un migrant doit déposer sa demande d'asile dans le pays où il est entré en premier. Mme Merkel s'oppose à un tel systématisme. Depuis la crise de 2015, son gouvernement a l'habitude de traiter les demandes d'asile sur le territoire allemand et de ne renvoyer les personnes concernées qu'une fois achevé l'examen de leur dossier. Favorable à une réforme du règlement de Dublin, la chancelière ne veut pas que l'Allemagne agisse " unilatéralement ", afin de ne pas compliquer les négociations sur la future politique migratoire de l'UE. Sur le front intérieur, Mme Merkel doit aussi tenir compte de ses alliés sociaux-démocrates, vent debout contre M. Seehofer.
Aucun " compromis boiteux "Ce bras de fer entre Mme Merkel et M. Seehofer n'est pas le premier. Le président de la CSU est un adversaire résolu de la politique d'accueil des réfugiés décidée par la chancelière. Plus d'une fois, il a menacé de rompre l'alliance historique entre son parti et la CDU de Mme Merkel. Mais il est toujours rentré dans le rang. Aujourd'hui, M.  Seehofer se sait en position de force face à la chancelière. A quatre mois des élections régionales en Bavière, la montée du parti d'extrême droite Alternative pour l'Allemagne (AfD) l'encourage à tenir un discours de grande fermeté. Mardi, une réunion du groupe CDU-CSU au Bundestag lui a montré qu'il comptait aussi de nombreux soutiens dans le parti d'Angela Merkel, notamment chez des élus d'ex-Allemagne de l'Est, confrontés eux aussi à une forte poussée de l'AfD.
Les prochains jours seront déterminants pour l'avenir de la " grande coalition " mise en place il y a trois mois. Mardi, M.  Seehofer a déclaré que son intention était de trouver une " solution ". Mais il a prévenu qu'il n'accepterait aucun " compromis boiteux ". Pour la chancelière, il s'agit de la première véritable épreuve de son quatrième mandat.
Thomas Wieder (Berlin, correspondant)
© Le Monde


 
14 juin 2018

Ouvrons tous les lieux de culte à l'accueil des exilés

Autour d'Edgar Morin et de Véronique Nahoum-Grappe, des intellectuels demandent aux représentants religieux de faire preuve de l'hospitalité que l'on serait en droit d'attendre des Etats

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Dans Paris, les évacuations des campements de personnes exilées se succèdent (plus de trente depuis 2015) sans empêcher qu'ils se reforment sans cesse : une pression législative de plus en plus répressive en France – en témoigne la dernière loi asile et immigration, votée le 22 avril – comme en -Europe, où la montée des diverses extrêmes droites trouve son unité première dans la -culture de la haine anti-immigrés : " Per i -clandestini è finita la pacchia " (" Pour les clandestins, le bon temps est fini "),a hurlé le nouveau ministre de l'intérieur italien, Matteo -Salvini, le 2 juin, promettant d'en chasser 500 000 d'Italie… L'échec de l'Europe sur cette question cruciale, l'absence d'un choix politique clair entre hospitalité (accueil digne et -sécurisé dans un premier temps, examen au cas par cas sans contraintes de tri obscène) et hostilité (répression brutale et criminali-sation progressive des personnes et de celles et ceux qui les aident) sont patents, comme en témoigne la réunion au Luxembourg, le 5  juin, des ministres de l'intérieur européens – réunion boycottée par le ministre italien.
Test historique pour l'EuropeAu bout du compte, ce sont les solidarités -associatives et citoyennes qui finissent par sauver, dans toute L'Europe, surtout aux frontières, et au cas par cas, ces êtres humains en situation d'extrême précarité et d'immense vulnérabilité. On en arrive à cette aberration éthique : les actions de solidarité bénévoles des " justes " de notre temps se retrouvent criminalisées. Pourtant ce serait bien à l'Etat républicain de gérer au premier chef le devoir de fraternité hospitalière, dans tous les sites où c'est sérieusement possible, plutôt que d'abandonner sur le pavé en dehors de toutes structures de survie minimales des milliers d'êtres humains de tous âges et sexes.
Le parcours des personnes exilées -offre un cumul exceptionnel des tragédies contemporaines, où tout l'éventail des souffrances est déplié : elles ont le plus souvent connu des situations de guerre meurtrière - (Syrie, Yémen), de répression barbare (Erythrée), de stigmatisation mortelle (à l'encontre des homosexuels, des femmes), de précarité absolue (ce sont les couches les plus pauvres, dénuées de réseaux extérieurs, qui migrent le plus dangereusement et sont les plus précarisées et isolées socialement dans les camps de rétention).
Elles ont souvent traversé des déserts, des mers, des montagnes : les souffrances physiques et les souffrances psychiques les poussent au bord de l'abîme. Et les témoignages sont nombreux de séquences d'héroïsme moral et physique inimaginable pour sauver les leurs, et d'autres aussi – héroïsme invisible incroyable, couronné trop souvent par la mort dans la crevasse, sous les flots, sur le sable, bientôt sous les balles des gardes-frontières, et dont les films tragiques seront un jour sur les écrans.
L'Europe, dont la richesse a profité de plusieurs siècles de mise en esclavage colonial et postcolonial de millions d'êtres humains non européens, voudrait se construire dans le -respect des droits humains : elle fait face ici à son premier (son dernier ?) grand test historique sur le choix des valeurs qui la fondent. Pour le moment, ce sont les murs, les barbelés, les politiques de fermeture et de répression plus ou moins explicitement racistes qui -semblent l'emporter.
Changer l'espace de la villeEn attendant que les démocrates de tous les pays européens se battent pour une politique commune d'hospitalité digne, nous appelons ici les représentants des institutions qui ont précédé historiquement l'Etat-nation, bien avant le XIXe siècle, à se souvenir de ce qu'ils prêchent,rappelé sans cesse par exemple par le pape catholique actuel : ouvrir largement les lieux d'hospitalité aux personnes en exil. Bien sûr, ces Eglises diverses ont toutes comme point idéologique commun l'attention et le soin à leurs " pauvres " et aux autres exclus de la cité. Mais cela ne suffit plus : il faut changer l'espace de la ville et ouvrir partout des sites d'accueil collectifs aux populations qui dorment sur le pavé, chassées de chez elles par les tragédies historiques qui pourraient demain nous arriver.
Nous appelons les ministres de tous les -cultes en France et en Europe à ouvrir les portes de leurs églises, de leurs temples, de leurs mosquées et de leurs synagogues, de leurs lieux de culte séculiers et réguliers, de leurs parcs, de leurs écoles et de leurs bibliothèques, les sites privés dont ils sont propriétaires aux personnes en exil dès leur arrivée, en lien avec les -associations et bénévoles déjà au travail, grâce auxquels les mineurs isolés -seraient protégés et pris en charge sans délai.
Plus nombreux seront les lieux ouverts, plus proches seront les liens entre les habitants et les personnes exilées, plus visibles -seront leurs différences, et plus l'image d'une masse indistincte d'un " flux " de - " migrants ", image qui nourrit les racismes de toutes natures, sera alors contredite, et la différence vertigineuse entre les êtres -humains, même exilés, aura une plus grande chance d'être perçue et respectée, dans leur aspiration commune à la sécurité et l'intégrité des leurs et de chacun.
Par EDGAR MORIN et VÉRONIQUE NAHOUM-GRAPPE
© Le Monde

14 juin 2018

Les traumatismes des exilés

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Vous ne me croiriez pas si je vous racontais. Vous ne me croiriez pas… " Cette phrase, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky la connaît par cœur. Quand la voix de son patient redevient audible, qu'il reprend pied dans la réalité et peut enfin parler, les premiers mots qu'il lui adresse à elle, thérapeute, sont souvent ceux-là. Une façon de demander à être cru ; la prière de celui qui trop longtemps a été pris pour un affabulateur, voire un menteur.
Psychologue depuis 2010 au sein de la consultation d'ethnopsychiatrie de l'hôpital Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), celle qui est aussi professeure d'anthropologie à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) recueille inlassablement, jour après jour, des récits de souffrance. Elle accueille la voix de ces exilés qui lui arrivent à bout de souffle et leur réinsuffle, à travers le dialogue, la force de survivre puis de revivre. Caroline Saglio-Yatzimirsky soigne avec des mots. Un bien étrange métier, vers lequel les exilés ne viennent pas spontanément, peu coutumiers de la psychologie et de ses ressorts ; incrédules, d'abord, à l'idée qu'on peut enrayer les logiques mortifères qui se sont emparées de leur esprit, gâchant leurs jours et leurs nuits.
Aussi, quand ils arrivent jusqu'à elle, ils ont attendu, et traînent souvent depuis un ou deux  ans sur le territoire français. Parce que les mots leur manquaient, ils ont été incapables d'expliquer pourquoi ils avaient besoin de la protection de la France, pourquoi ils demandaient l'asile et se retrouvent sans statut, leur histoire et leurs douleurs niées. Une suspicion de mensonge qui aggrave encore leur profond malaise.
Le poids de la souffranceCommence alors le travail de Caroline Saglio-Yatzimirsky, qui met toute son énergie à en tirer des phrases, l'une après l'autre. " Les traumatismes qu'ils ont vécus les ont sortis de l'ordre de la parole ", observe la psy. En les y réinstallant, la consultation s'attaque au trauma qui subsiste, comme trace du traumatisme initial. " Le trauma, c'est l'action sur le psychisme qui continue après l'événement traumatique, vient terrasser les défenses du sujet, ses représentations et ses cadres de référence, mais aussi sa parole ", rappelle-t-elle. Or, près de la moitié des demandeurs d'asile (40  %) en souffriraient, si l'on en croit les rapports du Comité médical des exilés de 2008 et 2014, cités par l'auteur de La Voix de ceux qui crient.
C'est parce qu'elle sait cette souffrance générale et estime que " le migrant n'est pas une figure transitoire de notre société " que la psy ethnologue a décidé de rappeler le poids de souffrance que traînent avec eux nombre de demandeurs d'asile. Atteints par un syndrome que le temps ne guérira pas, " ils ne sont pas malades mais vont très mal ".
Maryline Baumard
© Le Monde

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