Ce n'est pas un spectacle ! " Les mots traduisent plus la fatigue et le besoin de pouvoir -commencer son deuil qu'une réelle animosité. En larmes, la jeune femme quitte l'église de Trèbes en apostrophant des journalistes un peu trop proches d'elle. Dimanche 25 mars, à la fin de la messe en hommage au lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, Christian Medves, Hervé Sosna et Jean Mazières, assassinés par -Radouane Lakdim deux jours auparavant, l'émotion vient de la submerger et des caméras, omniprésentes sur les lieux de l'attaque terroriste depuis trois jours, sont venues capter la scène. En ce jour de recueillement, le demi-frère d'Hervé Sosna – le client abattu dans le Super U –, lui, ne répondra plus aux questions, après avoir accordé des entretiens les jours précédents. " Cela fait quarante-huit heures que l'on me bassine ", dit-il, sans lever le ton mais avec fermeté.
Après deux jours de tourbillon, les Audois expriment désormais l'envie de vivre l'émotion seuls, entre habitants, dans ce terroir de vignes que traversent l'Aude et le canal du Midi. Dimanche matin, les sentiments étaient souvent silencieux, contenus. A moins que l'ampleur du drame de vendredi ne reste encore trop difficile à réaliser. Beaucoup d'habitants n'imaginaient pas qu'une commune rurale puisse être l'objet d'un tel événement dramatique, mais presque tous, à Trèbes, se disent qu'ils auraient pu être au supermarché le jour fatidique.
" Vie ", " tristesse ", " héros "L'après-midi de l'attaque, Lilian et Sylvia Bonnet, main dans la main, sont venus de leur domicile tout proche en marchant jusqu'au lieu de la prise d'otages meurtrière, voir de leurs propres yeux ce que la télévision leur racontait. Comme pour mieux se rendre compte que le terrorisme islamiste venait bien de frapper dans leur petite ville. Face au barrage de gendarmes, ils s'arrêtent un moment.
" Je suis espanté comme on dit ici, glisse Lilian.
Je m'attendais à tout mais pas à ça. Trèbes, c'est un coin tranquille. "" A la mairie, nous avons un protocole d'urgence, mais il est prévu pour les crues de l'Aude… Jamais je n'aurais pensé que je l'activerais pour une attaque terroriste ", souffle le maire PS, Eric Menassi, dont l'épouse, Samia dirige le Super U.
Parmi les quatre victimes, deux personnalités cristallisent l'émotion. Christian Medves, le boucher du Super U, et Arnaud Beltrame, le lieutenant-colonel de gendarmerie qui a donné sa vie pour sauver la dernière otage, une employée du supermarché retenue par Radouane Lakdim.
Si le gendarme ne vivait dans l'Aude que depuis l'été 2017, le chef boucher était un gars du cru, connu pour ses activités syndi-cales et associatives. A la pizzeria Bellagio, à Carcassonne, on pleure Christian,
" un habitué, bon vivant, toujours content ". Samedi, sur le perron de la mairie de -Trèbes où s'est réunie l'équipe du Super U, Jacques, l'autre boucher du supermarché, est sorti fumer une cigarette, larmes aux yeux, pour laisser retomber la pression.
" Christian, c'était mon patron, mon ami… Ce matin, c'est encore plus dur qu'hier ", réalise-t-il. Des passants lui donnent l'accolade, le saluent d'un sourire.
Tout au long du week-end, les Audois sont venus déposer des fleurs au pied de la grille du groupement départemental de gendarmerie. Poussés par l'émotion après le décès du lieutenant-colonel Beltrame, mais aussi par le -besoin de venir remercier les militaires pour leur engagement dans ce vendredi noir.
Dans la petite côte qui sort de Carcassonne en direction de Montréal, les voitures se garent où elles peuvent. Des familles entières, enfants et parents réunis, arrivent lentement sous la pluie et s'arrêtent dans un moment de recueillement. Un cœur fluorescent, dessiné par une main d'enfant, entoure le prénom d'Arnaud Beltrame. Autour, d'autres cœurs et les mots
" vie ",
" tristesse ",
-" héros "… Fabrice Jean est venu en famille pour honorer l'
" acte héroïque " :
" Qu'est-ce qu'on aurait fait à sa place ? ", s'interroge-t-il.
Antoine Khreiche, médecin, arrive en guidant devant lui ses deux fils Milo, 12 ans, et Gabin, 8 ans, qui portent chacun une fleur :
" Je viens avec eux parce que je souhaite leur transmettre les -valeurs que défendait ce gendarme : donner sa vie pour la vie, pas pour la mort. "
Vendredi, dès la fin de matinée, à l'annonce des attaques et alors que l'hypothèse de la présence de plusieurs terroristes restait -plausible, les élèves de Carcassonne et de Trèbes ont été immédiatement confinés dans les écoles primaires comme dans les collèges et les lycées. L'attentat en est devenu encore plus concret pour les parents comme pour les enfants.
" Au début, on a cru à un exercice, mais le proviseur nous a dit qu'il y avait un attentat et qu'il fallait qu'on reste dans nos classes. Ils nous ont donné à boire et à manger mais on ne pouvait pas bouger ", témoigne une élève du lycée Jules-Fil de Carcassonne.
L'académie de Montpellier a annoncé la mise en place de cellules d'écoute dans les écoles et le collège de Trèbes dès lundi 26 mars. Les cellules médico-psychologiques ouvertes par la préfecture de l'Aude dès vendredi dans la mairie de Trèbes puis à Carcassonne ont pris en charge 130 personnes en deux jours. Les gendarmes ont multiplié les moments de discussion et d'échange entre eux.
" Quand des événements de ce type arrivent, l'institution gendarmerie est resserrée comme une famille, plus que traumatisée. Nous sommes tristes pour nos camarades, mais nous faisons bloc ", assure le colonel Sébastien Gay.
La situation a été tendue autour de la cité Ozanam, où Radouane Lakdim habitait, mais le long de la route reliant Carcassonne à Trèbes, la population est restée très digne durant le week-end. Dès le soir de l'attentat, Eric -Menassi a adressé un message de solidarité et d'union à ses concitoyens :
" Si cette attaque nous -appelle à encore plus de vigilance, elle nous invite également à -encore plus de fraternité, en relevant la tête et en ignorant les prêcheurs de la désunion. "
" Il faut continuer à vivre normalement entre nous. Sinon, Daech aura gagné ", résume Amara Rabia, un inspecteur du permis de conduire à la retraite de 70 ans dont les fenêtres de la résidence donnent sur l'arrière du Super U. A la messe de dimanche, le curé de la paroisse, -Philippe Guitart, a tenu à faire passer un message sans ambiguïté :
" Il faut éviter tout amalgame, et aider les gens à vivre ensemble, pas malgré les différences mais avec les différences. "
Conséquences économiquesSurmonter les potentielles divisions est une question centrale dans une
" petite ville très mélangée " comme Trèbes, selon les mots d'une habitante, mais aussi au-delà des limites de la commune, dans l'agglomération audoise. Abid Bammou, le président de l'association islamique de Carcassonne, est venu assister à la messe à Trèbes, dimanche, avec plusieurs fidèles de la mosquée Salam. Il assure ne pas craindre d'éventuelles représailles contre la communauté musulmane.
" Ce n'est pas la peine d'avoir peur, estime-t-il.
En France, les gens sont intelligents. On ouvre nos portes à tout le monde. " Sa présence et celle de plusieurs musulmans de Carcassonne et de Trèbes ont été saluées par l'évêque du diocèse de Carcassonne et de Narbonne, Mgr Alain Planet.
Même s'il est encore trop tôt pour les ressentir, les éventuelles conséquences économiques de l'attaque inquiètent localement. Dans le département, le tourisme est la première activité économique, loin devant la viticulture.
La cité médiévale de Carcassonne, la plus grande d'Europe, est l'un des monuments historiques les plus fréquentés de France, avec près de 2 millions de visiteurs par an. Alors, forcément, on guette déjà les conséquences directes de l'attaque du 23 mars.
" On se prépare à un impact notamment sur la clientèle étrangère qui représente 40 % de la fréquentation dans -notre département ", reconnaît Sébastien Pla, qui, à la tête de l'agence de développement touristique départementale, prévoit déjà un plan de communication pour "
redonner confiance aux -visiteurs ". Mais pour l'élu régional PS, maire lui aussi d'une -bourgade de l'Aude, la priorité reste ailleurs :
" Ce qu'il s'est passé est un énorme choc pour une -petite communauté rurale comme celle-là. Et cela va laisser des traces pendant longtemps " conclut-il, la voix triste.
Yann Bouchez, et Gilles Rof
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