Translate

vendredi 19 octobre 2018

Equilibrisme à l'italienne


9 octobre 2018

Equilibrisme à l'italienne

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Le décor de la pièce qui se joue en Italie est planté. Les personnages sont aussi caricaturaux que ceux d'une mauvaise commedia dell'arte. Sur fond de déni de démocratie, Matteo Salvini, le leader de la Ligue (extrême droite) et Luigi Di Maio, le patron du Mouvement 5 étoiles (antisystème), qui codirigent le pays, resservent les sempiternels arguments du peuple, forcément vertueux, contre les marchés, évidemment dictatoriaux.
Ils font trembler dans les chaumières avec ce " lobby du spread (l'écart entre les taux d'intérêt allemands et italiens) prêt à faire rendre gorge à ceux qui veulent faire " du bien à l'Italie " grâce à ce projet de budget et qui doit être transmis à Bruxelles d'ici au 15  octobre. En face, les tenants de la rigueur budgétaire, nécessairement salvatrice, indubitablement efficace, qui trouvent les Italiens bien impatients face à une croissance fantôme.
La proximité des élections européennes incite les acteurs des deux bords à surjouer leur rôle en prenant le risque que cela finisse par sonner faux. Les premiers insultent, prennent des postures bravaches. Les seconds sermonnent et assènent l'infaillibilité de leur remède de cheval. L'argument de la pièce se joue sur un chiffre : 2,4  %, soit le montant du déficit budgétaire anticipé par le gouvernement italien en  2019. A priori, rien de bien méchant pour le commun des mortels, à qui l'on a seriné pendant des années que le cadre de la vertu budgétaire se situait au-dessous de 3  % de la richesse produite en une année.
Un moteur qui tourne au ralentiOn doit reconnaître que les euro-sceptiques ont raison sur un point : l'artificialité de ce nombre d'or édicté par le traité de Maastricht, qui ne donne qu'une idée floue des largesses que peut s'accorder un Etat. Erigé en dogme, il ne tient compte ni du rythme de la croissance ni de la productivité de l'économie, et encore moins du moment où l'on se situe dans le cycle conjoncturel. Or c'est bien sur ces trois sujets que le bât blesse pour l'Italie. D'aucuns n'ont pas manqué de faire remarquer que la France, elle, se dirige vers un déficit de 2,8  %. Paris est évidemment mal placé pour donner des leçons de bonne gestion. Reste que les évidences en économie sont souvent trompeuses. Bien que l'Italie, contrairement à la France, affiche un excédent primaire (une fois retranchés les intérêts de la dette), elle présente malgré tout un profil beaucoup plus fragile.
Le principal problème de l'économie transalpine, c'est son moteur qui tourne au ralenti : la croissance était inférieure à 1  % de 2014 à 2016, elle a " culminé " à 1,7  % en  2017 et devrait rechuter à 1,3  % cette année. On s'attend même à 1,1  % en  2019, soit la pire performance de l'UE. Du coup, les dettes s'accumulent, pour atteindre 2 300  milliards d'euros, l'équivalent de 130  % du PIB.
Pour comprendre ce qui se trame, il faut remonter au " miracle italien " des années 1960. Cette longue période de croissance a été obtenue grâce à un recours im-modéré aux dévaluations compétitives et à la réserve de main- d'œuvre bon marché et abondante du Mezzogiorno. L'accélération de la mondialisation a bousculé l'excellence qu'avait acquise le tissu industriel de PME, tandis que la mise en place de l'euro a réduit les marges de manœuvre monétaires. Faute d'avoir su adapter l'économie italienne à cette nouvelle donne, celle-ci se trouve désormais dans l'impasse. Voilà près de vingt ans que la productivité fait du surplace ; quant à la production, elle est revenue à son niveau de 1987.
Les raisons de cette stagnation et de son corollaire, un chômage élevé, s'expliquent par l'insuffisance des réformes structurelles, c'est entendu. Les freins à l'activité économique restent nombreux : rigidité du marché du travail, lourdeur administrative, lenteur de la justice, efficacité aléatoire du prélèvement de l'impôt. Mais le pacte de stabilité de l'Union européenne porte aussi sa part de responsabilité.
La cure budgétaire que l'Italie s'est infligée depuis 2009, avec les encouragements de Bruxelles, a fait passer son déficit public de 5  % à 1,7  %. Les adversaires d'une relance budgétaire ont beau jeu de parler aujourd'hui d'irresponsabilité, mais ils doivent se poser la question de savoir ce que cette vertu a rapporté à l'Italie et quel est le vrai bilan des réformes structurelles de Matteo Renzi, président du conseil de 2014 à 2016. La théorie est toujours plus facile que la pratique.
Faut-il pour autant ouvrir n'importe comment les vannes de la dépense publique, comme le propose le curieux attelage au pouvoir ? Vu l'explosion du taux de pauvreté depuis la crise, l'idée d'un revenu citoyen n'a rien de choquant, même si ses modalités peuvent être discutées. En revanche, l'abaissement de l'âge de la retraite est une grossière erreur, alors que le pays connaît une trajectoire démographique inquiétante, entre un vieillissement de la population et un exode des plus jeunes vers l'étranger.
Quant à l'instauration d'un impôt à taux unique, il s'agit d'une incongruité de la part d'un gouvernement qui prétend défendre les plus pauvres et une meilleure redistribution de la richesse. Enfin, il est toujours piquant de voir les souverainistes recourir sans vergogne à la dette, alors que celle-ci les enferme justement dans le carcan qu'ils contestent.
Dès lors, soyons clairs. Les largesses budgétaires de Matteo Salvini et Luigi Di Maio ne régleront pas les problèmes de fond de l'économie italienne. L'UE peut froncer les sourcils, il serait toutefois dangereux de refuser toute marge de manœuvre à ce gouvernement démocratiquement élu pour expérimenter des recettes différentes de celles de ses prédécesseurs. Un peu de pragmatisme et de diplomatie à Bruxelles et un sursaut de responsabilité à Rome ne nuiraient pas, dans l'intérêt à la fois de l'Italie et de l'Europe. L'équilibrisme n'est pas seulement budgétaire, il est aussi politique.
par Stéphane Lauer
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire