En juin 2022, quelques mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine, l'UE a permis aux produits agricoles ukrainiens d'accéder au marché intérieur des vingt-sept sans droits de douane ni quotas. Prolongées d'un an en 2023, ces mesures ont été reconduites jusqu'en juin 2025 grâce à un accord des différentes instances de l'UE, le 20 mars dernier. L'accord de libre-échange, au départ provisoire, figurait pourtant parmi les causes du mécontentement des agriculteurs dont on a récemment entendu parler. Afin d'apaiser les tensions, la Commission a donc proposé un texte qui cherche à atteindre deux objectifs difficilement conciliables :
- d'une part, poursuivre une aide économique active à l'Ukraine en acceptant ses produits sur le marché,
- d'autre part, veiller à ne pas déclencher de nouvelle crise dans l'agriculture européenne.
Pour tenir le pari, deux garde-fous ont donc été intégrés – ou renforcés – dans la proposition : d'abord, un système de « frein d'urgence » qui prévoit le rétablissement des droits de douane sur certaines productions (volaille, œufs…) si leur niveau d'importation dépasse les moyennes de 2022 et 2023. Ensuite, en cas de perturbations importantes causées par les importations ukrainiennes sur le marché de l'UE, la Commission pourra intervenir directement et prendre des mesures. Mais d'après l'avis de professionnels, il n'est pas dit que ces précautions permettent de réaliser l'un ou l'autre de ces deux objectifs (voir la sélection en lien ci-dessous).
De fait, se référer aux années 2022-2023 pour établir les seuils délimitant les taxes douanières ressemble à une fraude des agriculteurs. En effet, quels que soient les produits, les exportations ukrainiennes vers l'Europe ont massivement augmenté entre 2022 et 2023. On mesure ainsi une hausse de 130 % pour les œufs et de 1 000 % pour le sucre. Le poulet n'a pas été épargné puisque l'UE en importait 90 000 tonnes avant la guerre, contre 130 000 tonnes en 2022 et 203 000 en 2023 selon France Info. Concernant les céréales, le marché européen a globalement absorbé l'apport ukrainien, mais pour ce faire, les prix de vente des agriculteurs français ont dû baisser.
Par ailleurs, au sein de la filière avicole où la colère reste forte, les chiffres des importations sont sous-évalués aux dires des professionnels du secteur. Le poulet ukrainien peut être reconditionné dans des usines européennes et vendu en France sans porter la mention « poulet ukrainien ». Il est donc en réalité impossible de savoir quel poulet a réellement été élevé en Ukraine ou pas. En outre, si les importations de poulet représentaient 25 % du poulet consommé en France en 2000, elles ont atteint les 49 % en 2022. Le secteur apparaît donc comme durablement fragilisé. L'Anvol, organisation qui représente la filière avicole, appelle donc à revenir au seuil d'avant-guerre, dénonçant une concurrence déloyale du poulet ukrainien. Selon son directeur, Yann Nédélec : « Le filet de poulet ukrainien est deux fois moins cher que celui standard français, et il coûte 4 à 5 fois moins qu'un filet label rouge ». De quoi justifier qu'il s'insurge contre la décision européenne.
Plusieurs raisons expliquent cette différence de prix. Il y a d'abord l'écart entre les coûts du travail français et ukrainien. Toujours selon France Info, les salariés de MHP, la plus grosse entreprise avicole ukrainienne, sont payés en moyenne 400 € par mois — bien en-deçà de nos standards. À cela s'ajoute l'augmentation vertigineuse des coûts de production. Les prix de l'alimentation des volailles ont bondi de 80 % entre août 2021 et août 2022, quand les prix de l'énergie ont augmenté de 30 % entre 2020 et 2022. Les coûts totaux de production de la filière ont augmenté d'environ 50 % depuis le début de la guerre. Les volumes jouent aussi. Une exploitation française compte en moyenne 40 000 volailles là où en Ukraine (et dans d'autres pays), la moyenne tourne autour de 2 millions de bêtes. Les économies d'échelle réalisées sont phénoménales même si la qualité en pâtit parfois... Sans que cela ne se voie au niveau du prix.
D'après la Tribune, la structure en quasi-monopole du marché de la volaille ukrainienne fait planer quelques doutes sur la pérennité de l'aide qui lui est apportée. En Ukraine, le secteur est contrôlé à 80 % par l'entreprise MHP. Cette dernière est dirigée par un oligarque milliardaire ukrainien, Yuriy Kosyuk. Enregistrée à Chypre, elle est cotée en bourse à Londres. Bien que l'entreprise se défende de toute intéressement, expliquant qu'elle fait vivre 30 000 familles ukrainiennes, plusieurs professionnels français ont élevé la voix contre cette hégémonie. Emmanuel Macron s'est lui aussi récemment joint aux critiques, leur conférant ainsi davantage de poids. De tous ces éléments ressort le constat d'une équation irrésolue : comment aider l'Ukraine sans directement peser sur le dos de nos agriculteurs ?
Equipe LSDJ
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