C'est de ces yeux d'un vert transparent et -liquide que je croyais avant tout me souvenir. De ses yeux si clairs, si vifs, si francs, qui perçaient jusqu'à l'âme et dissuadaient de feindre, de mentir, de se dérober ou même de prendre la pose. De ses yeux exigeants et lucides, qui avaient vu tant de choses, et dans lesquels passaient parfois des nuages et des ombres qu'elle chassait rapidement. De ses yeux comme un lac, capables de tempêtes et de quiétude glacée. De ses yeux qui, forcément, troublaient.
Pourtant, à feuilleter les albums de famille qu'elle composait méthodiquement, à scruter son visage au fil des pages, au fil des âges, au fil d'une vie, c'est son sourire qui m'interpelle, me subjugue, me retient. Un sourire de Joconde, nimbé d'un grand mystère. Un sourire triste et doux, arrêté à mi-chemin. Un sourire qui est très loin du rire et semble une politesse. Un sourire qui est une concession, à la vie, aux usages, aux êtres aimés qui braquent vers elle la caméra et veulent la voir heureuse. Un sourire qui garde son quant-à-soi et camoufle, avec grâce, impatiences et fêlures, tumultes intérieurs et souvenirs douloureux. Un sourire ineffable.
Il n'est pas enjôleur. Elle ne voulait pas séduire. L'idée lui faisait horreur. Elle n'a jamais joué de ce registre-là. On pourrait dire que sa beauté naturelle la dispensait de recourir à ce qui peut être un jeu, une arme, un procédé. Mais elle était à mille lieues de cet état d'esprit. Elle avançait bien droite, front haut, regard limpide et mine bravache. Bien moins sûre d'elle qu'on a pu croire. Directe. Sans minauderie ni fioritures. Forte de son honnêteté. De ses convictions. Et d'un discernement acquis par l'expérience. La certitude de -savoir, mieux que quiconque, de quoi est fait l'être humain. Sans aucune illusion.
Je ne me lasse pas d'explorer ce visage et de l'interroger. D'y projeter une histoire que l'on connaît dans ses grandes lignes. D'y chercher des ressorts pour vivre, survivre, construire. D'y percer un mystère qui demeurera à jamais et nourrira les -rêves de celles et ceux qu'inspirera son chemin de liberté. Nul besoin de harangue, de supplique. Sa vie, ses engagements, son courage, sa dignité, suffisent à impulser force, idées, espoir. Ils forment une injonction à poursuivre ses combats et rester vigilants. Ne jamais rien lâcher. Le souvenir de la Shoah, l'espérance européenne, l'émancipation des femmes, l'aide aux persécutés… Jusqu'au bout, elle a fait tout ce qu'elle a pu pour témoigner, bâtir des ponts, prôner des solidarités et œuvrer pour la paix. Fidèle à son histoire, à elle-même et aux siens.
(…)
Sa tribu, constamment, l'entourait. Morts et vivants mêlés. Vivre avec ses disparus n'a jamais empêché de fêter les présents. D'en profiter, à chaque instant, amoureusement, intensément. Les absents densifient l'atmosphère, ils ne l'alourdissent pas. Ils expliquent et ils ancrent. Ses fils parlent aujourd'hui de Simone et d'Antoine comme s'ils étaient présents.
En 1993, alors qu'elle revenait au gouvernement, à 65 ans, en tant que ministre des affaires sociales, de la santé et de la ville,
Le Monde m'avait commandé un grand portrait de celle qui était déjà un personnage " iconique " dans la société française, à tout le moins iconoclaste dans le monde politique. J'étais morte de trac à l'idée d'une telle responsabilité, me rappelant l'admiration que ma mère et moi-même – qui n'étais -encore que lycéenne – avions ressentie pour son courage, au moment de la loi sur l'avortement. Ce n'est donc qu'à la toute fin de l'enquête que j'avais sollicité, avec ma consœur Agathe Logeart, une interview de la ministre et qu'elle nous avait invitées à dîner avec elle, dans la salle à manger de son ministère de l'avenue de Ségur. Elle était en forme, heureuse de se retrouver au gouvernement et de mettre son immense popularité au service de quelques causes au lieu de n'en rien faire,
" tels ces gens qui ont un magot et se font enterrer avec ", disaient drôlement ses fils. C'était la première fois que je l'entendais -raconter sa déportation, Auschwitz, la Shoah. Elle l'avait peu fait alors – les documentaires et son livre ne viendront que plus tard –, et nos questions étaient timides -devant le numéro tatoué sur son avant-bras. Mais elle répondait franchement, d'une voix blanche, sans émotion visible, constatant simplement que parler demeurait difficile pour tous les rescapés : "
On a peur que les gens ne soient pas assez attentifs, et peur de ne pas le supporter. On a raison, même maintenant ils ne peuvent pas entendre. "
" Le personnage le plus important "Nous l'avions quittée extrêmement tard, et je la revois encore, habillée de soie verte, le chignon haut comme les pommettes, rentrer chez elle à pied, derrière les Invalides, balançant son sac à main au rythme de ses pas dans la nuit chaude d'une fin de printemps. J'étais subjuguée. Cette profondeur. Cette densité… Il n'y avait eu ni rouerie ni stratégie, aucune tentative de charmer ses interlocutrices. Elle se fichait de ce qu'on -appellerait aujourd'hui sa " communication ". Elle avait parlé vrai en n'esquivant aucune question.
Le hasard a fait que, cette même année, -l'Association des femmes journalistes l'avait sollicitée pour me remettre son prix annuel -récompensant un article paru dans
Le Monde sur les épouses de marins-pêcheurs qui vivaient une crise économique terrible : " Les humiliées du Guilvinec ". Le sujet me touchait particulièrement. Il concernait les femmes, un métier séculaire, ma Bretagne… Mes parents étaient venus de Morlaix pour l'occasion. Je les ai présentés à la ministre. Et je revois Simone Veil et ma mère, que très peu d'années séparaient – l'une qui avait vécu l'enfer d'Auschwitz au moment où l'autre, le 6 juin 1944, subissait, avec un -mélange de frayeur et de soulagement, les bombardements américains au-dessus de Caen – se parler en confiance, presque en complicité. J'en étais bouleversée, je ne saurais dire pourquoi. Elles ne se ressemblaient pas, mais je les sentais proches. La clarté du regard, une sincérité absolue.
Les mots qu'elle avait prononcés ce jour-là à propos de la force des femmes, de leur grandeur, de leur pouvoir, de leur
" sororité " et de leur
" solidarité spontanée " me trot-teront longtemps dans la tête, et je le crois, m'influenceront.
" Est-ce la conscience -commune de discriminations et traditions pesantes ? Est-ce la certitude de partager une échelle de valeurs différente de celle des hommes ? Les femmes, c'est un fait, ont une réelle facilité à vivre ensemble ", reprendra-t-elle plus tard dans une autre conversation, convaincue qu'elles exercent l'autorité de façon différente et que cette différence – cette richesse – justifie l'obligation de parité dans les instances de pouvoir, au moins autant que le principe d'égalité.
" Il faut qu'elles se lancent !, -disait-elle
. Qu'elles écoutent leur conscience, prennent des responsabilités et s'épaulent ! -Elles peuvent changer le monde ! "
" Et puis, vous savez quoi ?, m'avouera-t-elle avec conviction,
je me sens plus en sécurité avec des femmes. Peut-être est-ce dû à la -déportation. Au camp, leur aide était désintéressée, généreuse. Pas celle des hommes. Et la résistance du sexe dit faible y était aussi plus grande. Oui, j'ai beaucoup plus d'affinités avec les femmes. Il est si facile de parler entre nous d'émotions, de sentiments, et de bien d'autres choses de la vie qui énervent souvent les hommes. " Son mari et ses fils savaient combien Simone aimait les moments entre femmes. Ces instants de complicité tendre et joyeuse où elle les recevait, détendue, sur les coussins de son grand lit, pour bavarder, se confier, se souvenir. Rire aussi,
" entre filles ", disait-elle l'œil coquin, heureuse d'avoir ses copines de balade, d'expos, de cinés, de cigarettes.
Deux ans plus tard, en janvier 1995, alors que j'étais plongée dans une longue enquête portant sur les enfants de rescapés et de bourreaux de la Shoah, elle m'invitait à me rendre avec elle et son fils Pierre-François à Auschwitz, pour les cérémonies du cinquantième anniversaire de la libération des camps. Dans le petit avion volant vers Cracovie, dans -lequel avait aussi pris place la -famille Klarsfeld, nous avions parlé de livres, l'une de ses grandes passions – les albums -familiaux la montrent d'ailleurs fréquemment un ouvrage à la main. Proust, son préféré, -Stendhal, Flaubert, Maupassant ; mais aussi Isaac Bashevis Singer, cet écrivain juif polonais, naturalisé américain, Prix Nobel de littérature en 1978. Elle avait lu toute son œuvre, ou presque, et riait en évoquant les aventures burlesques du héros d'
Ennemies, une histoire d'amour, aux prises avec trois femmes. Le lendemain, après une cérémonie à laquelle participaient les -représentants de vingt-quatre Etats et dont elle était, avec Elie Wiesel, la -figure la plus emblématique et la plus légitime, elle m'avait pris le bras, et entraînée vers le baraquement où elle avait logé avec sa mère et sa grande sœur, Milou.
" C'était ici, m'avait-elle dit.
Mes souvenirs y sont gravés. "
Il faisait un froid sec et glacial. Le ciel, la terre, la brique étaient d'un gris poisseux, d'un gris blafard. Auschwitz vide et hanté pour l'éternité. Elle avait regardé en l'air, comme pour constater l'absence de fumée des crématoires qui, cinquante années plus tôt, obstruait le ciel et empoisonnait l'atmosphère. Puis, à l'intérieur du block, elle avait touché de la main une
coyat, l'une de ces couchettes en bois à trois étages sur -lesquelles les prisonnières s'entassaient tête bêche, à cinq ou à six selon le remplissage du camp.
" J'en ai gardé la hantise de la promiscuité, des effleurements, des files d'attente, même au cinéma. " Peu de mots. A quoi bon ? Derrière le regard vert défilaient tant d'images auxquelles je n'avais pas accès.
Et puis voilà qu'au mois d'août 2002, il y a eu cette interview fleuve lors de laquelle j'ai fait la connaissance d'Yvonne. Yvonne -Jacob, épouse d'André, mère de Milou, -Denise, Jean et Simone. Yvonne, morte à Bergen-Belsen le 15 mars 1945. Yvonne,
" qui ressemblait à Greta Garbo " et dont Simone, évoquant un amour-passion et bravant toute pudeur, m'a assuré, le doigt sur une photo la représentant de profil, un chignon posé sur la nuque :
" C'est le personnage le plus important de ma vie. "
Elle avait d'emblée accepté le principe de cette série du
Monde intitulée " Chers -parents ", dans laquelle des personnalités évoquaient… leurs parents et posaient avec une photo les représentant. Elle voulait tant parler d'Yvonne. La faire connaître. Reconnaître. Aimer. Montrer ses photos qui témoignent d'une grâce et d'un charisme hors du commun. Affirmer haut et fort que cette -maman partie si tôt était en tout point exceptionnelle.
" Je sais que tout le monde prétend avoir eu la mère la plus belle, la plus douce, la plus généreuse… Mais je me dis : pour elle, c'était vrai ! " Je souriais, je ne l'avais jamais vue à la fois si vulnérable et si fougueuse. Alors, pendant plusieurs heures, elle m'a présenté Yvonne. Elle n'en oubliait pas son père, André Jacob, architecte, Prix de Rome, ancien combattant et prisonnier de la Grande Guerre, juif laïque, très à cheval sur l'éducation de ses enfants, disparu avec son fils, Jean, dans un convoi de déportés parti de Drancy vers la Lituanie. Elle avait d'ailleurs peur d'être injuste envers lui, tant sa tendresse avait toujours été focalisée sur Yvonne. Mais, disait-elle, André lui-même reconnaissait la force d'attraction de sa femme :
" Il y avait comme une compétition entre les enfants et le mari ! Le soir, dans notre appartement de Nice, alors que maman restait bavarder avec ses trois filles qui partageaient la même chambre, on entendait toutes les cinq à dix minutes -vibrer la voix de papa :“
Yvonne ! Tu viens te coucher ?”
Et à chaque fois, on retenait -maman : “
Non, non, reste !”
Mon père aurait voulu avoir sa femme pour lui tout seul ! " Un peu comme Antoine, bien plus tard, qui, à son tour, s'agacera du temps que Simone -passera avec ses trois fils et qu'il comptera comme du temps volé à leur couple…
Yvonne, donc. Essentielle. Fondatrice. En fixant sa photo, j'essayais d'y retrouver les traits de Simone. Mais elle m'en dissuadait, affirmant que c'était sa sœur Denise qui ressemblait le plus à leur mère. Quant à elle, non, elle n'en avait ni le physique ni le caractère.
" Je suis beaucoup moins douce, beaucoup moins conciliante, beaucoup moins -facile ! Beaucoup moins généreuse aussi. Car sa vie n'a été dirigée que vers les autres. Peut-être suis-je… Non, pas plus gaie, car je ne suis pas très gaie. Mais peut-être suis-je plus combative, moins résignée à renoncer à certains plaisirs de la vie, comme à la liberté de travailler. Maman l'a fait, sous la pression de mon père et malgré des études de chimie qui la passionnaient. Elle ne pensait jamais à elle. Elle était d'une telle bonté… Un mot étrange, hein ? Un peu désuet aujourd'hui. C'est pourtant bien de cela qu'il s'agit. Et d'amour. "
Une insoumise sur la Côte d'AzurQuand son mari lui avait annoncé, en 1924, deux ans après leur mariage, sa décision de quitter Paris pour installer sa famille à Nice, convaincu que l'explosion du marché immobilier sur la Côte d'Azur lui offrait de grandes perspectives, Yvonne, la Parisienne, avait été navrée. Elle aimait le théâtre, le cinéma, les concerts, les longs moments partagés avec sa sœur Suzanne, médecin. Son départ fut donc un déracinement et Nice, une sorte d'exil, d'où elle écrivait chaque jour à sa sœur de longues lettres. Mais les quatre enfants, nés en l'espace de cinq ans, ne lui laissent guère de temps libre. Simone, notamment, insoumise et en quête constante de tendresse.
"Au fond, moi aussi j'aurais voulu être seule à bénéficier de son amour, se souvenait-elle, ce jour d'août 2002
. Je voulais toujours être près d'elle. Quand on se promenait dans la rue, c'était évidemment à moi de lui donner la main. Les matins où il n'y avait pas d'école, je me glissais dans son lit, me lovais contre elle, la caressant, jamais rassasiée d'elle. A table, comme j'étais indisciplinée, j'étais placée à côté de mon père, qui voulait veiller lui-même à ce que je me tienne bien. Mais quand il n'était pas là, je fonçais près de maman. C'était ma place. " Ces mots me reviennent en mémoire quand -j'entends aujourd'hui ses grands fils de 63 et 70 ans, penchés sur les photos de cet ouvrage, se chamailler ou faire semblant, en se reprochant mutuellement d'avoir toujours cherché à
" voler la meilleure place " (à côté de -Simone) ou
" être son chouchou ".
Evoquer Yvonne permettait aussi de décrire
" le paradis de l'enfance ". Simone gardait un souvenir si délicieux du cadre de ses premières années :
" Je me rappelle un petit bois d'oliviers avec des violettes et du mimosa, tout près de notre appartement niçois. Des champs de narcisses, de coquelicots et de jasmin sauvage. Un trajet longeant la mer pour rentrer de l'école… " Quelle nostalgie alors, dans sa voix et son regard. Nostalgie de la douceur familiale, des lectures et câlins, des fous rires et chahuts, des baignades sur les plages de Nice, des week-ends avec les Eclaireuses, des vacances entre cousins à La Ciotat…
Elle ne mettait qu'un bémol à l'harmonie décrite : l'autoritarisme de son père et le carcan dans lequel, malgré son amour, il plaçait son épouse.
" Je n'aimais pas l'idée qu'il lui -impose ses goûts, restreigne sa liberté, encore moins qu'il lui demande des comptes sur les dépenses de la famille. " Simone lui tenait tête, le jugeait sévèrement, rejetait ses oukases. Elle était très consciente de leurs difficultés financières, notamment depuis qu'André s'était vu retirer le droit d'exercer sa profession, mais elle ressentait comme une humiliation la sujétion d'Yvonne.
" Ces séances où maman devait, à un sou près, rendre des comptes devant son mari ! Ce sentiment de dépendance ! Ça, jamais, me disais-je ! " Avoir un métier. Et défendre coûte que coûte le droit de l'exercer. Simone n'oubliera pas cette exhortation d'Yvonne à ses trois filles. Et elle s'y tiendra, quitte à se disputer plus tard avec Antoine, son jeune mari -énarque, lorsqu'il tentera de la convaincre qu'avec trois jeunes enfants, elle aurait très bien pu rester à la maison…
Mais le souvenir d'Yvonne nous ramenait irrésistiblement au camp où elle fut déportée avec sa fille aînée et sa benjamine, quelques jours après les épreuves du bac de Simone.
" Même à Auschwitz, insistait cette dernière
, même vêtue de haillons et atrocement -malade,
elle impressionnait tout le monde – y compris des SS – par son allure, sa dignité, sa force morale. Pourtant, l'ambiance était sauvage. Les détenues se battaient pour tout. Elles n'avaient de cesse que de dérober même ce qu'on portait sur soi. La cuillère qu'on avait payée d'une précieuse ration de pain dispa-raissait violemment de votre main. Les chaussures cachées sous les matelas s'envolaient dans la nuit, vous laissant démunie dans un froid infernal. La soupe – immonde, mais vitale – faisait l'objet des pires veuleries. Mais maman laissait faire, incapable du moindre geste d'agressivité. Si quelqu'un s'avisait de -voler sa soupe, elle expliquait qu'il avait pro-bablement plus faim qu'elle. Ce qui me rendait malade ! Je ne supportais pas qu'on la vole ou qu'on la maltraite ! "
Armée d'une rage et d'une pulsion de vie qui lui faisait prendre tous les risques pour protéger Yvonne et Milou, Simone se battait pour trois. Et la mort de sa mère, épuisée, vaincue par le typhus, quelques jours avant la libération du camp, la laissera hagarde, -désemparée, en colère pour le reste de sa vie.
" C'était proprement inacceptable. " Elle ne l'a donc jamais accepté. Et en tenant entre ses mains la photo d'Yvonne, elle me confiait sa certitude de l'avoir encore chaque jour, à chaque instant, à ses côtés.
" C'est elle qui me donne la force et la volonté d'agir. C'est elle, dans tous les domaines, qui a guidé ma vie. J'ai l'impression qu'elle m'enrichit toujours. "
Une longue route attendait Simone Veil à la sortie du camp.
" Du rab ", disaient les -survivants d'Auschwitz en parlant de ce supplément de vie inattendu. Un
" rab "intense, utile, ardent. Un
" rab " dont elle a fait une œuvre, en ouvrant des portes, " éclaireuse " et pionnière, en portant un message humaniste, en reconstruisant une famille.
(…) La force de la vie, malgré la tragédie. Et malgré la brisure irrémédiable causée par la mort de Milou et de son petit garçon, en 1952, dans un accident de voiture.
Car Simone a trouvé sur son chemin, ou plutôt, sur les bancs de Sciences Po où elle était étudiante, un jeune homme brillant, passionné, irrésistiblement drôle : Antoine Veil. Sa famille chaleureuse de juifs non religieux ressemblait à la sienne, amoureuse des arts, de la culture, de la France. Simone eut un coup de foudre.
" Pour eux tous ", dira-t-elle pudiquement. Mais les photos du jeune couple, dès leurs premières vacances au printemps 1946, donnent l'idée des sentiments qu'Antoine et Simone éprouvèrent instantanément l'un pour l'autre. -Quelques semaines après leur rencontre, ils étaient fiancés. Quelques mois plus tard, les voilà mariés. Jean, leur fils aîné qui porte le prénom du frère disparu de Simone, naîtra en 1947. La maman a 20 ans.
Deux autres fils vont suivre, Nicolas en 1949, Pierre-François en 1954. Un compromis au sein du couple la fera s'orienter vers la magistrature et se passionner, très vite, pour son travail – nommée à l'administration -pénitentiaire, elle se battra -notamment pour l'amélioration des conditions de vie des prisonniers, surtout des -prisonnières. Et elle mènera la double vie des femmes actives : vite, le matin, les petits déjeuners, les cartables, les baisers ; puis course en Fiat 500 vers son bureau, place Vendôme ; prestement à midi, passer chez le boucher, revenir à la maison, place Saint-André-des-Arts, faire manger la tablée qui repart à l'école sans avoir terminé ; rapidement le soir, embrasser, câliner, avant de s'habiller pour sortir dans Paris car Antoine est joyeux et mondain… Les vacances, comme celles de nombreux Français dans les années 1960, se passent sur la Costa Brava. C'est une expédition de s'y rendre en voiture, mais Simone -impose une étape dans les villes qui comportent un centre d'arrêt qu'elle souhaite -visiter. Les garçons se battent dans l'auto -garée sur le parking de la prison. Mais les -vacances sont douces. Simone n'est jamais rassasiée de soleil et reste sur la plage avec Pierre-François quand elle est désertée, aux heures brû-lantes de l'après-midi. Antoine -remonte à l'hôtel avec ses deux aînés.
L'espièglerie d'AntoineSon travail évolue, de plus en plus accaparant. Elle y met tout son cœur, attentive, quelle que soit sa fonction, à défendre les droits des femmes et des plus démunis. Et puis, contre toute attente, elle devient ministre… Antoine, qui rêvait lui-même d'une carrière politique, revoit alors ses ambitions et observe, médusé, et toujours bienveillant, la popularité croissante de son épouse. Il y aura des épreuves – la bataille pour l'avortement est d'une grande violence. Mais la famille fait bloc. Avant même d'être l'héroïne des Français, Simone est celle des siens. Antoine l'aime depuis le premier jour. Ses fils sont fascinés par leur -maman si belle et si entière, soupe au lait, exigeante. Et les images de l'album témoignent à la fois d'une fierté, d'une complicité et d'une tendresse assez rares. Quand Antoine, le matin, file à son bureau sur le coup de 7 h 20, Pierre-François se glisse dans le lit de sa mère, -furieux de voir vers 7 h 30 débouler Jean – avocat et jeune marié –, venu lui aussi prendre sa dose de tendresse maternelle et de conversation avant d'entamer sa journée.
L'élection de Simone à la présidence du Parlement européen bouscule bien sûr la vie de famille. Mais l'enjeu est immense, et -Simone, sans doute, a le sentiment d'accomplir son destin : elle poursuit le rêve d'Yvonne et œuvre pour la paix. Les treize années de son aventure européenne, parsemées d'une multitude de voyages, l'exalteront. Les déjeuners familiaux du -samedi, dans le vaste appartement de la place Vauban, demeurent un rituel immuable. La famille s'agrandit. Derrière la table ovale de la salle à -manger, Simone dresse -désormais une table des petits-enfants.
(…)
Enfin, je me souviens du soir de son élection à l'Académie française, le 20 novembre 2008. Une petite réception était improvisée chez son éditeur, à laquelle se bousculaient politiques et académiciens. Simone, vêtue d'un tailleur noir et entourée de ses fils et de plusieurs petits-enfants, était fêtée, couverte d'éloges, émue, presque intimidée. Heureusement, Antoine était là. Joyeux, irrévérencieux, éternellement espiègle.
" Le -Musée -Grévin, l'Académie… J'espère que tout cela ne nous mènera pas au Panthéon !, disait-il en faisant mine de maugréer.
On n'y trouve que des lits à une place, je trouve cela terrible ! "
Simone m'avait souri en haussant les yeux au ciel. On ne brimerait jamais la liberté de ton et l'humour caustique de son compagnon de plus de soixante ans. Et c'était bien ainsi.
(© Grasset & Fasquelle, 2018)
Annick Cojean
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