Etre puissant, c'est se rendre incontournable. Que ce soit par la lutte ou par la coopération, les syndicats français se sont jusque-là montrés impuissants à s'opposer à la vague Macron et, surtout, à mobiliser ceux qui, dans un passé encore récent, manifestaient à leur appel. Mais, au-delà de ce moment où l'arrogance des gouvernants ne laisse pas beaucoup d'espace à l'objection, les questions posées au syndicalisme en France s'inscrivent dans une perspective plus longue et plus large.
Plus large, en effet, car, comme pour beaucoup de sujets économiques et sociaux, il convient de situer le syndicalisme en France dans son environnement européen. De manière différente selon les pays, l'affaiblissement des syndicats est général et, parfois, considérable sur les quinze ou vingt dernières années. Le syndicalisme français n'est donc pas l'homme malade d'une Europe syndicale où tout irait bien, il est à l'unisson d'une tendance, il l'amplifie parfois avec ses caractères propres bien connus : nombre d'adhérents stable, mais à un niveau très faible, une forte intégration institutionnelle, un manque d'indépendance financière, etc. Enfin, sa capacité à peser dans le débat national en faisant vivre les références au service public, aux inégalités et aux politiques sociales en général, est en très net recul ces dernières années.
Il convient cependant de se départir d'un certain catastrophisme, car, sur d'autres plans, le syndicalisme n'enregistre pas que des échecs. Les syndicats sont, malgré tout, présents dans beaucoup d'entreprises, ils y mènent des luttes légitimes et ils signent nombre d'accords locaux qui ne semblent pas pénaliser la compétitivité, le tout, dans un contexte dont le moins qu'on puisse dire est qu'il ne leur est pas favorable.
Si les pressions du contexte sont nombreuses, il ne faut pas négliger la contribution que les syndicats français apportent eux-mêmes à leur affaiblissement. Les années à venir devraient les contraindre à plusieurs changements, on se contentera d'en souligner deux, majeurs selon nous.
Gestion passive de la segmentationSi la dispute porte sur ce qui doit l'entourer, l'opinion commune semble accepter comme allant de soi le primat de la négociation d'entreprise. Mais de quelle entreprise s'agit-il ? En une trentaine d'années, le " travailleur collectif " qu'était l'entreprise a explosé : les salariés liés par leur contrat de travail à l'entreprise sont souvent minoritaires parmi le grand nombre de prestataires, intérimaires, CDD, stagiaires. Les trois quarts des entreprises sont dans un rapport de sous-traitance, soit donneur d'ordre, soit preneur d'ordre ou le plus souvent les deux. L'externalisation et la sous-traitance ont transformé l'entreprise en palais des courants d'air.
La soi-disant négociation d'entreprise concerne en réalité les seuls travailleurs liés par contrat au donneur d'ordre principal et à quelques gros sous-traitants. Elle engendre dans les faits une sorte de corporatisme limité au sommet de la chaîne de valeur. Sauf à entériner la nouvelle division du travail capitaliste, les syndicats doivent impérativement recomposer des logiques inclusives du salariat et rompre avec cette gestion passive de la segmentation. La branche n'est plus le lieu déterminant de cette solidarité, la chaîne de valeur et le territoire définissent désormais l'espace de constitution des communautés d'action.
Un effort de réorganisation avait été opéré au début du XXe siècle lorsque le machinisme avait transformé la fabrique en une entreprise moderne, lieu d'une solidarité organique nouvelle entre travailleurs, ainsi que le relevait Emile Durkheim dans sa thèse (1893). La CGT avait su alors redéfinir ses espaces internes : ses syndicats ne se sont plus organisés par métiers mais en fonction du produit auquel ils concouraient (le bâtiment, la métallurgie, etc.). La recomposition actuelle de l'organisation et de la division du travail rend impérative une redéfinition globale des lieux de la négociation collective et des structures syndicales (syndicats de base, fédérations, unions locales). Or les syndicats en sont loin, cramponnés à leurs sections ou leurs syndicats d'entreprise et à des fédérations professionnelles totalement dépassées.
Reconstituer du collectif est un enjeu partagé par tous les syndicats d'Europe. Ce qui est spécifique à la France, c'est la guerre de tous contre tous entre un nombre sans cesse croissant d'organisations, toutes aussi bardées de certitudes. Chaque centrale syndicale pense que c'est dans la distinction vis-à-vis de ses concurrentes qu'elle va retrouver de l'espace. C'est une impasse, chacun peut en voir le résultat : l'image des syndicats s'est dégradée depuis 2012, c'est-à-dire après l'explosion de l'unité syndicale que Nicolas Sarkozy avait créée contre lui. Quand il y a eu des mouvements victorieux, c'est qu'ils ont été conduits dans l'unité jusqu'au bout.
Les syndicats n'intéressent plus le gros des travailleurs qui n'ont cure de ces affrontements permanents attisés par les doctrinaires de chaque camp. Mieux vaudrait prendre appui sur les relations unitaires qui existent ici ou là – elles ne sont pas partout mauvaises – et reprendre par le bas des démarches qui ne supposent pas d'être d'accord sur tout mais de privilégier ce qui fait cause commune. Il ne s'agit pas de faire disparaître par enchantement les divergences bien réelles mais de gérer autrement le pluralisme. La sortie du marasme sera solidaire entre les syndicats : sans rupture avec l'état actuel de leurs relations, il n'y a aucun espoir de retrouver un crédit auprès du grand nombre des travailleurs.
Jean-Marie Pernot
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