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Commerce : Bruxelles avertit Washington
En cas d'escalade, des taxes seraient appliquées sur 294 milliards de dollars d'exportations américaines


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Ils ont à peine réussi à réduire les tensions politiques autour des questions migratoires que les dirigeants de l'Union européenne (UE) redoutent déjà la prochaine crise. Après avoir une première fois maltraité les Européens en taxant le 1er juin à 25 % leurs exportations d'acier et à 10 % celles d'aluminium, Washington a lancé une autre enquête au nom de la sécurité nationale des Etats-Unis et menace de s'en prendre à leurs exportations de voitures outre-Atlantique.
Une décision d'une tout autre ampleur : ces taxes toucheraient très durement l'Allemagne, première puissance exportatrice de l'UE avec plus de 600 000 voitures exportées et 50 milliards d'euros d'excédents commerciaux, tous secteurs confondus, avec les Etats-Unis. Cela obligerait probablement les Européens à réagir (comme ils l'ont fait avec l'acier et l'aluminium), avec le risque, cette fois très sérieux, d'une véritable guerre commerciale entre deux alliés historiques.
Les Européens tentent d'y échapper par tous les moyens, même s'ils ne se font guère d'illusions : ils ont appris à prendre Donald Trump au mot. Or le président américain est obsédé depuis le début de son mandat par l'excès, selon lui, de grosses cylindrées allemandes circulant dans les rues de New York.
La Commission européenne a lancé un avertissement fort, lundi 2 juillet, en rendant public un document destiné au département du commerce américain où elle évalue le préjudice que pourraient subir les Etats-Unis, si Washington mettait ses menaces à exécution au nom d'un impératif de sécurité nationale qui, estime Bruxelles, " viole le droit international ".
Les " rétorsions " des partenaires des Américains pourraient porter sur la somme colossale de 294 milliards de dollars (252 milliards d'euros), soit 19 % du total des exportations américaines annuelles, dont 58 milliards de dollars pourraient provenir des droits de douane additionnels imposés par les Européens sur des produits américains. On est très au-delà des 2,8 milliards d'euros décidés le 22 juin en représailles aux 6,4 milliards de nouvelles taxes sur l'acier et l'aluminium décidées par les Américains.
" Scénario du pire "Enfonçant le clou, le document de la Commission souligne que les constructeurs automobiles européens, par le biais de leurs usines américaines, ont produit près de 2,9 millions de véhicules en 2017 et engendré " 120 000 emplois directs et indirects "aux Etats-Unis, notamment en Caroline du Sud, en Alabama, au Mississippi et au Tennessee – des Etats du Sud connus pour leur soutien à M. Trump.
Ce document, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, l'emportera certainement dans ses bagages, pour sa rencontre avec M. Trump prévue à Washington les 19 et 20 juillet. Cecilia Malmström, la commissaire au commerce l'accompagnera et devrait participer à l'audience publique organisée par le département du commerce dans le cadre de son enquête sur les importations de voitures européennes. Le rapport d'enquête pourrait être bouclé d'ici à la fin de l'été.
Ce printemps, les Européens avaient parié sur des contacts rapprochés entre Mme Malmström et Wilbur Ross, le secrétaire au commerce de M. Trump, et sur la relation un peu spéciale que cultivait Emmanuel Macron avec le président américain, pour échapper aux taxes sur l'acier. En vain. Pour l'heure, ils semblent avoir abandonné cette stratégie, et s'en tiennent aux arguments légaux. Dimanche, M. Trump a lancé sur Fox News : " L'Union européenne fait probablement autant de mal que la Chine, sauf qu'elle est plus petite. "
Selon nos informations, la commissaire Malmström devait consulter les Etats membres ce milieu de semaine, pour vérifier s'ils ne souhaitent pas donner des consignes plus spécifiques à M. Juncker, lors de sa rencontre avec M. Trump. Courant mai, les Européens avaient proposé au président américain de discuter abaissement des tarifs douaniers, y compris pour les voitures, espérant échapper aux taxes sur l'acier. Cette négociation ne semble plus d'actualité.
Les Européens parient-ils davantage sur l'inquiétude grandissante des milieux d'affaires américains ? Possible. Dans une analyse intitulée thewrongapproach.com(lamauvaiseapproche.com), la chambre de commerce américaine estime à " environ 75 milliards de dollars " le montant des exportations des Etats-Unis d'ores et déjà touchées par les mesures de rétorsion des partenaires commerciaux du pays. Le constructeur automobile General Motors a lui aussi mis en garde contre une augmentation des tarifs douaniers qui " pourrait réduire la taille de GM " ainsi que " les emplois ".
Plus encore que la menace de la guerre commerciale, c'est la détérioration accélérée des relations transatlantiques que redoute Bruxelles. Le 28 juin, lors d'un sommet européen, Donald Tusk, le président du Conseil européen – Etats membres –, a beaucoup insisté sur le sujet, avec des accents particulièrement dramatiques. " Malheureusement, les divisions vont au-delà du commerce ", a-t-il déclaré, évoquant la nécessité d'une préparation au " scénario du pire ", c'est-à-dire à une rupture complète de la relation transatlantique.
Car c'est aussi l'unité de l'OTAN qui est en cause, a appuyé M. Tusk. Refusant de signer la récente déclaration finale du G7, le président américain avait effectivement lié la question du commerce à celle de l'avenir de l'Alliance atlantique. Les dirigeants des Vingt-Huit redoutent un nouvel incident provoqué par M. Trump lors du sommet de l'OTAN, à Bruxelles les 11 et 12 juillet.
Multipliant les critiques quant à la faiblesse de l'engagement des Européens pour assurer leur sécurité, le président américain – qui avait commencé par juger l'Alliance atlantique " obsolète ", avant de, malgré tout, l'estimer nécessaire – pourrait renouveler ses critiques lors de cette réunion. Et concentrer, à nouveau, le tir sur l'Allemagne.
Cécile Ducourtieux, et Jean-Pierre Stroobants
© Le Monde
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Un impact " comparable à la grande récession de 2008 "


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Pour une guerre commerciale, combien de dégâts ? L'escalade des tensions entre les Etats-Unis et leurs partenaires rend la question chaque jour moins théorique." Ce scénario reste relativement peu probable, mais il n'est plus impossible ", souligne Philippe Martin, président délégué du Conseil d'analyse économique (CAE).
Dans une note publiée mardi 3 juillet, le CAE, cercle de réflexion placé auprès du premier ministre, tente donc d'estimer les conséquences économiques d'une déflagration commerciale mondiale. L'impact, concluent ses auteurs, " serait comparable à celui de la grande récession de 2008-2009 ". L'hypothèse ici retenue est celle d'une guerre " totale ". Autrement dit, une hausse de 60 points de pourcentage des tarifs douaniers sur les biens échangés entre les grands pays. Ceux-là sont de 3 % en moyenne aux Etats-Unis et en Europe.
Même si le marché unique européen restait intact, avec des droits de douane toujours nuls en son sein, l'Union européenne (UE) accuserait une perte " permanente " de 4 % du produit intérieur brut (PIB) et la France de plus de 3 %. Dans l'Hexagone, il en coûterait annuellement 1 125 euros par habitant. Les autres grandes puissances seraient aussi pénalisées. Pour la Chine, la chute du PIB est estimée à 3 %. Tout comme aux Etats-Unis, quoi qu'en dise le président Donald Trump, prompt à affirmer que l'économie américaine est capable de résister à un choc commercial d'ampleur.
Effets délétèresLes auteurs – Philippe Martin, et les économistes Sébastien Jean et André Sapir – énumèrent les effets délétères provoqués par une avalanche de surtaxes. A court terme, elles font grimper le prix des produits importés. Les répercussions sont immédiates sur le pouvoir d'achat des ménages. Mais également sur la compétitivité des entreprises, dans un monde où les chaînes de production sont de plus en plus morcelées à travers le globe. En grippant les rouages du commerce mondial, elles fragilisent aussi les secteurs exportateurs.
D'autres facteurs sont de nature à aggraver la donne : sur les marchés, l'incertitude risque d'augmenter. La hausse des prix des produits importés peut générer des pressions inflationnistes et pousser les banques centrales à durcir plus vite leur politique monétaire. Si le conflit s'éternise, la capacité d'innovation et la productivité seraient endommagées. A long terme, les effets négatifs ne peuvent que s'amplifier.
Pour éviter d'en arriver à une telle extrémité, face à la politique va-t-en-guerre du président Trump, " l'Union européenne doit résolument mettre en œuvre une stratégie de défense ", préconise la note du CAE. Celle-ci passe, dans un premier temps, par des mesures de rétorsion fermes et modérées, telles que les sanctions imposées par Bruxelles en représailles aux droits de douane américains sur l'acier et l'aluminium. Une riposte d'autant plus efficace qu'elle serait étroitement " coordonnée " avec des pays amis (Canada, Japon…), liés à l'Europe par des accords de libre-échange.
L'UE est d'ailleurs invitée à poursuivre sa politique active de négociation de traités de libre-échange. Non pas tant pour leur gain économique que " pour le rôle de “police d'assurance” qu'ils peuvent jouer en cas de guerre commerciale généralisée ". A charge enfin pour l'Europe d'avancer une offre de réforme du système multilatéral et de l'Organisation mondiale du commerce.
Marie de Vergès
© Le Monde
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La répétition des escarmouches rend les marchés nerveux
La volatilité des indices est accentuée par les incertitudes qui pèsent sur la conjoncture


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 | LES CHIFFRES |
+ 3,9 %
C'est la croissance de l'économie mondiale prévue en 2018 et 2019 par le Fonds monétaire international.
60 milliards
C'est, en dollars, soit 51,5 milliards d'euros, le volume des échanges mondiaux déjà affecté par des surtaxes, selon les calculs du cabinet d'analyse Oxford Economics. Si les dernières menaces sont mises en application, ce chiffre passerait à 800 milliards de dollars.
– 3,3 %
C'est la perte de valeur du renminbi (ou yuan) chinois face au dollar au mois de juin. Un déclin historique.
– 2 %
C'est la baisse enregistrée par le Dow Jones, indice phare de la Bourse de New York, sur un mois.
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L'été s'annonce agité sur les principales Bourses mondiales, dont les indices font du yoyo. Celle de Hongkong a ouvert mardi 3 juillet la séance sur une baisse de plus de 3 %. En Europe, lundi soir, les principales places ont fini dans le rouge et la tendance aux Etats-Unis était mal orientée, jusqu'à ce que Donald Trump se montre rassurant quant au maintien du pays au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
C'est bien l'avenir des échanges mondiaux qui préoccupe les investisseurs, inquiets des prémices d'une guerre commerciale qui opposerait les Etats-Unis à l'Union européenne, à la Chine et au Canada. Pour l'heure, les nouveaux droits de douane décidés ne représenteraient qu'une perte de 0,1 point du PIB mondial, selon Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis. " On assiste donc à une énorme surréaction des marchés, compte tenu de l'effet réel de ces mesures protectionnistes, estime l'économiste . L'incertitude pèse beaucoup plus que les mesures annoncées, car personne ne sait où Donald Trump s'arrêtera et les marchés valorisent le pire. "
Les investisseurs réagissent d'autant plus vivement que ces tensions commerciales ne surviennent pas " comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, note Didier Saint-Georges, membre du comité d'investissement de Carmignac, spécialiste de la gestion d'actifs. La toile de fond a changé en un an, avec le resserrement des politiques monétaires des banques centrales. La Fed a déjà commencé à retirer des liquidités au système financier, alors que ces mannes formaient un véritable filet de sécurité pour les marchés. " Non seulement les investisseurs doivent réapprendre à fonctionner sans que les banques centrales interviennent à la moindre escarmouche, mais tous les signaux avancés indiquent que la dynamique économique de 2016 et de 2017 tend à s'essouffler et que le cycle économique, selon les régions du monde, approche ou même a dépassé son point haut
S'ajoute à ce nouveau contexte économique " une rébellion d'ordre social et politique contre la globalisation et le libre-échange, aux Etats-Unis, et contre Bruxelles, en Europe ", poursuit M. Saint-Georges. Frédéric Rollin, stratégiste de la banque Pictet, veut croire que " la correction ne sera pas durable. A la fin, tout le monde redeviendra raisonnable : il y a des postures de négociation sur le commerce, mais personne n'a intérêt à se tirer une balle dans le pied ". Donald Trump pourrait toutefois chercher à jouer la surenchère jusqu'aux élections américaines de mi-mandat, en novembre.
Un climat moroseFaut-il, dans ce contexte, craindre pour la conjoncture mondiale ? Pas encore. En dépit du stress généré par les annonces de l'administration américaine, " on reste pour le moment dans l'épiphénomène ", estime Ludovic Subran, chef économiste de l'assureur-crédit Euler Hermes. " Les entreprises peuvent absorber le choc en jouant sur le prix et sur les marges. Quant au consommateur américain, il va continuer de consommer même si l'inflation augmente. " En somme : même si les ménages pourraient voir leur pouvoir d'achat légèrement rogné, les mesures protectionnistes évoquées jusque-là ne sont pas de nature à bouleverser les grands équilibres macroéconomiques.
Attention, néanmoins : cette escalade protectionniste intervient dans un climat morose. Après un quatrième trimestre 2017 sous stéroïdes, les principales économies du monde, avancées comme émergentes, ont connu un ralentissement de l'activité au début de 2018. Une baisse de régime particulièrement marquée en Allemagne, en France, au Royaume-Uni et au Japon, où l'indicateur est tombé dans le rouge, à – 0,2 % au début de l'année.
Le coup de mou, bien qu'inquiétant, peut s'expliquer : les entreprises ont investi, produit et déstocké trop vite ; la consommation, notamment en zone euro, n'a pas suivi. Les ménages ont dû composer avec une progression très modérée des salaires et une inflation tirée par les hausses du pétrole des derniers mois.
Mais il en faudrait plus pour affoler les prévisionnistes. Le climat des affaires a beau piquer du nez en zone euro et donner des signes de fébrilité ailleurs, le Fonds monétaire international (FMI) mise toujours sur une croissance mondiale de 3,9 % en 2018 et 2019. Le commerce, malgré la montée des incertitudes, se porte bien, l'Asie émergente restant le principal moteur de l'activité. Aux Etats-Unis, elle est dopée par le stimulus budgétaire. Selon le FMI, le pays devrait enregistrer 2,9 % de croissance cette année, malgré des risques d'inflation " surprise ".
Dernier sujet de préoccupation : une éventuelle guerre des monnaies alimentée par le conflit commercial. A l'origine de ces craintes, la glissade rapide de la devise chinoise. Le renminbi (ou yuan) a perdu 3,3 % de sa valeur face au dollar en juin. Un déclin historique, qui nourrit les spéculations sur une possible stratégie chinoise de dévaluation compétitive.
Balayant les rumeurs, Bei Xu, économiste chargée de l'Asie chez Société générale, estime que cette forte dépréciation reflète les fondamentaux de l'économie chinoise : " Le pays connaît une hausse des défauts sur la dette obligataire des entreprises, qui entraîne davantage de demande pour les placements sûrs. " La Chine s'est relancée dans une politique d'assouplissement monétaire qui permet de redonner de la vigueur à l'économie. Mais " il peut, bien entendu, s'agir de la volonté de compenser la hausse des barrières tarifaires ", estime de son côté Frédéric Rollin.
Véronique Chocron, et Élise Barthet
© Le Monde
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