Pour le brigadier-général syrien Souhaïl Al-Hassan, dit " Al-Nimr " (" le Tigre "), une campagne militaire ne peut se concevoir sans un " poème " inaugural, déclamé sur un ton martial et répercuté de talkies-walkies en téléphones portables sur les lignes de front : " Elancez-vous, hommes des victoires et des conquêtes ; chevaliers au cœur des batailles ! "
Comme au mois de janvier, avant de partir à l'assaut de la Ghouta orientale, dernière poche rebelle de la région de Damas où il promettait à ses adversaires
" de guérir leurs maux avec les flammes de l'enfer ", Souhaïl Al-Hassan a donné le 23 juin le top départ de l'offensive contre la région de Deraa, à la pointe sud de la Syrie.
La diatribe a aussitôt été publiée sur les réseaux sociaux, sur fond d'un montage vidéo réalisé à sa gloire et à celle de la douzaine de bataillons qui forment son unité, baptisée sans surprise " Forces du Tigre ". Le 6 juillet au soir, ses troupes, appuyées par l'aviation russe, étaient en passe de couper la dernière poche rebelle du Sud syrien en deux. Objet d'un culte effréné parmi les soutiens du pouvoir, l'officier de 48 ans est membre de la minorité alaouite dont sont issus le clan de Bachar Al-Assad et tout le noyau dur du régime.
Le commandement militaire russe, qui ne tarit pas d'éloges envers cet
" officier courageux et compétent ", selon le général Valéri Guérassimov, chef des opérations de l'armée russe en Syrie, a ainsi chargé ses propres forces spéciales, au visage masqué, de sa protection. Vu de Moscou, le Tigre est précieux : en Syrie, les talents sont rares dans l'esprit des chefs militaires du Kremlin.
A la table de Poutine
" Les unités commandées par le général Souhaïl Al-Hassan ont accompli les missions les plus importantes dans les principales batailles de la guerre : les libérations de Kuweires, Palmyre, Alep, Hama, Deir ez-Zor, Al-Mayadin ", énumérait le général Guérassimov en novembre 2017.
En août de la même année, il avait personnellement décoré le Tigre, lui offrant une épée en or aux armes des forces fédérales de Russie. Le Syrien, qui ne se départit jamais d'une casquette qui plonge sur son front ni de sa raideur d'officier, n'avait pas boudé son plaisir :
" Nous saluons toutes les terres de Russie, des mers du Sud au pôle Nord ! "
Au mois de décembre dernier, quand Vladimir Poutine avait effectué une visite surprise sur la base aérienne de Hmeimim, Souhaïl Al-Hassan avait eu l'honneur de s'asseoir à sa table. Un privilège qu'il n'a partagé qu'avec Bachar Al-Assad. Le dirigeant russe s'était alors adressé directement à lui :
" Nous avons parlé de vous avec le président Assad et vos collègues russes. Ils m'ont dit que vos forces étaient courageuses et se battaient courageusement. "
Cette " tigromania " russe n'est pas innocente.
" La Russie a trouvé une figure positive pour prouver qu'il existe une armée légitime en Syrie. Le Tigre est un officier syrien, médiatisé. Un héros national. Pour des raisons politiques, Moscou cherche à amoindrir le rôle qu'ont joué les Iraniens et le Hezbollah dans la défense de l'Etat syrien en mettant en avant une figure locale connue ", analyse un expert militaire syrien proche du régime.
L'Etat syrien revient de loin. Souhaïl Al-Hassan est le pur produit d'une catastrophe évitée de peu, un symbole de la résilience du régime.
" En 2015, dans les semaines qui ont suivi l'intervention de Moscou aux côtés de Bachar Al-Assad, les commandants russes ont été stupéfaits par l'état catastrophique de l'armée syrienne ",rappelle
Tobias Schneider, chercheur spécialiste de la Syrie au Global Public Policy Institute à Berlin.
Des trente-six brigades régulières que comptait l'armée, vingt-deux ont disparu corps et biens depuis 2011. Seules quelques compagnies disparates des forces spéciales, la Garde républicaine et la 4e division, des unités quasi exclusivement alaouites, ont survécu au cataclysme, sans être épargnées par la saignée démographique après des années de guerre : elles ne comptent plus qu'un tiers de leurs effectifs et elles étaient alors dispersées aux quatre coins de la Syrie.
Les restes de deux brigades de la Garde républicaine tentaient de survivre au siège imposé par l'organisation l'Etat islamique (EI) à Deir ez-Zor ; une troisième défendait la région côtière de Lattaquié, berceau de la famille Assad, à 500 km de là ; une quatrième était à Alep-Ouest et les trois dernières dans la capitale.
Tapis de bombesDans ce marasme surnageaient les quelques milliers d'hommes du Tigre, unité fondée en 2013. Une année charnière. Voyant son armée sombrer, le régime va se recroqueviller sur une base confessionnelle autour des minorités alaouite, chrétienne, chiite et, dans une moindre mesure, druze. Et y mutualiser toutes les ressources disponibles : officiers de renseignement, chefs de guerre, oligarques, groupes d'autodéfense et même réseaux criminels ont carte blanche pour sauver ce qui peut encore l'être.
Parmi la multitude de milices qui vont éclore, les Tigres d'Al-Hassan, qui bénéficie de solides appuis du côté de l'armée de l'air, vont rapidement se distinguer avec une méthode qui fera florès : un tapis de bombes et de barils d'explosifs qui ouvre la voie à une infanterie nettoyant tout sur son passage.
Les milices sont engagées pour la première fois sur le front dans les campagnes de Hama, dans le centre du pays, en 2013. Ahmed Al-Hamaoui, un ancien commandant rebelle, se souvient de leur mode opérationnel :
" C'est la tactique de la terre brûlée au sens premier du terme. Ils ont même détruit les silos à grains et incendié les champs. "
" Ces Forces du Tigre tant vantées sont l'essence de ce qui reste de l'armée syrienne après sept années de conflit. Un mélange de milices locales commandées par des seigneurs de guerre adossées à ce qu'il reste des unités militaires traditionnelles de l'armée, analyse
Tobias Schneider.
Le tout est placé sous le commandement de l'appareil sécuritaire le plus fidèle au régime et envers qui ce dernier a le plus confiance : les services de renseignement de l'armée de l'air, dont est issu Al-Hassan. "
Sous cette appellation trompeuse se cache la plus redoutée des polices politiques syriennes, qui ne doit son titre qu'à sa lointaine origine, au début des années 1960, quand Hafez Al-Assad, père de Bachar, dirigeait les forces aériennes. C'est au sein de ce service que l'officier Souhaïl Al-Hassan va commencer à s'illustrer pendant la guerre.
Dans la région de Damas, d'abord, où il supervise la répression des manifestations en 2011. Ce qui lui vaut d'être repéré une première fois par les ONG, dont Human Rights Watch. Ses hommes, placés à l'arrière des forces de répression au contact des manifestants, devaient s'assurer que les ordres de tirer sur la foule étaient bien appliqués. Puis à Hama, où, financé par Rami Makhlouf, oligarque et cousin de Bachar Al-Assad, il prend la tête d'une des unités paramilitaires alors en formation.
" Limite idiot "Son infanterie comprend des membres des forces spéciales, des miliciens de la région, des anciens officiers de l'armée et des ex-conscrits venus des régions alaouites. Bien payés, ses 2 000 à 8 000 hommes, selon les circonstances, sont l'une des rares unités mobiles capables de se déplacer de front en front au gré des urgences. Quand la Russie intervient, celui qu'on appelle le " pompier de Damas " est l'homme de la situation.
Depuis des années, dans la capitale syrienne, des fuites orchestrées par la nomenklatura auprès des journalistes suggèrent cependant que l'engouement autour du Tigre ne serait pas du goût du régime. Dans l'histoire militaire syrienne, nombreux sont en effet les ambitieux galonnés qui ont fini aux oubliettes sitôt leurs victoires consommées.
Souhaïl Al-Hassan ferait-il de l'ombre à Bachar Al-Assad ? Un ancien haut fonctionnaire syrien tempère auprès du
Monde cette théorie : militairement,
" Souhaïl Al-Hassan est une légende construite " ; politiquement,
" il est limite idiot ". Idiot utile pour les uns, général Patton syrien pour les autres, le Tigre pourrait voir son avenir vite scellé. De son côté, Bachar Al-Assad est en train de gagner la guerre.
Madjid Zerrouky
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