Aquel moment la joie s'est-elle enfuie ? Quand l'étincelle s'est-elle éteinte ? Alors que le Zimbabwe tout entier compte les heures qui le séparent, d'ici au 30 juillet, du premier scrutin depuis l'indépendance (1980) auquel ne participe pas Robert Mugabe – chassé du pouvoir à l'âge de 93 ans, il y a huit mois, par une coalition de militaires –, les électeurs mesurent à quel point l'esprit de jubilation qui régnait à la chute du seul dirigeant qu'avait connu le pays jusqu'alors s'est évanoui.
L'homme qui a pris le pouvoir en novembre 2017 avec le soutien des généraux, Emmerson Mnangagwa, avait présenté à l'époque le coup d'Etat en douceur comme une opération de
" nettoyage " de la corruption, et déclarait le pays
" ouvert au business ", en rupture avec les postures idéologiques de l'ère Mugabe, suscitant un immense espoir de changement.
Il promettait à la fois de relâcher le contrôle des agences de sécurité sur la population (différentes administrations et services de renseignement, en plus de la police) et de relancer le pays à l'économie sinistrée. Avec plus de 90 % de taux de chômage, un manque cruel de devises alors que les dollars, à la suite de l'hyperinflation de 2008, ont remplacé la monnaie nationale, et des millions de talents ayant émigré pour tenter de vivre, les attentes étaient à la mesure de la catastrophe nationale. Et par un tour de magie, Robert Mugabe en devenait le seul instigateur.
Bien sûr, il s'agissait moins d'une illusion que du calcul de voir la chute du vieil homme ouvrir à nouveau le jeu politique et détendre le climat. Emmerson Mnangagwa, pur produit du système à l'origine de cette descente aux enfers, insistait : il allait donner, en cent jours, des preuves tangibles de sa capacité à hisser la nation d'ici à 2030 parmi les pays à revenu intermédiaire, en déclenchant un boom notamment de la production minière et agricole. Rien de tout cela ne s'est encore matérialisé. Certes, la production agricole a connu une année faste et le tourisme redémarre doucement. Mais les caisses des banques sont toujours vides et l'inflation toujours élevée ; les salaires de la fonction publique aspirent toujours 90 % du budget de l'Etat.
" Salle d'attente "Le président Mnangagwa, qui terminait ces derniers mois l'ultime mandat de Robert Mugabe, dit avoir attiré 16 milliards de dollars d'investissements directs étrangers. Une note, publiée il y a quelques jours par le cabinet d'analyse et de prospective Emergent Research, prévoit une croissance de 6,5 % en 2018 et de 15 % l'année suivante à condition que les élections se déroulent bien. Ce ne sont que des projections, mais elles montrent l'importance du scrutin de lundi.
" Ce pays est comme une gigantesque salle d'attente ", résume l'écrivaine zimbabwéenne Petina Gappah, observatrice fervente des dynamiques de son pays, revenue d'Europe pour assurer des fonctions de conseil auprès de l'équipe Mnangagwa.
Au fil des mois, la nature du pouvoir actuel est apparue dans sa crudité. Derrière Emmerson Mnangagwa, les officiers supérieurs qui ont dominé le Zimbabwe pendant quarante ans sont toujours présents, incarnés par le général Constantino Chiwenga, nommé vice-président et deuxième secrétaire du parti, ou encore le major-général Sibusiso Moyo, l'homme qui était apparu à a télévision nationale en treillis camouflage, le 15 novembre 2017, pour assurer qu'il n'y avait pas de coup d'Etat, juste un déploiement de chars dans les rues pour faciliter le renversement du président Mugabe.
Cette coquetterie rhétorique visait à sauver les apparences, afin de permettre à la région de fermer les yeux sur la légalité discutable de la manœuvre. Ensuite, les militaires avaient pris fermement le contrôle de la ZANU-PF, le parti au pouvoir, pour démettre Robert Mugabe dans les formes.
Les généraux ont beau avoir démissionné de leurs fonctions militaires, ils ont mis le pays en coupe réglée au cours des dernières décennies, notamment en prenant le contrôle des ressources minières. Emmerson Mnangagwa, lui, a été incontournable dans le secteur du chrome. Puisqu'il ne peut réformer fondamentalement le système, il lui faut faire en sorte que les élections se déroulent de manière
" juste et transparente ". Qu'elles incarnent, au moins à cet égard, une rupture avec la violence des années Mugabe.
Depuis novembre, la vie politique s'est indiscutablement libéralisée. Les policiers harceleurs ont disparu des routes. Il y a 23 candidats à la présidentielle, environ 120 partis impliqués dans les législatives. Parallèlement, les grands partis, la ZANU-PF et l'opposition du Mouvement pour le changement démocratique (MDC), sont en proie à des tourments internes, des divisions, comme l'ont montré les primaires. Ces élections pourraient être celles d'une nouvelle ère, dans la mesure où l'homme qui a mené le combat de l'opposition depuis la création du MDC en 1999, Morgan Tsvangirai, est mort d'un cancer en février. Il a été remplacé à la hussarde par Nelson Chamisa, qui n'a que 40 ans, à peine plus de la moitié de l'âge d'Emmerson Mnangagwa, 75 ans.
Un rapport du collectif Team Pachedu – surnom de Roy Bennett, un Blanc pilier du MDC, décédé récemment –, a pointé du doigt des irrégularités dans le fichier électoral, l'existence de " fantômes " et autres erreurs, volontaires ou pas. Cela, en plus de doutes sur la sécurité des éléments physiques du vote, pousse le MDC à considérer que la fraude sera incontournable.
" La guerre est hors de question "Mercredi, à cinq jours de l'élection, le parti de Nelson Chamisa voulait organiser une manifestation devant la Commission électorale du Zimbabwe (ZEC), pour protester contre les pratiques qui entachent l'organisation du scrutin. L'autorisation leur a été refusée, signe d'un tournant. Depuis, la tension monte.
" Nous n'avons pas dit qu'il allait y avoir une guerre civile. Je ne suis pas un militaire, et donc la guerre est hors de question. Mais nous pensons à quelque chose penchant vers l'action civique, menée par les citoyens ", a dit Nelson Chamisa, vendredi, lors d'un entretien avec Associated Press. Le MDC a déjà constitué une équipe pour contester le résultat des élections. Mais qu'adviendra-t-il de l'intention de mener des
" actions civiques " ?
En novembre, lors de la chute de Mugabe, les foules qui étaient descendues dans la rue à Harare pour applaudir la fin de son règne de trente-sept ans étaient composées de sympathisants de l'opposition, qui dansaient de joie de voir enfin abattu le responsable de tant de violences à leur égard. Chacun savait que cette mobilisation n'était possible que parce qu'elle faisait le jeu des généraux, qui contrôlent la situation en sous-main, et avaient besoin de cet habillage populaire pour légitimer leur prise du pouvoir. Demain, si le MDC tente d'organiser de nouvelles manifestations géantes, que se passera-t-il ?
En 2013, après la déclaration de la dernière victoire de Robert Mugabe et de la ZANU-PF, le MDC avait échoué à mobiliser ses électeurs. Les violences subies lors du scrutin de 2008, avaient marqué les esprits. Le pouvoir avait changé les résultats, privant le MDC de sa victoire au premier tour, puis réprimé ses sympathisants : environ 200 morts, des milliers de blessés, d'estropiés, de viols. L'homme qui dirigeait alors le processus électoral auprès de Robert Mugabe et avec les généraux n'était autre qu'Emmerson Mnangagwa.
Selon un sondage du Mass Public Opinion Institute, associé à l'institut Afrobarometer, 43 % des électeurs zimbabwéens redoutent encore de subir des violences ou des intimidations. Un nombre croissant d'entre eux estiment que
" les agences de sécurité ne respecteront pas le verdict des urnes " et s'attendent à des violences post-électorales.
Jean-Philippe Rémy
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