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jeudi 5 juillet 2018

A Diyarbakir, les Kurdes craignent le retour aux années noires


5 juillet 2018

A Diyarbakir, les Kurdes craignent le retour aux années noires

L'alliance de l'omnipotent président turc avec les ultranationalistes présage une reprise des méthodes dures contre la société civile

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Alors que Recep Tayyip Erdogan et son entourage se préparent à entamer un nouveau mandat, à Diyarbakir et ailleurs en pays kurde de la Turquie, on se prépare à un avenir lourd de périls. Pour beaucoup, la réélection de M. Erdogan à la tête d'un système présidentiel qui organise sa domination personnelle sur l'appareil d'Etat, mais aussi son alliance reconduite avec les ultranationalistes du Parti de l'action nationale (MHP), va confirmer une vision exclusivement sécuritaire de l'action de l'Etat dans le Sud-Est, censée aboutir à l'écrasement du mouvement kurde.
Malgré le relatif succès de son émanation légale, le Parti démocratique des peuples (HDP), qui entre au Parlement en obtenant 11,62  % des voix et la majorité dans onze départements situés en pays kurde, on se prépare déjà à des heures sombres. " Ces résultats rendent la paix inimaginable à ce stade ", confiait un responsable du HDP le soir des élections.
Deux ans après la défaite des insurrections urbaines lancées par le PKK à la suite de l'effondrement du processus de paix, l'idée d'une poursuite des méthodes dures domine dans les conversations et les commentaires politiques de la région. En plus de l'alliance avec les nationalistes, elle s'est trouvée encore renforcée par l'apparition, lors de la campagne de Recep Tayyip Erdogan, de figures incarnant le traitement brutal de la question kurde par Ankara dans les années 1990.
Le 17  juin, la présence de Tansu Çiller au dernier meeting de campagne à Istanbul du président Erdogan a été particulièrement mal vécue par beaucoup de Kurdes de Turquie. Son mandat de première ministre (1993-1996) fut marqué par les pires abus de forces paramilitaires dans la région, lors de la période dite de la " sale guerre ". Mehmet Agar, son ancien ministre de l'intérieur, dont le fils a été élu député AKP dimanche 24  juin, est également revenu en grâce dans l'entourage du chef d'Etat turc.
" Signal clair "Souleyman Soylu, ministre sortant de l'intérieur, une autre figure des années noires, s'est quant à lui illustré à quelques jours du scrutin par des propos accusant le barreau de Diyarbakir, un des derniers foyers de contestation au sein de la société civile dans les régions kurdes, de soutien au terrorisme. " Le retour de ces personnalités dans le camp du pouvoir est un signal clair de la part d'Erdogan : il veut criminaliser la société civile kurde. Cela peut annoncer de nouvelles vagues d'arrestations maintenant qu'il est élu avec tous les pouvoirs ", estime Serhat Eren, avocat à Diyarbakir, proche du mouvement kurde.
Pour son aîné, Fethi Gümüs, bâtonnier de Diyarbakir de 1990 à 1994, si les méthodes ont changé, l'objectif reste le même. " Il y a vingt ou trente ans, on nous arrachait des aveux sous la torture. J'ai moi-même été torturé cinquante-deux jours durant en  1985 pour des raisons politiques. Les gens vivaient dans la terreur d'un système qui usait de moyens illégaux. Aujourd'hui, on ne torture plus, on n'enlève plus, mais on vit dans la peur d'une justice officielle, utilisée par le pouvoir d'un seul homme pour détruire ses opposants. "
Cet homme de 71 ans qui nous reçoit dans une villa cossue imprégnée d'un parfum de menthe fraîche sait depuis début juin qu'il encourt vingt-deux ans de prison pour appartenance à une organisation terroriste. En cause, ses activités au sein d'une émanation pourtant légale du mouvement kurde. " Erdogan est imprévisible et tout dépend de lui. Du jour au lendemain, il peut décider de faire machine arrière, relancer le processus de paix s'il pense que cela sert ses intérêts. Mais nous nous attendons à ce qu'il poursuive cette politique encore plus durement sous son prochain mandat ",anticipe-t-il.
Dans le sud-est de la Turquie, la poursuite de la lutte contre le mouvement kurde ne saurait se passer de moyens militaires. Depuis 2015, la présence des forces de sécurité turques est massive et la région fourmille de rumeurs quant à la formation d'embryons de groupes paramilitaires autour d'associations acquises à la figure du président Erdogan. Un acteur de la contre-guérilla des décennies passées est en tout cas revenu sur le devant de la scène : les korucu, ou gardiens des villages, un ensemble de milices kurdes progouvernementales fondées dans les années 1980 pour lutter contre le PKK dans les campagnes.
" Notre guerre va continuer "A Çinar, une bourgade écrasée de chaleur des environs ruraux de Diyarbakir, Seyithan Karadag, président de Fédération des korucu du Sud-Est, se réjouit du résultat des élections de dimanche : " La réélection de notre président va nous permettre d'éradiquer le PKK, notre guerre va continuer de manière encore plus efficace grâce au système présidentiel ", annonce-t-il d'un ton sentencieux. Une broche formée d'un croissant et d'une étoile sertis de brillants en plastique au revers de sa veste de costume, il accueille, en kurde, sa langue maternelle, un villageois venu demander une audience.
Pour M. Karadag, il n'y a pas de problème kurde en Turquie, mais un problème de terrorisme. Dans le bureau sombre qui occupe le premier étage d'un immeuble situé dans une petite rue commerçante, M.  Karadag montre fièrement sur son téléphone une photographie de lui en tenue de milicien, l'œil dans la mire d'une mitrailleuse, lors des combats contre le PKK, dans la vieille ville de Diyarbakir, début 2016. " Depuis la reprise du conflit, 3 000 korucu ont été formés en soldats professionnels à Izmir - ouest du pays - . Leur expérience va être utile à notre armée, ils connaissent le PKK et on ira où il faudra aller. Notre président n'a besoin de la permission de personne pour nettoyer les terroristes à l'intérieur ou à l'extérieur de notre pays. "
En  2018, et pour la première fois de leur histoire, ces combattants kurdes loyalistes ont été déployés par l'armée turque dans l'enclave d'Afrin, prise aux forces kurdes locales, liées au PKK, avec le soutien de groupes armés syriens à dominante islamiste. Ils interviennent également en soutien aux forces turques dans le nord de l'Irak contre les bases du PKK. Des tribunaux de Diyarbakir aux hautes vallées du Kurdistan irakien, en passant par les régions du nord de la Syrie, la guerre du président réélu Erdogan contre le mouvement kurde ne connaît pas de frontières.
Allan Kaval
© Le Monde

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