Ecrivain et marin, lauréat du prix -Goncourt (1985) pour Les Noces -barbares, Yann Queffélec vient de publier un -Dictionnaire amoureux de la mer.
Je ne serais pas arrivé là si…Si je n'avais pas eu des origines bretonnes et une mère compréhensive et aimante envers son petit garçon bizarrement apprécié dans sa famille. Je n'occupais pas la meilleure place dans la fratrie : troisième après mon frère Hervé et ma sœur Anne et devant mon petit frère Tanguy. Et, lorsque je viens au monde en 1949, il est clair que je ne suis pas désiré, je dérange mon père, et ma quête désespérée de son amour
l'insupporte. Je le ressens, et j'en souffre. Mais ma mère est là, qui comprend et compense. Nous nous attachons l'un à l'autre comme une espèce de couple. Nous avons mille affinités, une complicité magnifique, nous aimons rire ensemble. Elle connaît la poésie mieux que quiconque, me lit et me fait apprendre les plus beaux textes de la langue française. Elle m'initie à tout, et c'est elle qui me fredonne mes premiers chants de marins.
L'un de vos livres s'intitule " Le Piano de ma mère "…Car elle joue merveilleusement du piano. Quand elle joue, cela me fait pleurer. Et, comme elle est aussi très sentimentale, on s'enferme à clé. Elle joue alors pour moi, et je l'écoute, tapi sous le piano, blotti à la fois contre ses jambes et contre l'instrument à l'odeur de bois fruitier -délicieuse. Dans un état paradisiaque.
La relation avec votre père, écrivain célèbre, était autrement rude ?Décevante est le bon mot. J'avais pour lui une admiration sans bornes, j'y pensais
comme un amoureux. Il me hantait. Je le trouvais incroyablement beau, avec ses yeux bleus, sa stature gigantesque et sa voix qui m'hypnotisait.
Quand il passait devant moi, je le respirais et trouvais qu'il sentait bon. Je recherchais le contact de sa main, sans jamais recevoir de caresse. Lorsque je parvenais à croiser son regard, je n'y voyais qu'agacement et méfiance. Et, quand je tentais de faire entendre ma voix, il me rappelait à l'ordre :
" N'oublie pas que tu t'es trompé de famille ! "
C'est une phrase inconcevable…Et parfaitement fausse ! J'avais 4 ans la première fois, mais il l'a souvent répétée, et je m'endormais perplexe et meurtri. Alors je m'ouvrais à ma mère qui adorait son mari :
" Va demander à papa s'il m'aime. " Et cette femme extraordinaire, qui ne cessait d'arrondir les angles et se voyait contrainte d'accomplir cette ambassade de l'affection, me répondait :
" Bien sûr qu'il t'aime ! Mais vous avez des tempéraments extrêmement différents ! " Ce qui n'était pas si vrai…
Vous vouliez tant lui ressembler !Je voulais être lui, qui était magnifique. J'aurais voulu mesurer comme lui 1,83 mètre, avoir ses yeux d'un bleu outrecuidant, sa culture phénoménale, son goût parfait sur l'art, la littérature, la peinture, la musique. Alors je le copiais autant que possible, à tel point d'ailleurs que je lui ai volé son écriture. Vous mettez deux pages écrites par l'un et l'autre côte à côte, et vous ne pouvez pas faire la différence ! Mieux : lorsqu'il partait en voyage, je me glissais dans son bureau interdit et j'écrivais dans ses manuscrits, terminant même ses phrases inachevées. Je me disais qu'à la publication il y aurait ainsi un bout de phrase de moi dans le livre de mon père.
Comment se comportait-il avec votre frère aîné ?C'était l'amour de sa vie. Avec ma mère, bien sûr. Il partait en vacances avec lui, l'été, sur l'île Hoëdic, dans le sud du Morbihan, avant de rejoindre la famille dans le Finistère. Ils dormaient dans le même lit et nous recevions des nouvelles, mon frère ajoutant quelques mots au bas de la carte postale. Quand il nous arrivait de prendre tous ensemble le Paris-Brest, ils voyageaient tous deux en première classe, et nous nous retrouvions du côté de Rennes au wagon-restaurant où ils avaient copieusement déjeuné, alors que le reste de la famille avait saucissonné et mangé des œufs durs en seconde. Je suppliais mon frère de me laisser un fond de verre de son Very Good orange, et cette petite gorgée un peu tiède me donnait la délicieuse impression d'avoir moi aussi séjourné au wagon-restaurant.
Mais c'est odieux !Je ne force pas le trait. Mon père et mon frère aîné formaient un couple. Peut-être la santé fragile d'Hervé à sa naissance est-elle à l'origine de cet attachement de mon père pour son premier enfant, lequel a d'abord trouvé cela normal, et m'a considéré comme une sorte de second couteau de la fratrie, avant de trouver la situation pesante. C'est un peu racinien, cette histoire : mon père aime mon frère, qui ne l'aime pas, et moi, j'aime mon père, qui ne m'aime pas. Tragique.
Etiez-vous jaloux ?Non, pas du tout. J'adorais mon frère aîné, qui était un bon frère. Le tragique était uniquement entre mon père et moi.
Mais pourquoi ce désamour ? Avez-vous compris ?Mon père était un homme de foi qui s'était senti appelé à la vie religieuse avant de tomber amoureux de ma mère, ce en quoi il avait eu bien raison. Quand ils ont eu un enfant, un fils, c'était parfait et grandement suffisant pour mon père. Une fille a suivi, dont ma mère s'est surtout occupée. Je suis arrivé comme un intrus dans le paysage affectif de mon père.
Avec quelles conséquences ?Des larmes ravalées et un état d'hypersensibilité permanent qui donne envie d'écrire. Un brin d'égocentrisme aussi. Quand on ne se sent pas aimé par quelqu'un, on est dans un questionnement personnel quasi obsédant. Avec la volonté, tous les matins, de séduire la personne qui non seulement vous rejette, mais se sent même -offensée par ce besoin de conquête que vous manifestez à son égard. C'est à ça, je pense, que je dois cette envie d'écrire des livres,
de piger tout ce qu'il y a de subtil dans le cœur humain.
Ce besoin s'est-il manifesté très tôt ?Tout de suite. Mon père racontait admirablement bien les histoires, avec une voix qui savait jouer des émotions et une parfaite maîtrise de la langue française. Mais ma mère aussi, qui aurait pu être écrivain si elle n'avait choisi de se dévouer totalement à la carrière de son mari, qu'elle aimait passionnément. Comme un grand fils. Il avait tant besoin d'elle. Donc, entre les deux, je ne pouvais qu'avoir envie de tisser moi aussi des histoires. Pour charmer ma mère et lui montrer que je faisais aussi bien que son mari. C'était très clair dans ma tête !
Vous saviez la joie qu'elle avait à lire attentivement les manuscrits de son mari.Bien sûr. Et, ce que j'adorais chez elle, c'est que, malgré sa dévotion, elle en voyait aussi les limites. Des limites qu'il s'imposait à lui-même : -celles de sa chrétienté. Il s'interdisait de scruter la sensibilité humaine au-delà de ce qui lui semblait permis par sa morale chrétienne. Au-delà faisait entrer dans le péché. Ce qui est une terrible limite pour un romancier ! Sa notoriété en souffre aujourd'hui.
Quand lui avez-vous montré un premier écrit ?A mon père ? Jamais ! C'est à ma mère que je montrais mes premiers poèmes. Au début, elle était émue. Et puis mon sérieux, ma persévérance l'ont vraiment intéressée.
" C'est bien, a-t-elle dit un jour.
Vraiment très bien. Je vais montrer ça à ton père. " Je revois la scène, les lieux, les portes, nous trois. Elle lui tend les feuilles, il part dans son bureau au bout de l'appartement, on attend dans le salon, puis le voilà qui revient, les déchire sous nos yeux, et lâche avec mépris :
" Il imite Paul Valéry. " J'avais 11 ans, je crois que je n'avais même pas lu Paul Valéry.
N'y avait-il pas de quoi couper les ailes d'un jeune écrivain ?Cela m'a fait une peine folle. Pourtant, je crois que mes ailes ont poussé à ce moment-là.
Et votre maman meurt brusquement à l'aube de vos 18 ans…Je ne savais rien de sa maladie, elle ne montrait rien, on ne disait rien, peut-être aussi ne voulais-je rien voir. Mais un petit matin, vers 5 heures, j'ai décroché le téléphone à la place de mon père.
" M. Queffélec ? Nous sommes désolés, nous avons tout tenté, mais votre femme n'a pas passé la nuit. " Le combiné m'a tout de suite été arraché par mon père, mais la phrase de l'infirmière de cet hôpital où l'on avait tenté sur ma mère l'opération de la dernière chance – alors que je la croyais chez des amis – m'a fracassé. Après… Après la vie n'avait plus grand intérêt. Et je n'ai plus rêvé que de faire le tour du monde en voilier. Me retrouver en contact avec la pensée de ma mère en voguant sur les mers. Comme je ne pensais qu'à écrire, je me suis dit : voilà, je prends un cahier, je monte sur un bateau, et ce sera ma vie…
Sauf que ce n'est pas si simple de partir faire le tour du monde.Non, et j'ai fait mille besognes pour payer mon bateau. Et puis, à trois jours du départ vers les côtes africaines, je tombe en panne de moteur et accoste à Belle-Ile, un soir de tempête. C'est là que je fais la rencontre de ma vie. Il fait nuit. Des embruns passent par-dessus la jetée. Et une grosse voix me dit :
" Toi, chéri, t'as une gueule d'écrivain. "La voix est celle de Françoise Verny, figure mythique de l'édition. Je ne la connais pas, je ne sais pas ce qu'elle fait là. Mais elle m'entraîne sous la pluie. Je lui raconte que je pars faire le tour du monde. Elle me répond :
" J'en ai rien à foutre de ton bateau, parle-moi plutôt de ta maman. " Et, à la fin de cette nuit étrange, elle me dit :
" Chéri, maintenant tu vas m'écrire ton livre. " Et cela veut dire : Ecris-moi la Bible. Ecris-moi un livre qui bouleversera tout. Elle est sincère. C'est ça, un grand éditeur !
Et vous vous plongez dans l'écriture " du " livre ?Non. La rencontre me chamboule, mais j'ai -tellement eu l'habitude de ne pas mériter l'attention que je ne crois pas à ma chance. Et puis, entre-temps, je deviens pigiste au
Nouvel Obs, avec la chance folle de rencontrer Styron, Burgess, Singer, Rushdie… Elle patiente, elle supporte mes lapins, mes fuites, mes dingueries. Elle veut " mon " livre. Elle a extraordinairement -confiance en moi. Elle édite mon premier roman –
Le Charme noir –, puis
Les Noces barbares, convaincue que j'aurai le Goncourt.
Vous-même y croyez-vous ?Non. Enfin… La veille de l'annonce, j'ai une terrible insomnie. Je pense au Prix en me disant que je n'en ai rien à foutre, mais je suis perturbé. Alors, au petit matin, je pars sur la tombe de ma mère. Je n'y suis pas allé depuis ses obsèques, quinze ans plus tôt. Je traverse Paris à pied, j'attends l'ouverture des portes du cimetière de Montrouge, et je parle à maman. Je rentre chez moi. Françoise me téléphone vers 10 heures en me disant que je ne suis pas le lauréat, mais que ce n'est pas grave, le livre est bon et il se vend. Je suis presque soulagé. Puis Antoine Gallimard m'appelle à son tour, avec le même propos, et me convie à déjeuner chez lui, en famille, afin que nous regardions à la télévision l'annonce du lauréat. Je me sens bizarre. Au cours du repas, Antoine disparaît, appelé au téléphone, puis revient à table finir son escalope de veau aux champignons. Sa femme l'interroge :
" C'était qui ? " Il répond :
" Mon père. " " Qu'est-ce qu'il voulait ? " " M'annoncer le Goncourt. " On le regarde, stupéfaits.
" Alors, tu peux nous le dire ? " Les yeux baissés sur son assiette, il pointe sa fourchette vers moi.
" Tu veux dire que c'est Yann qui a le prix Goncourt ? " Il répond :
" Bien sûr. " Et il ajoute à mon intention :
" D'ailleurs, je te signale que mon père, Claude, est toujours au bout du fil et veut te féliciter. " La nouvelle se répand à la vitesse de l'éclair. Un taxi-moto vient me chercher et commence alors le cirque infernal.
Il vous faut donc l'annoncer à votre père…J'y pense instantanément. Et j'attends l'après-midi d'avoir un petit coup dans l'aile. Je ne sais pas comment faire. Je me dis que, si j'appelle de chez Gallimard, il va trouver que je me prends au sérieux. Alors je me casse en ville et je trouve une cabine téléphonique pourrie. Là, empêtré, la mort dans l'âme, je lui annonce que j'ai le Goncourt.
Papa, excuse-moi ?Oui, c'est un peu cela. Car je sais bien que c'est pour lui une mauvaise nouvelle. Il répond :
" Je sais, la femme de ménage m'a prévenu. "
Pas un mot de félicitations ?Il ne peut pas. Je lui dis timidement :
" Tu es -invité chez Gallimard. " Insolence. C'est en tout cas ce qu'il ressent, lui qui avait rêvé d'être publié par cet éditeur. Il répond :
" Les mondanités, très peu pour moi. " J'insiste un peu :
" Tu sais, ce sera un dîner en très petit comité avec Claude Gallimard. " Là, je l'achève. Sans le vouloir.
Il n'y aura jamais le moindre signe de reconnaissance ?Si. Il m'invite
au restaurant un an plus tard. Et, à la sortie, il glisse :
" Au fait, j'ai lu ton livre, c'est très bien. "
Ah, quand même !C'est un chrétien ! Il a fait son devoir.
Qu'avez-vous fait de votre Goncourt ?Je l'ai cassé. Piétiné. Balancé par-dessus bord. Comment ? Ce n'était pas difficile : en flambant l'argent qu'il m'avait rapporté et en brûlant la vie par tous les bouts. J'adorais mon livre. Et je n'avais pas l'intention d'en rester là. Mais j'avais honte vis-à-vis de mon père. Il ne l'avait jamais eu, le Goncourt, je ne me suis donc jamais autorisé à l'apprécier sereinement.
Propos recueillis par Annick Cojean
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