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samedi 12 mai 2018

Paradis fiscaux Ce qu'ont changé dix ans de révélations....Des avancées, mais une criminalité encore prospère......


12 mai 2018

Paradis fiscaux Ce qu'ont changé dix ans de révélations

Les enquêtes de la presse depuis 2008 ont peu à peu provoqué des évolutions législatives dans la lutte des Etats contre l'opacité financière, le blanchiment d'argent et l'évasion fiscale

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LES " LEAKS "
Scandale UBS (2008) : la banque suisse est accusée d'avoir aidé des dizaines de milliers d'Américains à frauder le fisc et d'avoir effectué un démarchage illégal. " Offshore Leaks " (2013) : les données de deux cabinets spécialisées en domiciliation d'entreprises offshore sont partagées par l'ICIJ avec 36 médias, dontLe Monde. " LuxLeaks " (2014) : 28 000 pages d'accords fiscaux (outax rulings) confidentiels conclus entre 2002 et 2010 entre le fisc luxembourgeois et des multinationales révèlent l'optimisation fiscale des entreprises au cœur de l'Europe. " SwissLeaks " (2015) : un listing obtenu parLe Monde dévoile que plus de 100 000 clients – dont 3 000 Français – ainsi que 20 000 sociétés offshore détenaient, en  2006-2007, un compte dans la filiale suisse de la banque HSBC. " Panama Papers " (2016) : plus de 11  millions de documents d'un cabinet panaméen, Mossack Fonseca, mettent en lumière le monde opaque de l'offshore. " Paradise Papers " (2017) : près de 13,5  millions de documents détaillent les mécanismes sophistiqués d'optimisation fiscale dont profitent les multinationales et les grandes fortunes mondiales.
Un nouveau scandale d'évasion fiscale révélé par une fuite de documents confidentiels, des noms d'entreprises ou de riches particuliers qui s'étalent dans les journaux, des Etats complaisants montrés du doigt… Des " Offshore Leaks " aux " Paradise Papers ", les révélations sur les paradis fiscaux s'accumulent depuis une décennie. Et, quoi qu'en disent les pessimistes, ces enquêtes ont fait bouger les lignes.
Le dernier exemple remonte au 1er  mai. Dans une volte-face surprise, le Royaume-Uni a annoncé que ses 14 territoires d'outre-mer devront être transparents quant aux propriétaires des sociétés d'ici à 2021. " C'estle plus grand coup porté à la corruption depuis des années ", s'est enthousiasmée l'ONG Global Witness. Et pour cause : des Bermudes aux Caïmans, les sociétés offshore étaient au cœur des montages frauduleux révélés, en  2016, dans les " Panama Papers ".
L'enquête du consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), Le Monde et 108 médias n'est pas pour rien dans cette décision historique. La finance offshore, jadis véritable autoroute de la criminalité, est aujourd'hui un territoire sous surveillance.
L'option radicale des AméricainsCette révolution est née à l'aube de la crise financière. A quelques mois d'écart, en  2007-2008, trois lanceurs d'alerte ont fait trembler les paradis fiscaux en écornant le secret bancaire. Les documents et témoignages des banquiers Heinrich Kieber, Bradley Birkenfeld et Hervé Falciani ont permis de remonter la piste de milliers d'évadés fiscaux. Les plus connus ont vu leur nom s'étaler dans la presse avec les révélations " SwissLeaks " (2015) et " UBS Leaks " (2016), permettant de comprendre le rôle joué par les banques dans la fraude fiscale.
Ce climat a dopé les administrations fiscales, qui ont vu affluer les fraudeurs découverts ou apeurés. En France, Bercy leur a offert une cellule de " dégrisement fiscal ", pour les inciter à régulariser leur situation, en échange de sanctions adoucies.
Les scandales ont poussé les Etats-Unis à choisir une option plus radicale. En  2010, la loi Fatca impose aux acteurs financiers du monde entier de communiquer au fisc les données de leurs clients américains. En quelques mois, Washington a fait plier la Suisse, qui défendait son secret bancaire depuis près d'un siècle. Il a pourtant fallu des années avant que la transparence s'impose dans le monde.
L'impact crucial des fuitesEn  2013, la France découvre, médusée, que le ministre socialiste du budget, Jérôme Cahuzac, avait un compte secret en Suisse. C'est l'enquête du site Mediapart, qui a révélé ce que sa propre administration semblait ignorer.
Le choc a pris une dimension mondiale quelques semaines plus tard avec " Offshore Leaks ", première d'une longue série d'enquêtes de l'ICIJ qui a mis en lumière les secrets des paradis fiscaux à partir de fuites de données confidentielles. Sociétés écrans, prête-noms, montages complexes : Le Monde et 35 médias partenaires ont jeté une lumière crue sur les avantages des centres off-shore pour dissimuler des actifs financiers, faciliter fraude, blanchiment et corruption
Quelques jours après cette enquête, la communauté internationale s'est enfin entendue pour lutter contre cette opacité, en misant sur un dispositif prometteur : l'échange automatique d'informations. Les grandes puissances du G20 s'engagent à collecter et transmettre les informations bancaires et financières des propriétaires de sociétés aux autorités de leur pays d'origine. Reste à convaincre les paradis fiscaux de s'y plier, alors que l'opacité est leur cœur de métier.
Ce sont les " Panama Papers " qui portent le coup décisif, en  2016. Cette enquête mondiale de l'ICIJ relance l'idée d'une " liste noire ", qui donne des sueurs froides aux paradis fiscaux " non coopératifs ". " C'est la menace de figurer dans cette liste qui a permis de faire craquer les pays qui s'accrochaient à leur secret bancaire : le Panama, les îles Marshall, le Liban… ", se félicite Pascal Saint-Amans, le " M. Paradis fiscaux " de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a établi la liste.
" La nocivité des sociétés-écrans, qui avait été pointée dès 1996 par les experts du Groupe d'action financière, n'est véritablement entrée dans le débat public qu'après les “Panama Papers” ", confirme Chantal Cutajar, présidente de l'Observatoire citoyen pour la transparence financière internationale, qui constate " une véritable prise de conscience ". En France, le parquet national financier a lancé une vingtaine d'enquêtes après ces révélations.
L'aube du premier âge " post-leaks " est prévue en 2019, lorsque les échanges automatiques seront pleinement opérationnels dans une centaine de pays. Mais porteront-ils le coup de grâce aux circuits d'argent sale ? Rien n'est moins sûr.
Contrôler les intermédiairesL'échange automatique repose sur la bonne coopération des banquiers, avocats et gestionnaires de fortune qui créent et administrent les sociétés offshore. Or, les " Leaks " ont permis de mettre en lumière de graves manquements aux règles de lutte contre la fraude fiscale chez ces intermédiaires. Par complicité ou faute de moyens, ils ignorent souvent l'identité des bénéficiaires réels des comptes et des sociétés, dissimulés derrière des prête-noms ou des montages complexes.
Pascal Saint-Amans reconnaît " des fragilités " dans le système, comme ces " passeports dorés " qui permettent, moyennant finance, d'acheter une nationalité européenne et d'échapper aux contrôles. Mais il assure que les procédures d'échange automatique sont " robustes ". " Nous sommes confiants. C'est la fin du secret bancaire et fiduciaire."
Le vent a donc tourné pour les fraudeurs individuels qui se risquent à cacher leur fortune dans les paradis fiscaux. Restent les multinationales. Selon l'économiste Gabriel Zucman, 40  % de leurs profits sont délocalisés dans les paradis fiscaux, générant un manque à gagner qui dépasse 350  milliards d'euros par an.
Ces pratiques remontent aux années 1980, mais la prise de conscience n'intervient vraiment qu'en  2012, quand médias et ONG commencent à détailler les astuces qui permettent à Facebook, Google ou Starbucks de payer dix fois moins d'impôts qu'une PME. Les gouvernements européens soutiennent alors le premier plan de l'OCDE pour lutter contre l'optimisation la plus agressive, baptisé " BEPS " (" Erosion des bases taxables et transfert de bénéfices ", en français). Bruxelles lance de discrètes enquêtes sur les traitements fiscaux proposés aux multinationales par certains paradis fiscaux européens.
Les rescrits fiscaux sont visésIl faut pourtant attendre novembre  2014 et la révélation des " LuxLeaks " pour que l'ICIJ décortique, grâce aux documents confidentiels du cabinet PriceWaterhouseCoopers, les privilèges octroyés par le Luxembourg à des centaines de multinationales.
Ces accords (rescrits) fiscaux sont en tous points légaux, mais les révélations font l'effet d'un électrochoc. La déloyauté fiscale qui grève les recettes du Trésor en France et en Allemagne n'émane plus de petits paradis insulaires, mais d'un pays fondateur de l'Union européenne, dirigé pendant dix-huit ans par Jean-Claude Juncker. Devenu président de la Commission européenne, il a fait de la lutte fiscale une priorité.
Contre toute attente, c'est sous son mandat que l'Europe a été le plus loin. A partir de 2017, de nouvelles règles de transparence obligent les Etats européens à communiquer automatiquement ces accords fiscaux confidentiels à leurs partenaires.
La nouvelle commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, est devenue la figure de proue de ce combat. Faute de pouvoir condamner les accords préférentiels aux entreprises, elle choisit de les considérer comme des entorses à la concurrence. Amazon, McDonald's, Engie, Celio… Les premières condamnations tombent. Après Fiat et Starbucks en  2015, Margrethe Vestager frappe un grand coup en  2016 en sommant Apple de rembourser 13  milliards d'euros d'impôts à l'Irlande.
La créativité des évadés fiscauxLes fuites massives dans la presse de documents de cabinets fiscalistes contribuent aussi à modifier les règles du jeu mondiales. En  2015, après deux ans d'intenses tractations, les grandes puissances et les principaux centres offshore adoptent enfin le plan BEPS, censé combler, à partir de 2018-2019, les principales failles utilisées par les multinationales.
Mais l'une des grandes leçons des " Paradise Papers " est l'agilité avec laquelle Nike, Whirlpool et autres Apple font évoluer leurs montages fiscaux. " La créativité des évadés fiscaux progresse plus rapidement que n'est élaborée la législation, et (…) celle des intermédiaires et des facilitateurs leur permet justement de rester dans la légalité", confirmait le Parlement européen dans son récent rapport sur les " Panama Papers ".
Après presque une décennie d'efforts, le combat contre l'évasion fiscale est loin d'être gagné, en raison de l'ambiguïté des Etats. L'Union européenne en est l'exemple parfait. A l'avant-garde de la lutte contre les paradis fiscaux, elle tolère en son sein des pratiques contestables, à Malte, l'île de Man, Chypre ou Madère, en raison du droit de veto de chacun de ses membres. Cette règle freine l'harmonisation du calcul de l'impôt sur les sociétés, et empêche l'UE d'inscrire le Luxembourg ou les Pays-Bas dans sa liste noire.
Jérémie Baruch, et Maxime Vaudano
© Le Monde


12 mai 2018

Des avancées, mais une criminalité encore prospère

Les récentes fuites de documents montrent le rôle de l'industrie offshore dans le blanchiment d'argent sale

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Les paradis fiscaux forment aussi un système -financier secondaire où circule en relative sécurité l'argent de la corruption, du crime et du terrorisme.
En France, les affaires politico-judiciaires en témoignent de façon systématique. C'est une société panaméenne qui a servi d'écran pour dissimuler les véritables propriétaires du riad marocain du couple Balkany. Plusieurs années auparavant, des structures offshore aux îles Vierges britanniques avaient déjà servi de courroie de transmission aux rétrocommissionsdans les affaires Elf ou Karachi.
D'autres montages offshore ont été mis au jour par les juges sur le possible financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy. Les 500 000  euros reçus par Claude Guéant ne provenaient pas simplement d'une vente de tableaux, comme il l'avait affirmé, mais d'une société panaméenne alimentée par des fonds libyens.
Chaque scandale confirme le rôle central de l'offshore pour les dirigeants corrompus : c'est par le Panama qu'a circulé près de 1  milliard d'euros d'argent public extrait de Russie par des proches de Vladimir Poutine. Au Panama, encore, des narcotrafiquants dissimulent leur fortune. Les centres offshore ont permis au Hezbollah libanais ou au régime syrien de Bachar Al-Assad de contourner les sanctions internationales. Le " Projet Daphne " du consortium de journalistes Forbidden Stories a révélé comment des proches du régime azerbaïdjanais avaient recyclé leur argent en Europe grâce à des sociétés-écrans à Malte.
" Une guerre de retard "Autre symptôme éloquent : l'agence Europol a identifié 3 469 correspondances probables entre sa base de données criminelles et la liste des sociétés offshore des " Panama Papers ", dont 1 722 sont liées au blanchiment de capitaux et 116 au terrorisme.
Si les paradis fiscaux sont si prisés des circuits criminels, c'est qu'ils sont aussi des paradis réglementaires. Il y est facile de créer une société-écran, d'y loger des actifs en profitant d'un service de prête-noms pour son anonymat, le tout pour un prix abordable.
" C'est le côté noir de la mondialisation, se désolait le juge Renaud Van Ruymbeke dans un entretien au Monde. On est passé d'une gestion de père de famille, de bas de laine caché en Suisse, à une véritable économie parallèle. " Et de déplorer  un jeu " du chat et de la souris " dans lequel " la justice a toujours une guerre de retard ".
Les criminels sont, en effet, devenus experts : ils savent qu'en empilant les sociétés et en démultipliant les écrans dans plusieurs juridictions, ils retardent mécaniquement le travail des autorités. La coopération internationale a pourtant accru les capacités d'enquête de la justice, en contraignant ces paradis fiscaux à plus de transparence. " Les scandales ont fait bouger les lignes, en ouvrant certains pays qui étaient très fermés à la coopération, comme les Bahamas, les îles Vierges britanniques ou le Belize ", convient le Parquet national financier.
" Trous noirs "Les procédures restent toutefois longues et complexes, et certains " trous noirs "refusent de coopérer, à l'image de places financières asiatiques. " Les Panama Papersnous ont clairement montré que les paradis fiscaux n'étaient pas qu'une question de justice fiscale, mais aussi de criminalité organisée, dit l'eurodéputée portugaise Ana Gomes. Cela nous a permis de comprendre comment le schéma de dérégulation et de fragmentation du système financier européen était le véhicule idéal pour le blanchiment d'argent, la criminalité organisée et même le financement du terrorisme. " Ainsi, la dernière mouture des règles européennes antiblanchiment d'avril renforce les obligations de vigilance et de transparence des acteurs financiers. " Les scandales ont accéléré ces évolutions et les mesures prises ont rendu la fraude plus difficile. Ce qui donne du travail à beaucoup d'intermédiaires qui sont capables de contourner ces nouvelles barrières ", décrypte Alexis Spire, coauteur de L'Impunité fiscale (La Découverte, 2015).
Malgré les progrès, les lacunes restent nombreuses. Ana Gomes met, par exemple, en garde contre les ports francs en Suisse et au Luxembourg – des zones peu contrôlées qui peuvent servir à blanchir des capitaux.  Pour la chercheuse Chantal Cutajar, directrice du Groupe de recherches actions sur la criminalité organisée (Grasco), le problème est en amont" A partir du moment où on sait que cet outil est criminogène, le maintenir est aberrant. Il faut tout simplement interdire les prête-noms à l'échelle européenne, comme c'est le cas en France. "
M. Va.
© Le Monde


12 mai 2018

" Les intermédiaires financiers sont au cœur du problème "

L'eurodéputé tchèque Petr Jezek préside la commission d'enquête européenne " Tax3 "

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Après avoir participé aux travaux du Parlement européen sur les " Lux-Leaks ", l'eurodéputé tchèque de centre droit Petr Jezek a été l'un des rapporteurs de la commission d'enquête sur les " Panama Papers ", qui a achevé ses travaux fin 2017. En mars, il a pris la tête de la commission " Tax3 " sur les " Paradise Papers ".


Les " Leaks " ont-ils influencé l'agenda politique européen ?

Ils ont eu un effet déterminant. Sans ces scandales, les avancées législatives sur la fraude, l'évasion fiscale et le blanchiment d'argent auraient probablement été plus modestes. Ils ont donné à la Commission européenne plus de courage et d'ambition, et permis aux Etats de prendre conscience de l'ampleur du problème. La pression continue des médias aide.


Est-ce suffisant ?

Pas forcément. Des discussions ambitieuses avaient émergé après les " LuxLeaks " sur l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés, qui permettrait de taxer les multinationales à l'endroit où elles font leurs profits. Mais ces dossiers requièrent une décision unanime, et certains pays s'y sont opposés, comme l'Irlande, Chypre ou le Luxembourg, qui profitent des règles actuelles pour attirer des entreprises.


Que vous ont appris les " Panama Papers " ?

Nous nous sommes rendu compte que les intermédiaires financiers sont au cœur du problème. Ils doivent vérifier la rectitude de leur clientèle, mais ce contrôle se fait parfois à tort et à travers. Notre commission n'a même pas réussi à calculer le nombre de cas problématiques posés par les professions autorégulées, comme les avocats. Ce qui montre que l'autorégulation ne suffit pas. Nous devons mieux contrôler ces intermédiaires, grâce à une meilleure supervision ou par le biais de certifications ou de sanctions.


La criminalité financière peut-elle être combattue uniquement à l'échelle européenne ?

Les " Panama Papers " nous ont montré le rôle-clé joué par les dépendances de la Couronne et les territoires ultramarins britanniques - Jersey ou les îles Vierges - . Commençons par l'Union européenne avant d'élargir le cadre. Car, bien sûr, le problème se situe aussi dans les places asiatiques, comme Hongkong ou Singapour.


" Tax3 " est la quatrième commission d'enquête du Parlement. Qu'en attendez-vous ?

Notre mandat porte à la fois sur les activités criminelles, la fraude et l'optimisation fiscale. Nous allons d'abord regarder si les réglementations consécutives aux " LuxLeaks " et aux " Panama Papers " sont bien appliquées. Mais également explorer de nouveaux sujets, comme la fiscalité du numérique, la fraude à la TVA ou les passeports de complaisance.
propos recueillis par Jé. B. et M. Va.
© Le Monde


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