Un nouveau scandale d'évasion fiscale révélé par une fuite de documents confidentiels, des noms d'entreprises ou de riches particuliers qui s'étalent dans les journaux, des Etats complaisants montrés du doigt… Des " Offshore Leaks " aux " Paradise Papers ", les révélations sur les paradis fiscaux s'accumulent depuis une décennie. Et, quoi qu'en disent les pessimistes, ces enquêtes ont fait bouger les lignes.
Le dernier exemple remonte au 1er mai. Dans une volte-face surprise, le Royaume-Uni a annoncé que ses 14 territoires d'outre-mer devront être transparents quant aux propriétaires des sociétés d'ici à 2021.
" C'est
le plus grand coup porté à la corruption depuis des années ", s'est enthousiasmée l'ONG Global Witness. Et pour cause : des Bermudes aux Caïmans, les sociétés offshore étaient au cœur des montages frauduleux révélés, en 2016, dans les " Panama Papers ".
L'enquête du consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ),
Le Monde et 108 médias n'est pas pour rien dans cette décision historique. La finance offshore, jadis véritable autoroute de la criminalité, est aujourd'hui un territoire sous surveillance.
L'option radicale des AméricainsCette révolution est née à l'aube de la crise financière. A quelques mois d'écart, en 2007-2008, trois lanceurs d'alerte ont fait trembler les paradis fiscaux en écornant le secret bancaire. Les documents et témoignages des banquiers Heinrich Kieber, Bradley Birkenfeld et Hervé Falciani ont permis de remonter la piste de milliers d'évadés fiscaux. Les plus connus ont vu leur nom s'étaler dans la presse avec les révélations " SwissLeaks " (2015) et " UBS Leaks " (2016), permettant de comprendre le rôle joué par les banques dans la fraude fiscale.
Ce climat a dopé les administrations fiscales, qui ont vu affluer les fraudeurs découverts ou apeurés. En France, Bercy leur a offert une cellule de " dégrisement fiscal ", pour les inciter à régulariser leur situation, en échange de sanctions adoucies.
Les scandales ont poussé les Etats-Unis à choisir une option plus radicale. En 2010, la loi Fatca impose aux acteurs financiers du monde entier de communiquer au fisc les données de leurs clients américains. En quelques mois, Washington a fait plier la Suisse, qui défendait son secret bancaire depuis près d'un siècle. Il a pourtant fallu des années avant que la transparence s'impose dans le monde.
L'impact crucial des fuitesEn 2013, la France découvre, médusée, que le ministre socialiste du budget, Jérôme Cahuzac, avait un compte secret en Suisse. C'est l'enquête du site
Mediapart, qui a révélé ce que sa propre administration semblait ignorer.
Le choc a pris une dimension mondiale quelques semaines plus tard avec " Offshore Leaks ", première d'une longue série d'enquêtes de l'ICIJ qui a mis en lumière les secrets des paradis fiscaux à partir de fuites de données confidentielles. Sociétés écrans, prête-noms, montages complexes :
Le Monde et 35 médias partenaires ont jeté une lumière crue sur les avantages des centres off-shore pour dissimuler des actifs financiers, faciliter fraude, blanchiment et corruption
Quelques jours après cette enquête, la communauté internationale s'est enfin entendue pour lutter contre cette opacité, en misant sur un dispositif prometteur : l'échange automatique d'informations. Les grandes puissances du G20 s'engagent à collecter et transmettre les informations bancaires et financières des propriétaires de sociétés aux autorités de leur pays d'origine. Reste à convaincre les paradis fiscaux de s'y plier, alors que l'opacité est leur cœur de métier.
Ce sont les " Panama Papers " qui portent le coup décisif, en 2016. Cette enquête mondiale de l'ICIJ relance l'idée d'une " liste noire ", qui donne des sueurs froides aux paradis fiscaux " non coopératifs ".
" C'est la menace de figurer dans cette liste qui a permis de faire craquer les pays qui s'accrochaient à leur secret bancaire : le Panama, les îles Marshall, le Liban… ", se félicite Pascal Saint-Amans, le " M. Paradis fiscaux " de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a établi la liste.
"
La nocivité des sociétés-écrans, qui avait été pointée dès 1996 par les experts du Groupe d'action financière, n'est véritablement entrée dans le débat public qu'après les “Panama Papers” ", confirme Chantal Cutajar, présidente de l'Observatoire citoyen pour la transparence financière internationale, qui constate "
une véritable prise de conscience ". En France, le parquet national financier a lancé une vingtaine d'enquêtes après ces révélations.
L'aube du premier âge " post-leaks " est prévue en 2019, lorsque les échanges automatiques seront pleinement opérationnels dans une centaine de pays. Mais porteront-ils le coup de grâce aux circuits d'argent sale ? Rien n'est moins sûr.
Contrôler les intermédiairesL'échange automatique repose sur la bonne coopération des banquiers, avocats et gestionnaires de fortune qui créent et administrent les sociétés offshore. Or, les " Leaks " ont permis de mettre en lumière de graves manquements aux règles de lutte contre la fraude fiscale chez ces intermédiaires. Par complicité ou faute de moyens, ils ignorent souvent l'identité des bénéficiaires réels des comptes et des sociétés, dissimulés derrière des prête-noms ou des montages complexes.
Pascal Saint-Amans reconnaît
" des fragilités " dans le système, comme ces " passeports dorés " qui permettent, moyennant finance, d'acheter une nationalité européenne et d'échapper aux contrôles. Mais il assure que les procédures d'échange automatique sont
" robustes ".
" Nous sommes confiants. C'est la fin du secret bancaire et fiduciaire."
Le vent a donc tourné pour les fraudeurs individuels qui se risquent à cacher leur fortune dans les paradis fiscaux. Restent les multinationales. Selon l'économiste Gabriel Zucman, 40 % de leurs profits sont délocalisés dans les paradis fiscaux, générant un manque à gagner qui dépasse 350 milliards d'euros par an.
Ces pratiques remontent aux années 1980, mais la prise de conscience n'intervient vraiment qu'en 2012, quand médias et ONG commencent à détailler les astuces qui permettent à Facebook, Google ou Starbucks de payer dix fois moins d'impôts qu'une PME. Les gouvernements européens soutiennent alors le premier plan de l'OCDE pour lutter contre l'optimisation la plus agressive, baptisé " BEPS " (" Erosion des bases taxables et transfert de bénéfices ", en français). Bruxelles lance de discrètes enquêtes sur les traitements fiscaux proposés aux multinationales par certains paradis fiscaux européens.
Les rescrits fiscaux sont visésIl faut pourtant attendre novembre 2014 et la révélation des " LuxLeaks " pour que l'ICIJ décortique, grâce aux documents confidentiels du cabinet PriceWaterhouseCoopers, les privilèges octroyés par le Luxembourg à des centaines de multinationales.
Ces accords (rescrits) fiscaux sont en tous points légaux, mais les révélations font l'effet d'un électrochoc. La déloyauté fiscale qui grève les recettes du Trésor en France et en Allemagne n'émane plus de petits paradis insulaires, mais d'un pays fondateur de l'Union européenne, dirigé pendant dix-huit ans par Jean-Claude Juncker. Devenu président de la Commission européenne, il a fait de la lutte fiscale une priorité.
Contre toute attente, c'est sous son mandat que l'Europe a été le plus loin. A partir de 2017, de nouvelles règles de transparence obligent les Etats européens à communiquer automatiquement ces accords fiscaux confidentiels à leurs partenaires.
La nouvelle commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, est devenue la figure de proue de ce combat. Faute de pouvoir condamner les accords préférentiels aux entreprises, elle choisit de les considérer comme des entorses à la concurrence. Amazon, McDonald's, Engie, Celio… Les premières condamnations tombent. Après Fiat et Starbucks en 2015, Margrethe Vestager frappe un grand coup en 2016 en sommant Apple de rembourser 13 milliards d'euros d'impôts à l'Irlande.
La créativité des évadés fiscauxLes fuites massives dans la presse de documents de cabinets fiscalistes contribuent aussi à modifier les règles du jeu mondiales. En 2015, après deux ans d'intenses tractations, les grandes puissances et les principaux centres offshore adoptent enfin le plan BEPS, censé combler, à partir de 2018-2019, les principales failles utilisées par les multinationales.
Mais l'une des grandes leçons des " Paradise Papers " est l'agilité avec laquelle Nike, Whirlpool et autres Apple font évoluer leurs montages fiscaux.
" La créativité des évadés fiscaux progresse plus rapidement que n'est élaborée la législation, et (…)
celle des intermédiaires et des facilitateurs leur permet justement de rester dans la légalité", confirmait le Parlement européen dans son récent rapport sur les " Panama Papers ".
Après presque une décennie d'efforts, le combat contre l'évasion fiscale est loin d'être gagné, en raison de l'ambiguïté des Etats. L'Union européenne en est l'exemple parfait. A l'avant-garde de la lutte contre les paradis fiscaux, elle tolère en son sein des pratiques contestables, à Malte, l'île de Man, Chypre ou Madère, en raison du droit de veto de chacun de ses membres. Cette règle freine l'harmonisation du calcul de l'impôt sur les sociétés, et empêche l'UE d'inscrire le Luxembourg ou les Pays-Bas dans sa liste noire.
Jérémie Baruch, et Maxime Vaudano
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