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jeudi 31 mai 2018

Michel Aglietta, penseur des limites du capitalisme


31 mai 2018

Michel Aglietta, penseur des limites du capitalisme

Alors qu'un colloque vient de lui être consacré à la Banque de France, trois chercheurs estiment qu'il est temps de suivre les voies tracées par l'économiste pour échapper aux pathologies de notre système

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LE CONTEXTE
colloque
A 80  ans, Michel Aglietta est l'une des plus importantes figures de la recherche économique française. La Banque de France a accueilli, mardi 29  mai, un colloque en son honneur, intitulé " Penser le capitalisme avec -Michel Aglietta ", réunissant, outre les signataires des textes publiés ici, des chercheurs (Bruno Amable, Marc Flandreau, André Orléan, Robert Boyer), des représentants de banques centrales et institutions financières (Natacha Valla, Sylvie Goulard, François Villeroy de Galhau, Luis Pereira da Silva), de laboratoires d'idées (Laurence Tubiana, Isabelle Laudier) et du monde de l'entreprise (Christian Sautter) autour de cinq -thèmes majeurs de l'œuvre de Michel Aglietta : écologie et développement durable, structures du capitalisme, monnaie et instabilité financière, construction européenne et rôle politique de la science économique.
bibliographie
Michel Aglietta est notamment l'auteur de Macroéconomie financière (avec Natacha Valla) (La Découverte, 2017) ;
La Monnaie, entre dettes et souveraineté (Odile Jacob, 2016) ;
Europe. Sortir de la crise et inventer l'avenir (Michalon, 2014) ;
Un New Deal pour l'Europe (avec Thomas Brand) (Odile Jacob, 2013) ; La Voie chinoise. Capitalisme et empire (avec Guo Bai) (Odile Jacob, 2012) ;La Crise. Les voies de sortie(Michalon, 2010.
Inégalités et crise environnementale sont parmi les plus grands dangers au monde, selon les citoyens de 44  pays interrogés par l'organisme de sondage américain Pew Research Center (" Greatest Dangers in the World ",2014). Les économistes se sont peu à peu emparés de ces sujets. Pourtant, leurs travaux et leurs réponses restent cloisonnés, tant ces deux objets sont différents en apparence et tant la science économique est elle-même -segmentée dans ses objets d'études. -Michel Aglietta, lui, fait le pont entre ces deux périls : inégalités et changement climatique sont deux faces d'une même pièce qui se nourrissent des dérives du système capitaliste financiarisé actuel. Au long de sa carrière de chercheur, il a accumulé des travaux originaux qui lui permettent aujourd'hui de dresser un diagnostic singulier sur les pathologies de notre système économique. Et de nous livrer des options -concrètes de politique économique pour les contrer.
Michel Aglietta a dénoncé tant l'instabilité intrinsèque de la finance que le principe de la valeur actionnariale propre au mode d'accumulation capitaliste actuel (Dérives du capitalisme financier, avec Antoine Rebérioux, Albin Michel, 2004). Ce principe de gestion apparaît dans les très grandes entreprises au début des années 1980 et fait de l'intérêt des actionnaires une priorité absolue. Les stratégies des firmes commencent alors à s'articuler autour de la valeur boursière de l'entreprise, avec une recherche de rendement à court terme, une prime à la compression des coûts, une course aux dividendes et des pratiques de rachat d'actions pour les plus agressives. La valeur actionnariale procède d'une logique unidimensionnelle où le système de production ne s'intéresse qu'à une partie de la société, les propriétaires du capital. Parallèlement, le système de redistribution s'érode.
Si ce mode d'accumulation a tenu trente ans, des années 1980 à la crise de 2008, il n'est plus viable, nous dit Michel Aglietta. Il creuse sa propre tombe ! La pression sur les salaires, qui ne sont plus perçus que comme un coût et non comme un facteur de demande, couplée à la réduction globale des taux d'imposition sur les entreprises et les plus hauts revenus, a entraîné une augmentation des inégalités. Concomitamment, on assiste à un délitement de l'Etat-providence et à une érosion du capital humain sous l'effet de la réduction de l'investissement dans l'éducation. Or, nous avertit Michel Aglietta, une croissance économique qui exclut crée de la violence sociale et entraîne le rejet politique du système.
Permanence scientifiqueAutre effet de ce principe de valeur actionnariale : elle s'oppose frontalement à la notion de bien public. L'entreprise qui se focalise sur sa seule valeur boursière le fait souvent au prix de dégâts irréversibles sur la nature. Pour Michel Aglietta, le mode d'accumulation actuel est prédateur de notre capital naturel par essence collectif, il est donc caduc. Il faut fonder un nouveau contrat social dans lequel les citoyens ont un droit de regard sur ce que fait le capital. Il est possible d'imaginer des règles qui permettent d'encadrer le mode d'accumulation afin de retrouver une dimension collective et de sortir de l'impasse.
Si la notion de capital est plus que jamais d'actualité, Michel Aglietta peut se targuer d'une permanence scientifique tant ce concept irrigue sa pensée, depuis sa thèse de doctorat consacrée au capitalisme américain jusqu'à ses travaux les plus récents sur la transition écologique. Il est, avec Robert Boyer, le père de l'école de la régulation, qui propose une macroéconomie institutionnelle et historique inspirée par les travaux de Marx, Keynes, Polanyi, Schumpeter, Minsky, mais aussi Braudel, Simmel ou René Girard.
Au sein de l'école de la régulation, Michel Aglietta a analysé la question des modalités d'accumulation, de reproduction des capacités productives et de répartition des profits. Il a ouvert la boîte noire du capital et de l'entreprise sous différents angles, en regardant du côté de l'histoire européenne et de l'école des Annales, mais aussi à travers les archives américaines ou plus récemment dans l'histoire chinoise. Car dans la tradition institutionnaliste qui lui est chère, la cohérence d'un système économique est conditionnée aux structures sociales et politiques. Ainsi, le capitalisme américain ou le capitalisme chinois ne peuvent être analysés qu'à l'aune des cultures, des rapports de force, des compromis institutionnels propres à chaque pays, à chaque époque.
Capitalisme, crise, entreprises, sont, pour Michel Aglietta, des " objets " d'une vision de l'économie inscrite dans le temps de l'histoire. Cette façon d'aborder le système économique est trop rare dans les sciences économiques actuelles. Elle constitue pourtant un socle fécond et pertinent pour comprendre la diversité des trajectoires nationales, mais aussi pour définir des politiques publiques efficaces à long terme.
Un pilier méthodologique de Michel Aglietta est d'ancrer l'économie dans les sciences sociales. Cette pensée hors du cadre normé de sa discipline d'origine, cette démarche intellectuelle si singulière lui ont permis d'être visionnaire et précurseur dans nombre de champs. Alors que la majorité des économistes au début des années 2000 étaient fascinés par les " innovations financières " (CDS, titrisation et dérivés) censées réduire le risque de crise, Michel Aglietta nous mettait en garde contre le faux sentiment de sécurité ainsi créé et pointait celles-ci comme le symptôme des pathologies de la -finance.
Cet économiste atypique doit sans doute cette pensée puissante à sa formation (polytechnicien, administrateur de l'Insee, professeur des universités), à ses engagements d'économiste au service du politique (ex-membre du Conseil d'analyse économique, il est désormais au Haut Conseil des finances publiques) mais aussi à sa rigueur scientifique et à sa curiosité intellectuelle qui l'ont sans cesse poussé hors du champ de l'économie, vers les sciences sociales, le politique, l'histoire.
Ses travaux et ses propositions -concrètes sont aujourd'hui entendues. Elles méritent d'être davantage relayées politiquement. Il en va de notre avenir commun.
Par ANNE-LAURE DELATTE, LAURENCE SCIALOM et YAMINA TADJEDDINE
© Le Monde

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