Trois à quatre fois par mois, la " brigade de nettoyage " de l'association Aquacaux investit l'estran qui borde le pied de la falaise de Dollemard, un quartier du nord du Havre. Le nez au ras du tapis de galets qui malmènent leurs godillots autant que leurs chevilles, six à huit gaillards fourrent dans des sacs-poubelles des morceaux de plastique ou de caoutchoucarrachés au flanc de la falaise par les intempéries et la Manche. Avant de les évacuer sur leur dos. A raison de 70 ou 80 kilos au total par passage, ils effectuent sur cette décharge, fermée depuis 2000 mais inaccessible aux engins de déblayage classique, un travail de Sisyphe.
La rallier par le nord, comme ils le font chaque fois, impose la descente d'un escalier de 450 marches ou d'un sentier affichant 100 m de dénivelé, puis deux bons kilomètres de marche sur les galets roulants. Le site, qui n'est guère fréquenté que par quelques pêcheurs à pied, constitue un dépotoir à ciel ouvert dont l'éradication est une gageure.
Pans de mur de brique, blocs de béton et leur ferraille, pierres tombales, poutrelles de bois ou de métal, joints de pare-brise, sacs plastique, cordages, casiers et filets de pêche ou morceaux de tissus incrustés dans les flancs de la falaise ou jonchant l'estran… De 30 à 80 m3 de déchets atterrissent chaque année au pied de cette bande d'environ 800 m de long.
" On ramasse ici à la main environ 2 tonnes de déchets par an, explique Gwen Couprie, 31 ans, écologue et chargé de mission pour Aquacaux, qui s'improvise guide d'un jour.
Mais on doit se contenter de ceux qui traînent au sol car il serait trop dangereux de tenter d'extraire ceux qui affleurent de la falaiseà cause des risques d'éboulements. "Face aux blocs de béton dont sortent des armatures rouillées polies par le roulement des galets et inamovibles sans engins mécaniques, l'homme se veut philosophe :
" Au moins, ils protègent un peu le pied de falaise, comme des brise-lames. "
Lundi 29 mai, un courrier du ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, à la préfecture de la région Normandie a esquissé la volonté de résoudre ce problème environnemental qui empoisonne l'agglomération du Havre. Dans sa missive, il annonce la participation " exceptionnelle " de l'Etat, par l'entremise de l'Ademe et de l'Agence de l'eau Seine-Normandie qui devraient financer à 70 % une étude permettant d'établir
" les modalités opérationnelles " d'un traitement de la pollution pour les anciennes décharges privées de la falaise de Dollemard.
" Absence de réglementation "Nul ne se souvient exactement quand ce site à l'abri des regards s'est mué en décharge à ciel ouvert. Annie Leroy, 77 ans, professeure retraitée de physique-chimie et présidente d'Ecologie pour Le Havre (EPLH), situe l'outrage
" au milieu des années 1950 ", celles de la reconstruction de la ville rasée par les bombardements. Depuis, 3 millions de mètres cubes de déchets issus pour 80 % du BTP ont été projetés du haut de la falaise vers la mer.
" Dès 1962, profitant de l'absence de réglementation, une poignée de propriétaires particuliers ont installé sur leurs terrains sis à l'aplomb de la falaise quatre sites d'exploitation dotés d'une douzaine de quais de déchargement, raconte Mme Leroy.
Les camions n'avaient qu'à reculer et délester leurs bennes dans les cônes de -déversement. "
En 1994, en réponse aux dérives, la ville du Havre a pris de vains arrêtés d'interdiction d'exploiter. En 2000, deux ans après un colossal éboulement, elle a fermé la décharge, en accord avec la préfecture de région. L'année suivante, une action en justice contre les propriétaires des terrains s'est soldée par un non-lieu du fait de contradictions dans le code de l'environnement.
Une première étude de 2011 commandée par la mairie du Havre, que
Le Monde a pu consulter, évaluait le coût de l'extraction complète d'une masse estimée à
" environ 400 000 tonnes de déchets " et la remise en état du site entre 17 et 21,5 millions d'euros hors taxes. Le document stipulait aussi un risque
" de déstabilisation de la falaise " en cas d'excavation.
" La ville n'avaitpas la capacité de financer cela, explique Marc Migraine, adjoint au maire du Havre chargé de la nature en ville,
et les propriétaires des exploitations sont aujourd'hui décédés ou en faillite. " Le Havre a donc continué à déléguer le ramassage à la main à l'association Aquacaux contre 30 000 euros par an.
Le passage de la tempête Eleanor, le 4 janvier, a accéléré l'érosion de la falaise, précipitant des monceaux de détritus sur les plages touristiques avoisinantes, et réveillant les consciences. Sous la pression des associations environnementales EPLH, France Nature Environnement, Surfrider ou Sea-Mer, l'Etat et les collectivités locales réunis mi-mars sont tombés d'accord sur le principe d'une éradication de la décharge. D'autant que, au
fil des années, éboulements et glissements de terrain favorisés par l'infiltration des eaux de pluie et les assauts de la Manche ont ancré une partie des déversements dans la falaise et précipité l'autre sur l'estran.
L'étude à la suite de laquelle l'Etat s'est porté à la rescousse doit compléter le diagnostic établi en 2011. Un comité de pilotage constitué des représentants de la ville du Havre, des services de la préfecture de la Seine-Maritime, de la région Normandie et du département de la Seine-Maritime se réunira pour valider fin juin le cahier des charges en cours de rédaction. Puis une consultation sera lancée de juillet à novembre pour désigner un cabinet spécialisé et démarrer l'étude complémentaire au cours du premier
semestre 2019.
" L'éradication des déchets prendra des années mais elle est possible grâce à l'intervention de travailleurs et d'engins spécialisés dans les milieux périlleux, estime Jacky Bonnemains, président de l'association Robin des Bois, qui a notamment cartographié 8 500 sites de décharges posant problème en France.
Il faudra aussi hiérarchiser les déchets et traiter par exemple en priorité les ferrailles qui sont hautement recyclables. "
Ironie de l'histoire,
la décharge de Dollemard trône sur la zone Natura 2000 " Littoral cauchois " et est répertoriée dans le plan local d'urbanisme de la ville du Havre comme " site naturel remarquable ".
Patricia Jolly
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