30
Déc
2016
Confrontation ou accommodement avec l’Islam ?, par Emmanuel Todd (2/2)
Futur 2 : Le retour à la République : l’accommodement avec l’islam
Ce scénario n’aurait bien sûr de sens que dans le contexte d’une liberté nationale retrouvée. Sans sortie de l’euro, pas de politique économique possible, pas de baisse du chômage, pas d’amélioration concevable de la situation des plus fragiles économiquement — les jeunes, qu’ils soient d’origine musulmane ou non. L’européisme et l’islamophobie ont désormais partie liée. Symétriquement, la maîtrise de l’islamophobie et de l’antisémitisme ne peut se concevoir sans sortie du bourbier européiste.
Pour éviter tout malentendu, le noyau du pacte républicain doit être rappelé avant que soit examiné le choix de l’accommodement avec l’islam. Rétablir ce sur quoi la République ne saurait transiger :
1) Sur le droit au blasphème
- Le droit au blasphème est absolu. Les forces de l’ordre doivent assurer la sécurité physique des blasphémateurs. Les ministres de l’Intérieur qui échouent dans cette tâche doivent rendre des comptes à la nation.
- Les citoyens français, musulmans ou non, qui considèrent que blasphémer sur la religion d’un groupe dominé est inutile et lâche ont le droit de le dire sans être accusés, ni d’apologie du terrorisme, ni de ne pas être de bons Français. L’État doit protéger leur liberté d’expression.
2) Sur l’assimilation comme horizon nécessaire
- Le destin des Français de toutes origines est de vivre ensemble en tant qu’individus libres et égaux, ce qui impliquera, dans un avenir qui n’a pas à être précisé, la fusion progressive des groupes par la multiplication spontanée des mariages mixtes.
- Le mélange des populations suppose l’effacement des différences religieuses et, il faut l’admettre, une prédominance du scepticisme religieux et de la libre-pensée.
- L’égalité de statut de l’homme et de la femme est une précondition du mariage mixte. Elle doit être, dans l’espace républicain, un article de foi. Seule une convergence de vues sur ce que doit être un couple autorise le mariage entre individus d’origines différentes. En conséquence, l’interdiction du foulard islamique dans les établissements scolaires, qui symbolise l’égalité des femmes et l’exigence française d’exogamie, est une bonne chose. Elle fut une étape positive et reste nécessaire.
C’est ainsi que je demeure, un assimilationniste. Mais je persiste aussi à penser que le discours laïciste est ignare, ou de mauvaise foi, lorsqu’il associe bas statut des femmes et théologie musulmane, lorsqu’il affirme que la législation civile contenue dans le Coran contredit gravement le code civil français. L’islam admet toujours la priorité de l’usage local sur le texte sacré. Nulle part dans le monde musulman les règles d’héritage contenues dans le Coran ne sont appliquées. La fameuse «demi-part» des filles n’est pas accordée par les paysans du monde arabe. Inversement et en toute liberté par rapport au message de Mahomet, l’islam le plus oriental avantage les filles par rapport aux garçons. Au-delà de l’océan Indien, en effet, l’islam place les femmes au cœur du dispositif familial. L’Indonésie, le plus peuplé de tous les pays musulmans, est à prédominance matrilocale, et ses groupes ethniques les plus pratiquants, comme les Minangkabaus, sont franchement matrilinéaires. Les hommes y vivent parfois même des heures difficiles. Un islam égalitaire, du point de vue des rapports entre les sexes, existe déjà, vécu par 250 millions d’Indonésiens.
N’envisager que l’assimilation ne doit pas conduire à une mise en application dogmatique et contre-productive des principes. Le rêve doit tenir compte de la réalité du monde, du rythme de la vie, des difficultés sociales et économiques du moment. L’idéologie de l’homme universel ne doit mener ni le citoyen de la société d’accueil, ni l’immigré, à cesser d’être un homme. II faut savoir donner du temps au temps, accepter de vivre l’imperfection des transitions, regarder avec tendresse les faiblesses des uns et des autres. Non seulement parce qu’une telle attitude est bonne en soi — et elle l’est vraiment —, mais aussi parce que la bienveillance est plus efficace à long terme que la confrontation, toujours génératrice de haine et de polarisation.
L’assimilation des enfants d’immigrés d’origine musulmane, déjà très avancée, est ralentie actuellement par des difficultés d’ordre économique, par l’incertitude où se trouve la société française elle-même de ses propres buts. L’atomisation et le vide qui accompagnent ou, plus exactement, qui caractérisent la crise du monde développé, induisent partout des mécanismes de mise à l’abri, de communautarisation, plus forts sans doute dans la France du catholicisme zombie et dans certaines fractions de la population juive que dans la population d’origine musulmane, désintégrée du point de vue des structures familiales. Dans un tel contexte, la France ne peut refuser à ses citoyens musulmans de pratiquer librement leur religion et de dire, s’ils le pensent, que les caricatures de Mahomet sont obscènes. Ceci n’est qu’une toute petite partie du problème. L’islam doit globalement, enfin, être accepté, légitimé en tant que composante de la nation, comme l’Église l’a été. Nous devons accepter la construction libre de mosquées, nous devons même rattraper le retard pris en ce domaine.
Ce qui vient d’être décrit n’est pas une utopie. C’est l’exigence d’un retour au vrai passé de la République. Nous devons accorder à l’islam ce qui a été accordé au catholicisme à l’époque de la laïcité triomphante. La taille modeste et la fragmentation de la population d’origine musulmane dans les banlieues interdisent un parallèle trop poussé avec les provinces de la périphérie catholique. 5 à 10 % de population musulmane, selon qu’on considère les vieux ou les jeunes, groupes dispersés, hétérogènes quant à la nationalité d’origine ou la pratique, ne pèseront jamais autant que le tiers de ces provinces qui furent catholiques, beaucoup plus homogènes en leur temps et beaucoup mieux pourvues en classes moyennes et dirigeantes. L’islam qui s’annonce, en termes de puissance, c’est entre le tiers et le vingtième de ce que représentait l’Église dans la République.
Il s’agit finalement, par réalisme et nécessité, d’admettre pleinement, joyeusement, qu’il existe désormais, dans la culture française, dans notre être national, une province musulmane. Il s’agit aussi d’éviter une nouvelle guerre de Vendée, cet affrontement qui avait contribué à solidifier le catholicisme. C’est un catholicisme accepté qui s’est spontanément dissous au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Notre nouvelle province, l’islam, croit en l’égalité, au contraire de l’Église, fondée sur un principe de hiérarchie en tout point contraire à l’idéal républicain. Une intégration positive de l’islam conduirait donc au renforcement de la culture républicaine, plutôt qu’à sa subversion.
Nous devons attendre du temps, plutôt que de l’idéologie, une atténuation des tensions et des rapports humains pacifiés, conduisant à plus de relativisme religieux, à plus de mariages mixtes, à encore et toujours plus de Français incapables de décrire aisément leurs croyances et leurs origines religieuses.
Certes, la reprise d’un rythme élevé d’assimilation des populations concernées n’est pas certaine, compte tenu du vide […] que génère le capitalisme avancé. Mais l’accommodement peut réussir là où la confrontation ne peut qu’échouer. En vérité, n’importe quel niveau de probabilité de réussite de l’accommodement est acceptable parce que la probabilité d’échec de la confrontation est de 100%.
L’aggravation prévisible
Confrontation, acceptation : les deux options existent, mais nous devons admettre que la société française est aujourd’hui engagée sur le chemin de la confrontation. La béatitude égoïste de Charlie, les scores du Front national, l’antisémitisme des banlieues font douter de la possibilité d’un changement de trajectoire.
Ce dont la France aurait besoin, c’est d’une nouvelle fête de la Fédération, où se retrouveraient toutes les composantes de la nation. Mais il n’existe pour le moment aucune force politique organisée qui serait susceptible de libérer la France de sa gangue européenne afin de conjuguer nation avec générosité, pour réconcilier, dans l’Hexagone, milieux populaires anciens et Français musulmans. Cette force, partie de la zone de famille nucléaire égalitaire, rassemblerait, au nom d’une doctrine égalitaire, les jeunes éduqués en voie d’appauvrissement, les milieux populaires relégués dans les périphéries urbaines et les Français d’origine maghrébine. Tous ensemble, ils bousculeraient le bloc historique MAZ qui soude cadres, vieux et catholiques zombies dans l’acceptation de l’inégalité et la défense des privilèges. Mais une telle émergence, même à moyenne échéance, est peu vraisemblable.
Le détraquage d’un système politique qui voit la gauche dominer en région inégalitaire et la droite en zone égalitaire va durer, et même, pour quelques années encore, s’aggraver. Le corps électoral continue de vieillir, ce qui pourrait bien annoncer la possibilité d’un système plus crispé encore. Comment espérer qu’une crise de « conscience » frappe des citoyens dont l’âge médian est non seulement proche de 50 ans en 2015, mais qui s’élève de 0,2 à 0,3 an par année ? […] À 60 ans, un homme pouvait espérer vivre encore 15 ans vers 1950 mais 22 en 2015, une femme encore 18 ans en 1950 mais 27 en 2015. François Héran, qui fut directeur de l’Institut national d’études démographiques (INED), nous a fait comprendre, par une métaphore géniale, que l’augmentation massive du nombre des gens âgés pouvait être analysée comme une immigration imprévue et incontrôlée.
Charlie va vieillir et sa bonne conscience s’accentuer. Il sera toujours plus travaillé par la nostalgie de son enfance, vécue au cœur d’une France blanche dans laquelle, en l’absence de boucheries halals mais avec du poisson le vendredi dans les écoles, coexistaient l’Église et la Révolution.
Oui, les choses vont vraisemblablement s’aggraver. Avant de s’arranger ?
L’arme secrète du renouveau républicain
La culture française centrale, dominante au cœur du Bassin parisien et sur la façade méditerranéenne, peine à mobiliser pour le meilleur la valeur d’égalité. Elle n’a toutefois pas encore engagé dans la bataille son arme secrète. […]
Nous pourrions ne voir ici qu’une reprise scandinave du thème éculé de la légèreté française. Mais quand il est question de racisme, la présence ou l’absence d’esprit de sérieux est un facteur sociologique capital.
Car si quelque chose peut rendre le racisme vraiment dangereux, c’est bien l’esprit de sérieux.C’est lui qui conduira cent familles américaines blanches à déménager lorsqu’une ou deux familles noires s’installeront dans leur rue, ou qui imposera aux Allemands, plongés dans l’effort de la Première Guerre mondiale, de perdre du temps à vérifier que les juifs font bien leur devoir militaire. C’est le même esprit de sérieux qui vient d’entraîner la même Allemagne dans cet incroyable « débat » sur la circoncision des enfants, pour conclure par une loi qu’elle était licite pour les musulmans et les juifs. Les Français sont incapables de ce genre de sérieux, qui exige des hommes qu’ils respectent réellement les lignes et les frontières définies par l’idéologie. L’attitude française centrale, imposée ici pour son bonheur à toute la périphérie, présente en Charlie comme chez les électeurs du FN ou les gosses des banlieues, n’est nulle part plus apparente que dans les rapports entre les sexes. L’anthropologie concrète se charge de convertir l’homme universel de l’idéologie en femme universelle de la vie quotidienne, l’homme concret différent en une femme concrète différente, beaucoup plus difficile à rejeter qu’un concept, surtout si elle est très jolie. Hésitant entre une belle exotique et un boudin national, l’universaliste français fera en général le bon choix. Une femme française agira de même [La priorité accordée à la perspective masculine n’est pas ici l’effet d’un sexisme latent : le différentialisme se manifeste particulièrement par un refus des hommes du groupe dominant de prendre femme dans le groupe dominé. Ainsi, le taux d’unions mixtes est-il aux États-Unis quatre ou cinq fois plus faible pour les femmes noires que pour les hommes noirs.]. L’absence de sérieux idéologique dans les rapports entre les sexes est un socle sur lequel on peut bâtir.
C’est ainsi que la France pourrait rester elle-même, mais surtout pas en cultivant l’idéologie du blasphème, en exhortant à soutenir l’effort d’éducation civique ou au nom de la défense prioritaire de la laïcité, et autres foutaises grandiloquentes. La France s’en sortira peut-être parce que, Dieu merci, elle n’est jamais complètement sérieuse.
J’ai eu longtemps une foi absolue dans la capacité de mon pays à assimiler les immigrés de toutes origines — juifs, asiatiques, musulmans et noirs. Je dois avouer que le doute m’envahit depuis peu. Paris sera peut-être malgré tout un jour l’une des merveilles de la planète, la ville où auront fusionné des représentants de tous les peuples du monde, une nouvelle Jérusalem où les phénotypes séparés par la dispersion d’homo sapiens sur toute la terre, durant plus de 100 000 ans, auront été mêlés, brassés, recomposés en une humanité libérée de tout sentiment racial. Mais même si la France parvenait finalement à redevenir elle-même, la route sera beaucoup plus chaotique que je ne l’avais imaginé il y a vingt ans.
Il est déjà certain que ma génération ne verra pas la terre promise.
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Voici donc comment “la presse” a accueilli cet ouvrage d’un des plus grands intellectuels français, qui appelait clairement à la paix civile – on comparera avec la mobilisation contre Éric Zemmour, qui appelle à la guerre civile :
Bref :