Grenoble 1934 : les barricades de l’unité
Le 10 juin 1934, Grenoble est le théâtre d’affrontements entre manifestants antifascistes et forces de l’ordre. La préfecture de l’Isère voit la place Saint-Bruno se couvrir de barricades et la police perdre du terrain devant la détermination des manifestants à empêcher la tenue d’un meeting de Philippe Henriot, député girondin d’extrême-droite.
Le contexte grenoblois
Dans la droite ligne de la tactique « classe contre classe », le PCF n’a cessé depuis des mois de conspuer les socialistes, notamment à travers son hebdomadaire Le Travailleur alpin. Ainsi, dans son numéro du 27 janvier 1934, il s’agit d’affronter, non pas seulement les chefs SFIO, mais « tout le Parti socialiste […] meilleur soutien du régime capitaliste ». Ce discours est conforme à la position du dernier Comité central affirmant que la plus grande faiblesse des communistes « c’est de ne pas mener avec assez d’énergie la lutte acharnée contre la social-démocratie, qui est l’obstacle principal sur la voie de la conquête des masses1 ». Le jeune dirigeant communiste grenoblois Paul Billat écrit ainsi, quelques jours après les émeutes du 6 février : « La SFIO prépare le lit du fascisme2 ».
Si les communistes maintiennent un discours antisocialiste assumé, sur le terrain les choses bougent. 2 500 Grenoblois ont défilé le 7 février 1934, en réaction aux émeutes des ligues. La grève générale du 12 février est un franc succès, et plus de 20 000 personnes se pressent au meeting, où, selon la presse communistes, « socialistes, communistes, unitaires, confédérés, autonomes et sans-partis » sont « unis fraternellement3 ». Le « Front unique » est à l’ordre du jour, et ce sont désormais les « directions » SFIO et CGT que l’on attaque…
SFIO et CGT, de leur côté, sont loin de présenter un bloc homogène. Contre l’avis de leurs dirigeants, nombre de militants plaident pour l’entente avec les communistes, notamment au sein de l’UD-CGT de l’Isère.
L’affrontement
Député nationaliste de Gironde, vice-président de la Fédération nationale catholique et acteur de la chute du gouvernement Chautemps en janvier 1934, Philippe Henriot est une figure montante de la droite nationaliste. À la Chambre, il salue la journée du 6 février comme l’annonce de la fin d’un système républicain corrompu et exalte le rassemblement unitaire des « nationaux ». Malgré les désordres qui accompagnent sa tournée dans les principales villes de France, Henriot obtient l’autorisation de tenir meeting dans la salle des fêtes de la rue de Vizille. La provocation est double pour les antifascistes : politique, bien entendu, mais aussi géographique. Le lieu de la réunion se trouve en plein quartier ouvrier, celui du cours Berriat et de la place Saint-Bruno. Il est séparé du centre-ville bourgeois par une voie de chemin de fer, qui délimite véritablement deux univers. Là se situe le bastion historique du mouvement ouvrier et du communisme à Grenoble, là se trouvent les usines, les ateliers, et les cafés abritant les réunions du PC.
Un comité unitaire antifasciste s’était créé à Grenoble au début des années trente. Il est réactivé après les événements de février, à l’instar de nombreuses villes de province4. Dirigé par les communistes, il rassemble bon nombre de militants socialistes sans que la Fédération SFIO donne son adhésion officielle.
Suivant les consignes diffusées dans Le Travailleur Alpin, les contre-manifestants se rassemblent au matin autour de la place Saint-Bruno, qui jouxte la rue de Vizille, et tentent de filtrer les entrées du meeting en arrêtant (et parfois désarmant) les militants qui s’y rendent. Peu à peu contenus par la police dans le périmètre de la place, ils vont y subir les premières charges des forces de l’ordre. Quatre barricades sont alors dressées aux différents points de la place. Les forces de police doivent refluer sous les différents projectiles lancés contre eux par les antifascistes. Préfecture et presse communiste soulignent la diversité du rassemblement, et la part importante prise par les femmes lors des événements5.
Si le meeting d’extrême-droite peut se dérouler dans une salle entourée de policiers, le défilé d’Henriot est rendu impossible par la présence des contre-manifestants sur le cours Jean Jaurès, qui se heurte à un barrage de soldats. Ceux-ci, dépêchés en renfort, se contentent de barrer l’accès du cours et ne participent pas aux affrontements, recevant plutôt des encouragements de la part des antifascistes. Puis ceux-ci s’ébranlent vers le centre-ville, où les représentants du PC (Campiglia), de la SFIO (Arnol), du Comité antifasciste (Maurice), et des deux CGT (Sandra pour les unitaires et Satre pour les Confédérés) prennent la parole. L’Humanité du lendemain célèbre en première page les « luttes de rues et barricades » de Grenoble.
Jalon vers l’unité
Côté CGTU, à la suite du 1er mai, les rares attaques adressées contre des militants CGT ont déjà été dirigées « vers sa direction nationale contre laquelle se sont retournés les responsables grenoblois confédérés eux-mêmes6 ». C’est en effet du côté syndical qu’à Grenoble, avec un temps d’avance sur la chronologie nationale, l’unité se réalise. L’antifascisme en est le « mortier », pour reprendre les termes de Sylvie Meinier, et tient également beaucoup à la personnalité des deux principaux dirigeants syndicaux isérois : Marcel Satre pour les confédérés et Georges Sandra pour les unitaires. Le premier est en opposition à la ligne confédérale, son secrétaire, Bardin, est un proche de Trotsky (alors réfugié à Domène, tout près de Grenoble), et ses interventions sont représentatives de l’aile gauche de la CGT et de la SFIO, prônant une ligne d’unité autour du slogan « socialisme ou fascisme ».
L’étude de la presse communiste locale dévoile alors un profond changement de vocabulaire à partir de ces événements. S’il s’agissait en janvier de combattre « tout le Parti socialiste », l’heure est, en juillet, à l’« unité d’action avec tout le parti7 ». Mais cette étude est également révélatrice de tensions, entre une nouvelle génération de jeunes militants (comme Paul Billat, ou les frères Dufour) qui s’engageront à fond dans le processus de Front populaire, marginalisant d’autres cadres (tels François Campiglia) restés plus ou moins campés dans le « classe contre classe » qui fit leur légitimité dans la construction de l’organisation communiste iséroise à la fin des années vingt.
Sans préfigurer totalement l’« antifascisme jaurésien » évoqué par Gilles Vergnon8, les événements antifascistes grenoblois de juin 1934 pose les jalons, dans l’action, d’une unité populaire, syndicale et enfin politique. Ils font apparaître des chronologies locales qui peuvent parfois être en décalage avec celles d’autres niveaux (nationaux ou internationaux), donnant ainsi tout leur intérêt à des études « par le bas » sur le mouvement communiste ou de façon plus générale sur le mouvement ouvrier. Des parallèles peuvent également être établis sur les formes de l’action antifasciste de cette période, avec des événements analogues se déroulant à l’étranger, comme la « bataille de Cable Street » à Londres, où, le 4 octobre 1936, la British Union of Fascists d’Oswald Mosley est empêchée de défiler par la mobilisation des populations d’un quartier ouvrier de la capitale britannique.
Article rédigé par Dimitri Manessis avec l’aide et la relecture de Morgan Poggioli.
Pour aller plus loin :
CHAMBARLHAC Vincent, HOHL Thierry, 1934-1936. Un moment antifasciste, Éditions la ville brûle, 2014, 143 p.
MEINIER Sylvie, Les syndicats ouvriers à Grenoble (1934-1939), mémoire de Maîtrise sous la direction de Pierre Broué, Université des sciences sociales de Grenoble, 1986-1987.
VERGNON Gilles, L’antifascisme en France de Mussolini à Le Pen, Rennes, PUR, 2009, 234 p.
Pour citer ce billet : Dimitri Manessis, «Grenoble 1934 : les barricades de l’unité», ANR PAPRIK@2F, 30 septembre 2014 [en ligne:http://anrpaprika.hypotheses.org/2702]
- Archives départementales de l’Isère (ADI), PER1292/5, « Le Comité central du Parti à la tête du mouvement des masses ! », Le Travailleur Alpin, n° 275, 3 février 1934, p. 1. Souligné dans le texte. []
- BILLAT, Paul, « Il faut barrer la route au fascisme ! », Le Travailleur Alpin, n° 276, 10 février 934, p. 1. []
- « Le Prolétariat écrasera le fascisme ! », Le Travailleur Alpin, n° 277, 17 février 1934, p. 1. []
- C’est le « printemps des comités » mis en avant par Gilles Vergnon dans « Processus de politisation et mobilisations politiques » in VIGNA, Xavier, VIGREUX, Jean et WOLIKOW, Serge (dir.), Le pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du Front populaire, La Dispute-Editions sociales, 2006, p. 29-42. []
- Aux Archives départementales de l’Isère (ADI), voir Le Travailleur Alpin et le carton 77M2 « Surveillance communistes » []
- MEINIER, Sylvie, Les syndicats ouvriers à Grenoble (1934-1939), mémoire de Maîtrise sous la direction de Pierre Broué, Université des sciences sociales de Grenoble, 1986-1987, p. 39. []
- Publications des échanges entre Arnol (SFO) et Billat (PC) dans Le Travailleur Alpin, n° 298, 14 juillet 1934, p. 1. Au même moment, une proposition d’ « action commune contre le fascisme et la guerre » est proposée, au niveau national, à la SFIO par le PCF. []
- VERGNON, Gilles, L’antifascisme en France de Mussolini à Le Pen, Rennes, PUR, 2009. []
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