« Je suis convaincu que les résultats de M. Friedmann sont à la fois corrects et lumineux. Ils démontrent qu’en plus d’une solution statique de mes équations, il existe des solutions évoluant avec le temps avec une structure [de l’Univers] symétrique » (Albert Einstein, 23 avril 1923).
C’est par ces mots que le plus grand génie de tous les temps admet son erreur. Albert Einstein publie ce mea-culpa dans la plus prestigieuse des revues scientifiques de l’époque Zeitschrift für Physik, celle-là même qui a reçu le 29 juin 1922 l’article d’un obscur professeur de l’Université de Petrograd, Alexander Friedmann. Dans ce travail, le physicien de 34 ans établit sans aucune forme de preuve expérimentale, par la simple force de la pensée et une grande habileté mathématique, que la nouvelle théorie de la gravitation élaborée par Einstein en 1915 décrit de manière naturelle un Univers en expansion, ouvrant ainsi la voie à une origine de l’espace et du temps. Afin de comprendre comment et pourquoi cette proposition révolutionnaire a suscité le rejet immédiat du concepteur même de la relativité générale, remontons 7 ans en arrière.
Le 18 novembre 1915, une bombe explose dans le domaine scientifique. Alors que la guerre fait rage en Europe, un certain Albert Einstein propose une nouvelle théorie de la gravitation où espace et temps sont des quantités élastiques dont la forme détermine le mouvement des planètes. En substituant au concept de force d’attraction newtonienne le concept de géométrie d’espace-temps, il prédit des effets impossibles dans la théorie de Newton, notamment la déviation de la lumière des étoiles par la masse du Soleil, un phénomène qui sera observé en 1919 par l’astronome britannique Arthur Eddington lors d’une éclipse solaire. Entre-temps Einstein continue son chemin en appliquant sa théorie à l’Univers tout entier.
En mars 1917, il réalise que ses équations permettent non seulement de décrire la course des planètes dans le système solaire, mais aussi l’évolution de l’Univers lui-même. Il est important ici de différencier les équations de leur(s) solution(s). Une équation peut avoir plusieurs solutions. Prenons par exemple l’équation x^2=1. x=+1 et x=-1 sont deux solutions de la même équation. En 1917, Einstein trouve une solution de son équation correspondant à un Univers statique, c’est-à-dire éternel, ce qui correspond parfaitement aux observations astrophysiques de l’époque.
C’est alors qu’entre en scène Alexander Friedmann. Né en 1888, d’un père danseur de ballet et d’une mère pianiste, il a connu une adolescence troublée par un contexte politique instable en Russie, avant de s’engager volontaire dès 1914 comme aviateur spécialiste de balistique visant les cibles prussiennes avec une précision diabolique. Plusieurs fois décoré de la croix de guerre, il revient à l’Université après la guerre civile, et travaille sur des modèles de prédictions météorologiques et de turbulences. Mathématicien hors pair depuis sa plus tendre enfance, il sait jouer des symboles formels comme nul autre, expertise nécessaire dans le cadre de son travail où les perturbations atmosphériques nécessitent la résolution de systèmes extrêmement complexes. C’est donc sans surprise que lorsqu’il découvre les équations décrites par Einstein en 1917, il s’attelle à trouver les solutions mathématiques les plus générales. Quelle n’est pas sa surprise en réalisant qu’il existe une solution qu’Einstein n’avait pas envisagée, qui décrit un Univers en expansion qui ne cesse de croître avec le temps. Il se met à son bureau et rédige en 2 mois cette proposition révolutionnaire qu’il soumet à la revue Zeitschrift für Physik le 29 juin 1922.
À cette époque, cette solution purement mathématique des équations d’Einstein n’a aucun sens pour la communauté des physiciens, puisque aucune observation ne corrobore l’hypothèse d’un Univers en expansion. Le modèle de Friedmann est donc accueilli avec un grand scepticisme, Einstein écrivant même une note à la revue, pensant avoir découvert une erreur dans les calculs… avant de se rétracter un peu plus tard. Il faudra attendre 1927 et 1929, avec les travaux du chanoine belge Georges Lemaître, et les observations de l’astronome Edwin Hubble, pour que l’expansion de l’Univers devienne un fait expérimental confirmé et que la solution de Friedmann soit enfin reconnue comme celle décrivant notre Univers évoluant d’une singularité, appelée Big Bang, à sa forme actuelle. Friedmann meurt tragiquement en 1925, d’une fièvre typhoïde contractée lors de son voyage de noces en Crimée, sans jamais savoir à quel point son intuition était la bonne. Et j’avoue que chaque année, quand j’enseigne ses équations aux étudiants de master, je ne peux m’empêcher de penser à l’hommage posthume qu’Einstein lui a rendu en déclarant : « Alexander Friedmann a réussi à lire le livre de l’Univers, sans avoir été influencé par l’observation. »
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