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Dans la Meuse, la pollution oubliée de 14-18
Des terres restent impropres à l’agriculture sur le site d’un ancien complexe de destruction d’armes chimiques
REPORTAGEMUZERAY (MEUSE) -envoyée spéciale
l’ « itinérance mémorielle » entamée par Emmanuel Macron dans le Grand-Est et les Hauts-de-France, en hommage à plus de 18 millions de victimes de la première guerre mondiale, n’est pas passée par Muzeray.
Cédric Servais, éleveur-céréalier dans ce village meusien de 130 âmes situé à une trentaine de kilomètres de Verdun – où le chef de l’Etat devait faire étape le 6 novembre –, aurait pourtant volontiers guidé ce dernier sur ses terres empoisonnées par les vestiges de ce conflit centenaire. A quelques enjambées de son corps de ferme, au lieu-dit de Rampont, plus rien ne pousse, que du chiendent, des chardons ou des pissenlits, depuis début juillet 2015, date d’une visite impromptue des services de l’Etat.
« A la veille des moissons, ils ont mis sous séquestre 101 hectares de terres, dont 40m’appartenant, au nom du principe de précaution, raconte M. Servais, 41 ans. Comme six autres agriculteurs, j’ai dû détruire sur pied mes récoltes de blé, d’orge ou de maïs, séance tenante ; mes vaches de réforme et mes veaux ont été euthanasiés, parfois sous mes yeux, et ma production de lait envoyée à la méthanisation. »
En cause, une pollution à l’arsenic, à l’étain, au zinc, aux dioxines et aux explosifs et toxiques de guerre, due à la destruction, dans le secteur de Muzeray, d’un million et demi d’obus chimiques et de 300 000 obus explosifs, entre l’armistice du 11 novembre 1918 et la fin des années 1920.
« En quatre années de guerre, près d’un milliard d’obus ont été tirés sur une ligne de front statique de 700 kilomètres, de la mer du Nord à la Suisse, et il restait 1 700 000 tonnes de munitions à détruire en France à l’armistice », explique Daniel Hubé, l’ingénieur-géologue au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) qui a incidemment exhumé un épisode tombé aux oubliettes de l’histoire de Muzeray et de ses environs.
Fin 2014, missionné pour établir le diagnostic des sols de la « Place-à-Gaz », un site d’élimination d’obus de la Grande Guerre identifié depuis le début des années 2000, dans la toute proche forêt de Spincourt, M. Hubé a découvert que celui-ci n’était « qu’une des composantes d’un vaste site de destruction d’armes chimiques ».
« Le pollueur, ici, c’est l’Etat »
« Les archives départementales et des photos aériennes de l’époque retrouvées sur la base de données de l’IGN attestent l’existence d’un complexe de démantèlement de munitions de l’entreprise anglaise Clere & Schwander, sur des parcelles agricoles situées sur plusieurs communes », explique le géologue. Muzeray-Rampont, Noire-Fontaine et Vaudoncourt-Loison : à eux trois, ces minuscules villages comptaient deux « usines de démontage et de neutralisation » – dont une se trouvait sur le champ de M. Servais – et deux « champs d’explosion ».
« Un nouveau et juteux marché s’organisait alors, poursuit M. Hubé, et la Meuse, avec sa population déclinante, ses petites exploitations aux terres de moindre valeur agricole, en a fait les frais environnementaux. » Un catalogue publicitaire de Clere & Schwander de l’époque montre des hommes portant des vêtements de protection en cuir huilé et des respirateurs posant entre des piles d’obus. Des prisonniers de guerre d’abord, remplacés ensuite par une autre main-d’œuvre bon marché venue d’Indochine et du Portugal.
Mais comment la présence et le fonctionnement, durant au moins dix ans, d’un complexe dont les dommages collatéraux paralysent encore l’activité agricole aujourd’hui ont-ils pu être escamotés ? « L’histoire du désobusage et de ses sites s’est diluée car il n’existait pas de centralisation d’archives sur cette thématique », avance M. Hubé. Le géologue a tenté d’y remédier en publiant, en 2016, un ouvrage issu de ses travaux : Sur les traces d’un secret enfoui. Enquête sur l’héritage toxique de la Grande Guerre (Michalon).
Daniel Hypolite, ancien maire de Muzeray âgé de 73 ans et féru d’histoire locale, attribue pour sa part cette amnésie collective de près d’un siècle au « mépris » de l’Etat envers les populations locales. Selon le compte rendu d’une séance extraordinaire du conseil municipal du 2 juin 1920, intitulé « Protestation contre l’établissement à Muzeray pour le démontage des obus toxiques et explosifs », le projet d’installation du complexe de désobusage a suscité une vive opposition des onze villages du canton, dont les autorités se sont souciées comme d’une guigne.
Le document cite un avis rassurant de Clere & Schwander : « D’après les lois de la diffusion des gaz, il n’y a aucun danger pour la population et les cultures environnantes. » Les exploitants de la future usine invoquent un argument économique, voire patriotique, en soulignant la lenteur et le coût qu’imposerait le transport en wagons frigorifiques des obus vers d’autres régions. Les recherches de M. Hubé prouvent pourtant que les munitions traitées autour de Muzeray provenaient majoritairement des Ardennes, de Champagne, de Picardie, de Meurthe-et-Moselle et même de Belgique.
« Déjà très éprouvés par le conflit, nos aînés, qui n’ont pas eu voix au chapitre, se sont tenus à l’écart des usines et des champs d’explosion et ont préféré les oublier à leur démantèlement, assure Daniel Hypolite. Mais l’Etat qui a accaparé leurs terres aurait dû se souvenir. Les pollueurs doivent payer, or le pollueur ici, c’est l’Etat. »
Analyses rassurantes
En novembre 2015, cinq des sept exploitants affectés par la pollution de la Grande Guerre autour de Spincourt ont recouvré l’usage de leurs terres après des analyses rassurantes. Un sixième a reçu des terres en compensation d’une poignée d’hectares considérés comme impropres à l’exploitation.
Mais seulement 33 de ses 40 hectares séquestrés ont été restitués à Cédric Servais, qui réclame la reconnaissance d’un préjudice qui perdure. « L’Etat dépense des fortunes dans les analyses des sols et des nappes phréatiques, remarque-t-il, mais excepté pour les cultures, la viande et le lait en 2015, je n’ai reçu aucune indemnisation. »
Ses pertes sèches ont été évaluées à plus de 14 000 euros pour 2016 et près de 12 500 euros pour 2017. Sans parler de 2018. L’exploitant est d’autant plus en colère que les terres contaminées lui ont été attribuées en 2000, à la faveur d’un remembrement… sous la haute autorité de l’Etat. « Je ne les aurais évidemment jamais acceptées si j’avais su », dit M. Servais, qui attend encore des résultats d’analyses des eaux souterraines effectuées en février sur la parcelle. Et d’ajouter : « Qu’on me restitue mon outil de travail après une dépollution, ou par un échange de terres de même valeur agricole que les miennes. »
De son bureau de Verdun agrémenté d’un obus évidé et corrodé, le sous-préfet Benoît Vidon reconnaît le caractère « humainement dramatique » du cas de M. Servais. « La solution à la fois technique et financière sera interministérielle, assure le représentant de l’Etat. Une commission doit se constituer qui réunira les administrations concernées face à cette situation orpheline. » Cette histoire n’est peut-être pas si unique. Dans le nord de la France, Daniel Hubé a en effet répertorié au moins trois sites plus vastes que la Place-à-Gaz de Spincourt.
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