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dimanche 30 décembre 2018

Les Crises.fr - [RussEurope-en-Exil] Coralie Delaume et l’avenir des relations franco-allemandes, par Jacques Sapir - le 22.11.2018


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22.novembre.2018 // Les Crises

[RussEurope-en-Exil] Coralie Delaume et l’avenir des relations franco-allemandes, par Jacques Sapir



Le livre que vient de publier Coralie Delaume sur les relations franco-allemandes[1], mais surtout sur les causes et la fragilité de la domination allemande sur l’Union européenne vient à point nommé. Bien sûr, on pense immédiatement aux nombreux livres écrits sur ce sujet, que ce soit par J-P. Chevènement[2] ou par J-L. Mélenchon[3]. Le projet de Coralie Delaume est cependant différent. Il convient donc de la suivre dans son exploration des rapports entre la France et l’Allemagne mais aussi d’une certaine utilisation de l’Allemagne en France.

Le « modèle » allemand n’a jamais existé

Car, c’est bien là où git le problème. Il y a une utilisation particulière de l’Allemagne, une Allemagne fantasmée, à l’histoire réécrite, que décrit fort bien Coralie Delaume dans son premier chapitre. Les divers dirigeants réactionnaires de notre pays, Sarkozy, Hollande te Macron, se servent de cette réécriture de l’histoire économique allemande pour construire ensuite un « modèle allemand », au nom duquel ils cherchent à terroriser les français. Cet usage politique à des fins internes d’un modèle largement mythifié s’est, avec le temps, transformé en une soumission aux projets géopolitiques de l’Allemagne.

Alors il convient de rappeler que le relèvement économique de l’Allemagne doit énormément aux dépenses faites localement par les troupes d’occupation américaines (à une époque, l’immédiat après-guerre où le dollar est une denrée des plus rares), mais aussi au flux constant d’immigrants venus d’Allemagne de l’Est qui, jusqu’à 1961, vont apporter à l’Allemagne de l’Ouest une main d’œuvre à la fois bon marché et dont les coûts de formation ont été supportés par d’autres pays. Rappelons aussi que si les villes allemandes sont en ruines, une large partie de l’appareil industriel allemand n’a pas souffert, ce qui sera constaté par les experts américains dès l’été 1945. Ainsi, l’usine Volkswagen est quasiment intacte, et n’attendra que le bon vouloir des autorités de la zone britannique d’occupation pour redémarrer.
La mémoire collective est encore marquée par l’idée que l’Allemagne est partie de zéro en 1945. Mais, ceci est faux. L’Allemagne, pays fortement industrialisé, est sortie de la Seconde guerre mondiale amputée de ses régions pauvres (passée sous contrôle soviétique) et avec une industrie qui avait en réalité peut souffert des bombardements. Le « miracle » allemand doit alors être comparé à la trajectoire d’autres pays. Si la croissance de l’Allemagne après-guerre est sensiblement meilleure que celle des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, elle est très proche de celle de la France. De fait, payant le prix de guerres coloniales imbéciles et meurtrières, notre pays réalise une performance économique qui soutient la comparaison avec celle de l’Allemagne, et cela tout en se dotant d’institutions sociales, issues de programme du Conseil National de la Résistance, qui étaient particulièrement avancées.

Graphique 1

Une économie dépendante de l’Euro

Rappelons, enfin, que les succès actuels de l’Allemagne doivent beaucoup à l’Euro qui inscrit dans le marbre une différence de taux de change réel de plus de 20% entre la France et l’Allemagne (mais aussi au détriment d’autres pays comme l’Italie et l’Espagne) et qui explique largement la « santé » de l’économie allemande[4].

Ampleur des appréciations/dépréciations des taux de change en cas de dissolution de la zone Euro
Ajustement moyenAjustement maximalEcart avec l’Allemagne
(normal-Maxi)
Ecart avec la France
(normal-Maxi)
France-11,0%-16,0%26-43%
Italie-9,0%-20,0%24-47%+2/-4%
Espagne-7,5%-15,0%22,5-42%+3,5/+1%
Belgique-7,5%-15,0%22,5-42%+3,5/+1%
Pays-Bas+ 9,0%+21,0%6-6%+20/+37%
Allemagne+15,0%+27,0%+26/+43%
Source : écart des taux de change réels dans le FMI External Sector Report 2017 et consultations d’experts des questions de change réalisées au début d’août 2017

Signalons, aussi, la présence de quelques mythes urbains. Bien sûr, l’ordolibéralisme est déjà une théorie largement constituée en 1945. Mais, ce n’est pas cette théorie qui « explique » l’indépendance de la BundesBank, banque qui succède à la « Banque des Landers », la banque qui avait réussi la stabilisation de la monnaie allemande après la crise hyper-inflationniste de 1945-47, comme Banque centrale de l’Allemagne. L’origine de « l’indépendance » de la BundesBank, une indépendance présentée par la suite comme un « modèle » dans de nombreux pays européens et comme le « produit » de l’ordolibéralisme, doit bien plus aux circonstances particulières de l’après-guerre qu’à une véritable démarche assumée dès le départ[5]. Car, initialement, le pouvoir politique devait bien contrôler la Banque centrale. Mais, ce pouvoir politique était représenté par les puissances occupantes, autrement dit des généraux américains, britanniques et français. En 1948, ces officiers supérieurs avaient d’autres chats à fouetter que de contrôler une banque. Ils ne vinrent jamais aux réunions, et l’habitude se prit que les réunions de la Banque centrale se tiennent sans aucune présence des autorités politiques. Konrad Adenauer s’essaiera, dans les années 1950, à rétablir l’autorité politique sur la Banque centrale, pour se voir contré par le SPD dans une savoureuse inversion des rôles.
Coralie Delaume a par contre entièrement raison quand elle décrit une Allemagne aujourd’hui paralysée mais aussi une Allemagne qui institutionnellement n’a rien fait pour mériter la confiance de la France. Si les relations entre individus, entre les peuples, sont apaisées, il n’en est pas de même dans les relations entre Etat, au contraire de ce que prétend Emmanuel Macron. L’Allemagne a refusé le partenariat que de Gaulle lui offrait. L’Allemagne s’est agenouillée à Varsovie en la personne de Willy Brandt. Elle n’a pas fait de geste équivalent pour la France[6].

De la CEE à l’UE : l’Europe pour quoi faire ?

Cela conduit Coralie Delaume à poser la question : à quoi sert l’Europe, ou plus précisément, la CEE puis l’UE. Coralie Delaume a ainsi entièrement raison de montrer que les trajectoires des deux pays se ressemblent sur bien des points[7]. Elle souligne alors que si l’idée d’une Europe pacifiée est largement présente de tous les côtés de la barrière, il y a bien des projets européens et non un projet européen. L’équilibre entre ces projets était délicat à réaliser dans les années 1960 à 1980. Coralie Delaume montre bien quel était le projet du Général de Gaulle, un projet dont on a dit qu’il avait été refusé par les dirigeants allemands. Mais, cet équilibre put être peu ou prou maintenu jusqu’en 1989-1990. La chute du mur de Berlin et la réunification allemande condamnent alors cet exercice d’équilibrisme et condamnent par la même occasion alors les élites politiques françaises à choisir. Elles les confrontent aussi à un dilemme évident : comment contenir une Allemagne réunifiée[8]. Pour avoir servi dans ces années charnières comme jeune expert auprès du Ministère des Affaires Etrangères et du Ministère de la Défense, je puis témoigner de ce que l’incertitude et le manque de repères régnaient en maîtres à Paris.
Ces élites vont se retrouver prisonnière tant des choix européens (et atlantiques) fait par François Mitterrand que du modèle discursif qu’elles ont crées de toute pièce depuis la fin des années cinquante en présentant l’Allemagne en modèle économique afin de s’opposer aux revendications des travailleurs français. Cela explique largement le choix de l’Euro qui est fait pour des raisons géopolitiques et non des raisons économiques dans ces années là. Au passage, on peut regretter que la section sur l’histoire de la monnaie allemande au XXème siècle ait trouvé sa place dans ce deuxième chapitre. Un choix bien plus logique, et aurait permis à l’auteur de développer un peu plus cette section, eut été de le mettre dans le premier chapitre.

L’échec du projet français et la question des générations

Coralie Delaume pose alors une question fondamentale : si l’Union européenne a été conçue par les dirigeants français pour tenter de « contrôler » l’Allemagne, a-t-elle un quelconque intérêt pour cette dernière ? Assurément, l’UE a permis à l’Allemagne de répartir les couts de la réunification[9]. Mais, et ce point est essentiel, elle a surtout permis à l’Allemagne d’avancer ses intérêts propres de manière masquée. Ici encore, quelques souvenirs reviennent à la mémoire. En 1990-1993, lors de discussions avec des experts allemands représentants leur gouvernement, ces derniers ne parlaient jamais, ni en public ni en privée, des « intérêts légitimes de l’Allemagne ». Pourtant, ces derniers existaient bien, et ce d’autant plus qu’au travers de la réunification l’Allemagne s’était largement dégagée des contraintes qui pesaient sur elle depuis 1945. Cette situation va évoluer avec la fin des années 1990. L’Allemagne abat progressivement ses cartes, tout d’abord de concert avec la France (lors de la crise de 2003 provoquée par l’intervention américaine en Irak), puis de manière indépendante de la France, enfin de manière contradictoire avec cette dernière.
Cela est rendu, en partie, dans le chapitre trois. Il couvre la discussion des deux conceptions de l’Europe (qui, elle, aurait gagnée à se trouver dans le chapitre 2), mais aussi la trajectoire qui va de l’Acte Unique à l’Euro. Si je peux avancer ici une critique c’est l’absence de réflexion sur le changement de générations en Allemagne, un phénomène qui joua une rôle clef sur la période étudiée qui couvre alors une trentaine d’années.
Ici encore, dans les réunions auxquelles j’ai pu participer, les experts et responsables allemands de la fin des années 1980 ne se comportaient nullement comme ceux du milieu des années 2000. A la fin des années 1980, ces dits experts étaient tétanisés par le risque d’un conflit en Europe, ne remettaient nullement en cause le dogme de la suprématie américaine sous l’aile de laquelle ils escomptaient pouvoir se développer, et étaient fascinés par la perspective de la réunification. Du côté français, peu de responsables admettaient que celle-ci constituait un objectif tant légitime que primordial pour le gouvernement allemand. Le réveil face aux réalités fut difficile. La génération qui arriva aux responsabilités dans les années 2000 n’avait nullement les inhibitions ni les réflexes de la précédente. Elle se sentait dégagée des obligations du post-1945, et ne regardait l’UE que comme un instrument, pensant l’Allemagne dans un cadre mondial et non européen.
Si un reproche peut être formulé à ce livre, c’est peut-être de présenter la politique allemande comme continue et de ne pas donner toute sa place au changement des générations qui fut en même temps un changement des représentations. Mais, ce qui l’on avance sur l’Allemagne vaut aussi pour la France et pour la Grande-Bretagne. Car, n’oublions jamais que les institutions, si elles influencent les hommes sont aussi interprétées par ces derniers.

Le dilemme de l’Allemagne : une domination couplée à un processus de décomposition

Par contre, Coralie Delaume identifie très bien le dilemme actuel de l’Allemagne. Cette dernière domine l’UE, et cela non seulement de son poids économique – poids largement magnifié par l’Euro comme on l’a dit plus haut et qui relève effectivement d’un comportement de passager clandestin[10] – mais aussi par son idéologie qui imprègne largement et lourdement les institutions européennes. Cette domination est aujourd’hui admise par les élites françaises qui nous rejouent, en sourdine, le fameux refrain « plutôt Hitler que les front populaire ». Mais, et ce point est fort bien compris, cette domination ne va nulle part. L’Allemagne semble incapable de penser le futur, car, pour reprendre la belle formule de Coralie Delaume, elle n’a plus de désir. De fait, l’Allemagne semble aujourd’hui un pays où le compte d’exploitation tient lieu de projet politique.
Alors, on aurait aimé un quatrième chapitre dressant le tableau des décompositions allemandes. Car, ces décompositions, qu’elles soient politiques (entre la chute aux enfers du SPD et la montée de l’AfD), culturelles ou psychologiques sous le choc de l’arrivée de plus d’un million de migrants, vont peser bien plus sur l’avenir de l’Allemagne et l’avenir de l’UE que la politique de Trump. Ou plutôt, plus précisément, cette dernière met en lumière les contradictions mais aussi les décompositions qui affectent la société allemande. Or, l’évolution de la société allemande nous concerne au premier chef. Elle nous indique les futurs possibles post-Union que nous devrons choisir d’ici quelques années. Mais, une chose est sure ; cette décomposition est en marche et semble même s’accélérer.

Le livre de Coralie Delaume remplit donc son office, nous faire réfléchir sur les relations franco-allemandes au-delà de ce miroir aux alouettes que constitue le pseudo « couple franco-allemand ». C’est une question d’une importance fondamentale, pour la France et pour la stabilité du continent européen.

Notes
[1] Delaume C., Le couple franco-allemand n’existe pas, Paris, Michalon, 2018.
[2] Chevènement J-P, 1914 – 2014, l’Europe sortie de l’Histoire ?, Paris, Fayard, 2013
[3] Melenchon J-L., Le Hareng de Bismarck, Paris, Plon, 2015.
[5] Biböw, J., « On the Origin and Rise of Central Bank Independence in West Germany », in European Journal of the History of Economic Thought, Vol. 16, 2009, n°1, pp. 155–90.
[6] Delaume C., Le couple franco-allemand n’existe pas, op. cit., pp. 53-63.
[7] Idem, pp. 93-96.
[8] Idem, pp. 109-113.
[9] Idem, pp. 148-150.
[10] Idem pp. 199-201  


Kokoba // 22.11.2018 à 09h23
“a quoi sert l’Europe ?”
A contourner la Démocratie.
4 mots suffisent à tout expliquer. Le reste, c’est juste du détail.

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