Translate

lundi 30 juillet 2018

Violences sexuelles : enquête sur les dérives chez les pompiers de Paris


29 juillet 2018

Violences sexuelles : enquête sur les dérives chez les pompiers de Paris

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
 La justice est saisie sur des faits de violences sexuelles dans trois nouvelles affaires concernant la brigade des sapeurs pompiers de Paris (BSPP)
 Ces affaires mettent au jour la culture sexiste qui continue à imprégner ce milieu professionnel et l'omerta qui règne dans les casernes
 Le silence est difficile à briser pour les victimes, qui, lorsqu'elles sont elles-mêmes pompiers, courent le risque d'être bannies de la " famille "
 Le général de la BSPP, Jean-Claude Gallet, prône la tolérance zéro. Il qualifie de " fléau " les cas de harcèlement et d'humiliation
Pages 8-9
© Le Monde


29 juillet 2018

Trois enquêtes pour violences sexuelles chez les pompiers de Paris

Les nouvelles affaires dont est saisie la justice mettent au jour des dérives qui s'opèrent à huis clos dans ce milieu professionnel

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Au bord du bassin, la première classe Alizée (le prénom a été modifié) sent la honte qui la submerge. Une vingtaine de camarades s'esclaffent de la blague qui vient de fuser. " Alizée, y a la place pour mettre deux bites -entre ses cuisses ! ", a lâché l'un d'eux alors que le groupe se toise en maillot de bain avant le cours de natation. La jeune femme, pas bien épaisse, part en pleurs dans les vestiaires. Ce n'est pas la première fois qu'elle essuie ce genre de mauvaise plaisanterie depuis qu'elle a rejoint la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), l'unité de l'armée de terre qui compte pas moins de 8 500 membres, mais seulement 3  % de femmes.
Alizée rêvait d'être sapeur-pompier et d'intégrer la brigade militaire qui intervient à Paris et en petite couronne. Sauver des vies, " barouder " (partir sur un feu), ne pas avoir une journée qui ressemble à une autre, voilà qui l'emballait. Pendant un an, elle s'entraîne dur pour réussir les tests. En juin  2016, elle tient fièrement la lettre adressée aux jeunes recrues. " En quittant votre famille, vous -gagnerez l'esprit de corps, la fraternité d'armes et la cohésion qui sont la marque de fabrique de l'unité d'élite (…)que vous vous apprêtez à -rejoindre. " A 20 ans, elle commence ses -classes au fort de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne). A peine trois mois plus tard, la jeune femme est déclarée inapte par le service de santé des armées. Le rêve a viré au cauchemar. A l'automne 2017, après une tentative de suicide, elle dépose une plainte. Selon les informations du Monde, une enquête préliminaire pour viol a été ouverte au parquet de Créteil. Mais Frank Berton, l'avocat de la jeune fille, n'exclut pas de déposer une plainte avec constitution de partie civile, pour viol, harcèlement sexuel et moral, afin qu'un juge d'instruction soit désigné.
Cette enquête intervient alors que le parquet de Paris est saisi de deux autres dossiers tout aussi préoccupants pour la BSPP : deux femmes de la caserne de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) ont porté plainte en mars. L'une – dont le cas a été révélé par Le Point – accuse, notamment, son caporal-chef d'avoir eu des gestes déplacés à son égard, et d'avoir simulé un rapport sexuel, fin 2016. Une enquête pour agression sexuelle et harcèlement sexuel est en cours. Dans le second cas, un caporal et un première classe sont mis en cause pour des faits de harcèlement et agression sexuels commis début 2018.
Affaires " indéfendables "Rares sont les histoires qui dépassent l'enceinte des casernes. Ainsi, fin mai, lorsqu'un jeune en formation a rapporté à ses instructeurs que, pendant un stage d'une semaine à la caserne de Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine), un gradé lui aurait exhibé son sexe au poste de veille opérationnelle, le standard où sont reçus les ordres de départ et les appels, tout s'est réglé en interne. Les trois militaires concernés ont été sanctionnés par plusieurs jours d'arrêt.
Ces affaires remettent au jour les dérives d'un milieu professionnel dans le huis clos duquel certaines pratiques persistent. Ce n'est pas la première fois que l'aura de la brigade d'élite est mise à mal. Deux dossiers doivent d'ailleurs revenir bientôt dans -l'actualité. A Versailles, un juge d'instruction a bouclé, fin juin, une enquête de huit ans qui raconte comment un groupe de sapeurs a transformé en calvaire la vie d'une collégienne alors âgée de 14 ans. La justice doit désormais décider si elle renvoie devant un tribunal les sept pompiers mis en examen. Pour trois d'entre eux, elle pointe des faits d'agression sexuelle ou de viol sur mineure de moins de 15 ans. Pour quatre autres, l'omission de porter secours.
Enfin, en décembre, dix pompiers de l'équipe de gymnastique de la BSPP devront répondre, à la barre, d'agression sexuelle, violences en réunion et non-assistance à personne en danger, commis dans ce qui avait été présenté, en  2012, comme un bizutage. Le général Jean-Claude Gallet, qui a pris le commandement de la brigade en septembre  2017, ne conteste pas la gravité des faits. " Ces affaires sont indéfendables, dit-il. Aujourd'hui, il est de ma responsabilité de détecter les signaux, pour taper tout de suite, et ne pas émettre un silence bienveillant qui laisserait croire que je cautionne ce type de pratiques. Je ne fais pas l'autruche, c'est un fléau, c'est inadmissible. "
" Tout le monde va vouloir te pécho "Des scènes humiliantes comme celle de la piscine, Alizée en a de nombreuses en mémoire : cette main aux fesses dans le bassin qu'on fait passer pour un accident, la pause cigarette où un collègue lui propose " d'aller faire ça dans le fossé, ça va passer crème "… "  Tu es loin d'être dégueulasse, tu attires les regards ", lui avait expliqué un gradé auprès duquel elle s'était émue de comportements déplacés. " Y a un avion de chasse qui rentre à la brigade tous les deux ou trois ans. Tout le monde va vouloir te pécho ", l'avait encore, plus franchement, avertie un autre.
Les classes d'Alizée se passent mal. Elle -n'arrive pas à s'intégrer. L'affection que lui voue un sergent-chef encourage les railleries. " Lèche-bottes "" suceuse "" une fille qui aime le sexe ", qui " aguiche les instructeurs ", elle a tout entendu. " Même les féminines ont commencé à colporter des rumeurs sur moi ", raconte-t-elle. Un jour, elle retrouve des préservatifs dans son sac. Un autre, un pénis dessiné sur son cahier de cours, et, dans sa trousse, ce mot sans équivoque : " dégage ".
Malgré son changement de section après un arrêt-maladie, et le soutien de quelques-uns, rien n'y fait. La greffe ne prend pas. Quand elle dénonce les brimades, sa hiérarchie la traite de " menteuse ", de " fouteuse de merde ", assure-t-elle. Elle veut " rendre compte " ? Un haut gradé l'" a obligée à reconnaître, dans un compte rendu, que - s - es propos étaient exagérés ". Peu de temps après, on lui demande d'aller consulter une psychiatre de l'hôpital Begin, à Saint-Mandé (Val-de-Marne). " Elle m'a mis directement P5, c'est-à-dire inapte à exercer dans tout milieu militaire. " Le processus de radiation est entamé.
Le soir de la consultation, la jeune fille se blesse sous la douche.Elle sollicite un caporal pour pouvoir désinfecter sa plaie. Très vite, il lui pose des questions intrusives. - Puis - , il m'a plaquée contre le mur, (…) il a commencé à mettre sa main sur mon tee-shirt, me disant “laisse-toi faire, tu vas aimer”, raconte Alizée dans sa plainte. Je voulais partir, mais je n'arrivais même pas à crier. " Elle détaille la main sous le soutien-gorge, ses seins broyés, puis ces doigts qui la pénètrent. Avant de la laisser partir, " il m'a forcée à lui caresser le sexe à travers son caleçon ", poursuit-elle.
A la BSPP, la jeune fille ne parlera à personne de ce qui lui est arrivé. Elle quitte la brigade une semaine après la consultation avec le sentiment de n'avoir jamais trouvé sa place. " On nous parle de respect mutuel, mais, en réalité, aucun pompier n'est vraiment pour la présence des femmes ", déplore-t-elle. " Leurs tests d'entrée ne sont pas les mêmes, ça crée forcément des tensions ", confirme à demi-mot un ancien de la BSPP.
Alizée avait aussi été mise en garde sur la réputation du milieu très " tourné vers le sexe ". Dans les casernes, les histoires de filles, réelles ou fantasmées, sont légion et participent de la construction identitaire du pompier, l'homme viril par excellence. " La drague, les conquêtes, le bal du 14-Juillet, -ça fait partie du folklore ", confirme le sociologue Romain Pudal, auteur de Retour de flammes. Les pompiers, des héros fatigués ? - (éditions La Découverte, 2016).
" On est tous sportifs, beaux garçons, jeunes, et on vit des choses extraordinaires. Il y a un mythe autour des pompiers de Paris. Cela attire beaucoup de femmes ", confirme l'ancien militaire. Il se souvient aussi de ce bal qui avait pris des allures orgiaques. " On avait un capitaine très strict, mais, ce soir-là, à 2  heures du matin, il nous a dit : “On fait sortir tout le monde mais gardez les filles que vous voulez.” Là, il a rapporté la machine à mousse, le champagne, et a déclaré : Vous avez quatre heures. J'ai vu les premières partouzes de ma vie. "
Les pompiers ont développé un argot très imagé pour désigner celles qui fantasmeraient sur l'uniforme : " la coche "" la sarceuse "" la fille à pompiers ", ou encore " l'établissement répertorié ", en référence aux bâtiments qui accueillent du public. C'est précisément en invoquant le mythe de ces " filles faciles qui font le tour des casernes " qu'une vingtaine de sapeurs ont justifié, sur procès-verbal, les relations qu'ils ont entretenues avec une collégienne, entre 2009 et 2010. Cette enquête peu médiatisée a duré plus de huit ans. Trois hommes (un pompier militaire, et deux autres des Yvelines – un professionnel et un volontaire) sont mis en examen pour viols et agressions sexuelles sur une personne de moins de 15 ans. Mais, au total, ce sont plus d'une vingtaine de secouristes, -issus de onze casernes, qui se sont échangé le numéro de téléphone d'une adolescente dont ils se disaient " qu'elle voulait du sexe et qu'elle était à la recherche de pompiers ".
Appelons-la Julie. Elle a une santé fragile quand tout s'enclenche. La brigade intervienttrès régulièrement – plus d'une centaine de fois entre 2008 et 2010 – auprès de la collégienne, sujette à des crises de tétanie et de spasmophilie à répétition. Chaque fois, la mère accueille ces hommes " en héros ". -Jusqu'au jour où elle découvre qu'" ils ont fait de - s - a fille leur objet sexuel ". C'est Pierre C., militaire à la caserne de Bourg-la-Reine, âgé de 20 ans à l'époque, qui, le premier, a une relation avec la collégienne, un jour où la mère s'est absentée pour promener le chien. Une autre fois, ils se retrouvent chez lui, où deux autres pompiers les rejoignent. Pour le pompier, comme pour ses deux collègues, ce jour-là, c'est " un plan à trois ". Pour elle, un viol, et le début d'un long cauchemar.
Sexualité " presque compulsive "Pendant deux ans, le numéro de la jeune fille circule de caserne en caserne. Un première classe, Steven E., s'est rappelé l'avoir reçu d'un caporal, lequel l'avait distribué à " une bonne dizaine " de militaires à la caserne. A Bourg-la-Reine, Clamart, Villejuif, Maisons-Alfort, Villecresnes, Paris, on évoque ce " plan cul " dont on se donne les coordonnées, même " lors de la vente des tickets de tombola ", quand un première classe propose à deux collègues " d'aller voir une fille pour coucher avec elle, tous les trois ".
Les relations sexuelles ont lieu dans les toilettes publiques ou les buissons d'un parc. Sur le capot d'une voiture, ou dans un appartement. Seul, à plusieurs ou à tour de rôle. Une fois ou une dizaine de fois. A une occasion au moins, deux militaires se rendent chez la jeune fille alors qu'ils sont de garde, en tenue et avec une voiture de service. " C'est chose courante chez les pompiers, ce genre de situation ", a assuré Steven E. à la justice. " Chaque caserne a des histoires de filles faciles, ça fait partie du métier ", a justifié Jean-Claude P. qui, à l'époque, avait 27 ans, soit treize de plus que la collégienne.
Quand tous assurent n'avoir jamais contraint la jeune fille, Julie nie avoir pris un quelconque plaisir dans cette sexualité " presque compulsive ", comme la décrivent les policiers, et qu'elle explique, elle, " par un besoin inconscient de se faire du mal ". A l'époque, elle se scarifie et a déjà tenté plusieurs fois de mettre fin à ses jours. Elle était dans " un état de légume ", confie sa mère, qui rappelle que la plupart des pompiers ne pouvaient ignorer ni l'âge ni la fragilité de sa fille " shootée " aux antidépresseurs, neuroleptiques, antiépileptiques et autres anxiolytiques.
Radié des effectifsComment expliquer qu'une telle situation ait pu arriver ? " Les jeunes n'ont pas de barrière. Ils sont de cette génération, c'était certainement un “plan sexe” ", a tenté un capitaine, dans le cadre de l'enquête interne menée par la BSPP après le dépôt de plainte des parents de Julie. " Je savais que j'étais en train de me mettre dans un truc pourri, (…) que ça allait créer des emmerdes ", a reconnu, en audition, le militaire, 23 ans à l'époque, qui avait été l'instructeur de Julie lorsque celle-ci avait réalisé son stage" jeunes sapeurs-pompiers de Paris " d'une semaine, à 14 ans.
Selon nos informations, au terme de son enquête, la BSPP a radié de ses effectifs celui qu'elle considère comme l'auteur principal. Un second pompier a été évincé, et le contrat d'un troisième n'a pas été renouvelé. Les quatre hommes poursuivis pour omission d'assistance à personne en danger – après un rapport sur un parking, ils n'avaient pas porté secours à la jeune fille alors qu'elle faisait une crise de spasmophilie – travaillent, eux, toujours en caserne.
La mère de Julie aurait souhaité que la justice poursuive ses investigations. Malgré " la personnalité ambivalente de la victime au moment des faits ", relevait un enquêteur, en  2011, le " profil psychologique particulièrement fragile " de celle-ci était " parfaitement connu de ses agresseurs ". Ces derniers sont donc " pleinement "impliqués " pour des faits d'atteinte sexuelle ", écrit-il. En juin, le juge d'instruction a bouclé son enquête et transmis le dossier au parquet de Versailles afin que ce dernier dise les suites à donner à cette affaire.
Emeline Cazi, et Julia Pascual
© Le Monde

29 juillet 2018

Une omerta difficile à briser au risque d'être banni de la " famille "

Les victimes de violences sexuelles dénoncent un silence en interne pour préserver l'image de l'institution

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Si tu ne récupères pas tes affaires cette semaine, on te pète ton casier ! " Ces propos peu amènes au téléphone, alors qu'il était en arrêt-maladie, sont à près les seules nouvelles qu'ait reçues de sa hiérarchie le première classe Julien (le prénom a été modifié), depuis qu'il a déposé une plainte pour viol après un bizutage, en  2012. Dans ce qui a été surnommé " l'affaire du bus " (les violences avaient été commises au fond d'un bus, pendant le retour d'un déplacement à Colmar), un autre pompier, lui aussi membre de l'équipe de gymnastes de la -Brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), a déposé une plainte pour des violences physiques. Choqué que ses clients ne soient pas davantage soutenus par leur employeur, l'avocat des militaires avait alors écrit au général de la brigade, et un rendez-vous avait été organisé à l'état-major, en présence de deux officiers.
Le ton fut cordial, mais, au terme de l'entretien, une capitaine a tout de même expliqué aux deux soldats que " des affaires comme ça, y'en a tous les ans "" Des affaires (…)bien plus graves ", a même renchéri un adjudant dont l'authenticité des propos a pu être vérifiée par Le  Monde" Vous avez tous entendu parler des tournantes dans les casernes ? (…) A Villejuif, à Mitry, à machin… On en entend parler, mais on (…) n'a pas de conséquences dans les médias. Pas de bruit, pas de vagues. "
Tant que le silence règne, l'image de l'institution est préservée, leur explique-t-on, alors que l'affaire connaît un fort retentissement dans la presse. " La brigade souhaite se préserver parce qu'elle a été salie, non pas par vous, mais par les médias, justifie l'adjudant. Les médias ont tendance à saloper les serviettes blanches. La brigade n'était peut-être pas toute blanche, mais là, ils s'en sont donné à cœur joie. "
" Devenus persona non grata "Alors que son affaire doit être -jugée, en décembre, à Paris, Julien est encore amer : " La brigade, tant que vous restez dans la ligne droite, c'est la famille. Mais quand vous sortez du silence, c'est fini. "" Mes deux clients sont devenus persona non grata ", constate leur avocat, qui regrette que " cette -institution respectable camoufle ce genre de faits pour préserver sa -réputation ".
Déjà, en  2010, la BSPP avait réagi timidement lorsque les parents d'une collégienne de 14 ans avaient dénoncé auprès d'un chef de caserne des violences sexuelles sur leur fille impliquant plusieurs sapeurs-pompiers. Un défaut de réactivité que le général adjoint de l'époque avait notifié, en  2012, dans un rapport dont Le Monde a pris connaissance. Il ydécrit une " certaine forme de complaisance " de la part du chef de centre et de son adjoint, et, plus généralement, un " excès de prudence " de la chaîne de commandement, qui peut " s'apparenter à de l'inertie ".
Malgré une première alerte des parents faite à la caserne de Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine), en mai  2010, puis une seconde, quatre mois plus tard, aucun rapport écrit n'avait été rédigé. Et la procédure " Guerre even " (événement grave), qui permet de signaler les faits en interne, n'avait été lancée qu'en décembre.A l'avenir, le général adjoint préconisait donc " d'agir avec plus de célérité ".
Six ans plus tard, que sont devenues ces préconisations, alors que la BSPP est rattrapée par de nouvelles affaires de violences sexuelles ? Sur le papier, tout existe pour " détecter les signaux faibles ", explique le général Jean-Claude Gallet, à la tête de la BSPP depuis septembre  2017.Le militaire peut " rendre compte " à son supérieur, mais aussi se confier à un " référent mixité " : un médecin, un assistant de service social, hors hiérarchie. Encore faut-il que les personnes osent parler. Dans l'un des dossiers dont est saisi le parquet de Paris, l'une des deux femmes de la caserne de Boulogne-Billancourt qui a déposé une plainte contre son supérieur a mis plus d'un an à dénoncer la situation qu'elle subissait. Au début, la jeune recrue pensait que cela faisait partie du processus d'intégration.
Dans certaines casernes, la " race des seigneurs ", comme on appelle certains " petits chefs ", caporaux ou caporaux-chefs qui revendiquent de l'ancienneté dans la brigade, impose encore ses règles aux plus jeunes, non gradés. Ces derniers se voient, par exemple, interdire l'accès au foyer, le lieu de repos de la garde incendie, pendant des mois. D'autres sont réveillés plusieurs fois par nuit, à coups de pétards. Ils n'en disent rien. De peur d'être, encore davantage, mis à l'écart.
E. Ca. et J. Pa.
© Le Monde


29 juillet 2018

" Les horreurs, je ne veux pas les nier "

Le général de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris, Jean-Claude Gallet, prône la tolérance zéro et mise sur l'éducation et la prévention

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Le général de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), Jean-Claude Gallet, qualifie de "  fléau  " les cas de harcèlement et d'humiliation, et explique comment il s'efforce de faire changer les mentalités.


La justice enquête actuellement sur troisaffaires de violences sexuelles au sein de la BSPP. Comment réagissez-vous  ?

Je ne nie pas les cas de harcèlement et d'humiliation à la BSPP, car cela se produit, et ils sont inacceptables. Pour les deux affaires de Boulogne - la justice est saisie de faits de harcèlement sexuel et d'agression sexuelle après les plaintes de deux femmes pompiers - , l'enquête de commandement vient d'être terminée. On l'a remise à la justice. Les faits sont établis, et il n'est pas question d'être ambigu. Je m'exprimerai plus clairement une fois que l'enquête judiciaire aura avancé, mais je m'exprimerai.


Quelles mesures ont été prises en interne  ?

Les militaires concernés ont été immédiatement sanctionnés. Toute la question, à présent, est de savoir pourquoi la première femme qui a déposé plainte a gardé cela pour elle pendant un an. Pourquoi a-t-elle cru que c'était normal  ? Elle venait de rentrer à la brigade, et, pour elle, cela faisait presque partie d'un rite, a-t-elle expliqué.C'était présenté comme un jeu, mais c'est là où c'est pervers. Car c'est de la bêtise, mais de la bêtise qui humilie, qui avilit, et ça n'est pas acceptable.


Dans une troisième affaire, une jeune femme dénonce un viol et décrit des difficultés d'intégration, en tant que femme, pendant ses classes…

Les femmes ne représentent que 3  % des effectifs à la brigade. Nous avons beaucoup travaillé sur cette question de la féminisation. Je suis convaincu que si suffisamment de femmes accèdent à des postes de responsabilité, 90 % des problèmes de harcèlement, de négation de l'autre, d'humiliation seront traités. Il faut une masse critique. Dans cinq ou six ans, une femme sera colonelle, chef de corps. Quand j'aurai trois ou quatre femmes commandantes d'unité, et trois ou quatre autres chefs de centre, c'est-à-dire sous-officières, on aura gagné la guerre. Car elles-mêmes seront les veilleuses et seront les meilleurs exemples. Et ça changera encore plus quand une femme prendra ma place.


L'affaire dite "  du bus  ", en  2012, là encore une histoire de violences sexuelles lors d'un bizutage, avait pourtant alerté la BSPP sur de telles pratiques…

Sur ces sujets, je suis pour la tolérance zéro. Mais ça prendra encore du temps. Notre objectif, c'est de porter nos efforts sur l'éducation et la prévention. Ce qu'on n'a pas assez fait auparavant.Pompier a longtemps été un métier de tradition orale,car c'est un métier d'expérience. La tradition orale, ça a son sens quand le tuteur et le groupe sont bienveillants. Mais c'est faillible. On peut le perfectionner pour éviter que des comportements, sous prétexte de tutorat, laissent aller à de bas instincts.


Que dire de ces pompiers qui se sont échangés le numéro d'une collégienne qu'ils ont plusieurs fois secourue, pour avoir des relations sexuelles avec elle  ?

C'est un cas plus grave car c'est à l'encontre d'une victime. Je ne peux que laisser la justice se dérouler. Je ne ferai pas preuve de corporatisme si les faits sont avérés. Les horreurs, je ne veux pas les nier. C'est un fléau, c'est inadmissible, on les prend à bras-le-corps.


Que proposez-vous  ?

On a créé un cours en ligne pour sensibiliser sur le harcèlement sexuel et moral, les risques encourus, pourquoi c'est contraire à notre éthique. Depuis février, toutes les jeunes recrues doivent le suivre, ainsi que les cadres dans leur cursus de formation. Le chef de la section médico-psychologique de la brigade est présent pour répondre aux questions. Depuis juin, cette sensibilisation est dispensée dans chaque caserne. On travaillait sur le sujet, mais les dernières affaires nous montrent qu'il y a encore du chemin à parcourir.


Comment cette formation est-elle reçue  ?

Chez les jeunes, plutôt bien. Dans les casernes, la discussion est plus nourrie. Mais je suis garant de l'"  Etat de droit  " au sein de la brigade. C'est important, car sinon, dans un système collectif fermé comme le nôtre, fondé sur l'excellence, c'est la loi du plus fort qui l'emporte. Et, dans ce cas, le harcèlement y trouve toujours un alibi. Je suis aussi garant de la dignité humaine. On apprend à nos jeunes des valeurs. Ils ont un code d'honneur  : je respecte mes chefs, mes subordonnés, mes camarades… Or, en humiliant l'un des nôtres – un plus jeune, une femme –, on nie nos valeurs.


En mai, des pompiers exhibaient leur sexe à un stagiaire, qui a alerté ses formateurs. Il y a quand même un climat particulier à la brigade, non  ?

Je suis furieux quand j'entends qu'un type exhibe son sexe devant un jeune au poste de veille opérationnel.Mais le harcèlement sexuel au travail est un sujet plus complexe que celui de la brigade. C'est un sujet de société. Le problème, c'est que le jeune Français ou la jeune Française qu'on accueille, on le - ou la - récupère comme il - ou elle - arrive. Je pense qu'il y a un problème d'éducation en France. Notre jeunesse est le reflet de la jeunesse française aujourd'hui. Nos effectifs ont une moyenne d'âge de 28 ans. On a une formation sur le savoir-faire et sur le savoir être, mais ça ne s'acquiert pas en quatre mois. Il y a le code d'honneur, mais il ne suffit pas de l'apprendre par cœur. Il faut expliquer ce qu'il y a derrière.
propos recueillis par, E. Ca. et J. Pa.
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire