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dimanche 1 juillet 2018

Le chlordécone dans les aliments devant la justice


30 juin 2018

Le chlordécone dans les aliments devant la justice

L'arrêté fixant les seuils de ce pesticide qui contamine viande et tubercules aux Antilles fait l'objet d'un recours

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Nous sommes considérés comme des sous-hommes, comme une sous-population, donc on peut nous faire subir n'importe quoi. " Philippe Verdol, le président de l'association guadeloupéenne EnVie-Santé, a encore en travers de la gorge le rapport de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) sur le chlordécone.
En décembre  2017, l'Anses publie un avis très attendu sur les risques liés à l'exposition des -Antillais à ce pesticide ultratoxique et ultrapersistant, utilisé pendant plus de vingt ans dans les -bananeraies et qui contamine aujourd'hui la quasi-totalité des Guadeloupéens et Martiniquais. Il provoque l'incompréhension en concluant que les limites maximales de résidus (LMR) de chlordécone autorisées dans les aliments d'origine animale sont " suffisamment protectrices " pour la population et ne nécessitent donc pas d'être abaissées.
" Notre dernier espoir, c'est la justice ", affirme Philippe Verdol, maître de conférence en sciences économiques à l'université des Antilles et de la Guyane et dont le titre du dernier ouvrage résume l'engagement : Du chlordécone comme arme chimique française en Guadeloupe et en Martinique (L'Harmattan, 2014). Selon nos informations, EnVie-Santé doit déposer un recours, vendredi 29  juin, devant le tribunal administratif de Paris pour demander l'abrogation de l'arrêté de 2008 sur les LMR de chlordécone dans les aliments d'origine animale et végétale.
" Face à la situation particulièrement dramatique des Antilles, la réglementation est inadaptée pour protéger les populations ", estime l'avocat de l'association, Me François Lafforgue, habitué des dossiers de santé-environnement. Le texte du recours, auquel Le Monde a pu avoir accès, comporte plusieurs angles d'attaque.
" Rupture d'égalité "Premier point de contestation : les valeurs toxicologiques de référence (VTR). Elles sont déterminantes puisqu'elles constituent la base de calcul des LMR. Pour le requérant, les VTR sont " inabouties et obsolètes ". Les VTR permettent de quantifier un risque pour la santé d'une exposition à une substance toxique. Celles du chlordécone ont été fixées en  2005. L'Anses en a retenu deux : 0,5 microgramme par kilo de poids corporel par jour (µg/kg pc/j) pour l'exposition chronique et 10  µg/kg pc/j pour l'exposition aiguë. La première se base sur les effets rénaux, la seconde sur les effets neurotoxiques observés chez les rats.
L'Agence américaine de protection de l'environnement (EPA), qui a interdit le chlordécone dès 1977, soit treize ans avant la France, en a proposé trois autres, en  2008, pour les effets reprotoxiques (0,5  µg/kg), hépatiques (0,5  µg/kg) et testiculaires (0,04  µg/kg). Et pour les effets -rénaux, elle a retenu une VTR réduite à 0,3  µg/kg. Malgré les -recommandations de l'ex-Institut de veille sanitaire (InVS), aujourd'hui Santé publique France, l'Anses n'a pas suivi la -position de l'EPA.
Depuis, des études ont montré que le chlordécone, classé cancérogène possible dès 1979, était associé à d'autres risques. Celui du cancer de la prostate double à partir d'une concentration de 1  µg par litre de sang. Or, la Martinique présente le plus fort taux au monde avec plus de 227 nouveaux cas pour 100 000 hommes chaque année. Un lien a aussi été établi entre l'exposition des femmes enceintes et des naissances prématurées, des retards de la croissance du fœtus et des nourrissons avec des pertes de QI de l'ordre de 10 à 20 points. " D'une terre de champions, nous sommes en train de devenir une terre d'abrutis ", s'alarme Philippe Verdol. Dans une lettre ouverte adressée fin janvier à la ministre de la santé, Agnès Buzyn, des agents de l'agence régionale de santé de Martinique cosidéraient " indispensable d'œuvrer dans le sens d'une révision des VTR dans les meilleurs délais, en tenant compte des études épidémiologiques récentes et à venir ".
Le recours conteste un deuxième point du rapport de décembre  2017. L'Anses conclut que, pour limiter l'exposition au chlordécone, il est vain d'abaisser les LMR et qu'il suffit d'éviter de consommer les denrées animales provenant des circuits informels et susceptibles d'être fortement contaminées. Ventes au bord de la route, autoconsommation ou dons… ces réseaux de distribution sont très développés aux Antilles.
Pour le président d'EnVie-Santé, cette recommandation revient à demander aux habitants de renoncer à la consommation de produits locaux pour privilégier la grande distribution. Pour Me Lafforgue, outre qu'elle ignore les produits d'origine végétale, cette préconisation fait abstraction de ces circuits, alors même que les aliments qui y sont vendus ou offerts sont censés, eux aussi, respecter ces limites.
Dans son avis de décembre, -l'Anses explique qu'un changement de réglementation au niveau européen, en  2013, a provoqué une hausse des seuils pour la volaille (multipliés par 10) et la viande rouge (multipliés par 5). A la suite d'un échange avec la Commission européenne, l'Anses a publié, en toute discrétion, un nouvel avis, le 31  mai. Le paragraphe mentionnant " d'importantes modifications des LMR de chlordécone dans les denrées carnées " a disparu. L'agence se contente de préciser que les contrôles doivent continuer à être réalisés sur la graisse, pour laquelle la LMR reste inchangée. Mais quid des viandes maigres ?
" La population antillaise a potentiellement été exposée à une viande qui ne respectait pas les véritables LMR ", relève EnVie-Santé. Le recours soulève enfin une " rupture d'égalité " entre les Antilles et la métropole. Les LMR sont de 20  µg/kg pour les denrées cultivables sous climat tropical (fruits, agrumes, légumes ou canne à sucre) contre 10  µg/kg pour les pommes, les poires, la betterave sucrière, le blé ou le riz, cultivés en métropole. " Nous sommes victimes de discrimination, dénonce M. Verdol.Elle est le résultat du lobby de la banane et d'une forme de néocolonialisme. "
Stéphane Mandard
© Le Monde

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