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dimanche 8 juillet 2018

La Quadrature du Net, les insoumis du numérique


8 juillet 2018

La Quadrature du Net, les insoumis du numérique

L'association se réjouit du recul des eurodéputés sur la révision de la directive sur les droits d'auteur

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C'est le nombre approximatif de donateurs qui permettent chaque année de financer, en partie, la Quadrature du Net. Ces dons représentent plus de la moitié des fonds, selon le site Internet de l'organisation, qui précise aussi être soutenue par des ONG, dont l'Electronic Frontier Foundation, l'Open Society Institute, Privacy International et la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l'homme.
Google filtre ta pensée ", " Apple sait où est ta mère ", " Facebook contrôle ce que tu peux lire ", " Amazon sait quels cadeaux tu auras ", " Microsoft formate tes enfants " : en se promenant récemment dans Paris on pouvait passer devant ces affiches, avec au bas cette mention " Rejoignez l'action de groupe contre les Gafam ", les cinq géants du Web, signée La Quadrature du Net.
Combattante historique en faveur des droits des internautes, l'association se félicite du rejet surprise par les députés européens, jeudi 4 juillet, du projet de révision de la directive européenne sur les droits d'auteur, par 318 voix contre 278. " C'est une grande victoire pour les défenseurs des libertés sur le Web : le Parlement n'a pas écouté les lobbyistes des ayants droit et des poids lourds de l'industrie culturelle, qui ne défendent pas les artistes ", explique Benjamin Sonntag, l'un des fondateurs de La Quadrature du Net. L'association se lance aussi dans une épreuve de force contre les poids lourds du numérique à la suite de l'entrée en vigueur, fin mai, du Règlement général sur la protection des données (RGPD). Son espoir : les faire condamner à la peine maximale, soit jusqu'à 4  % de leur chiffre d'affaires mondial, pour exploitation excessive des données personnelles de leurs utilisateurs. Elle dit avoir réuni en quelques semaines plus de 12 000 particuliers autour de plaintes collectives contre Facebook, Google, Apple, Amazon et LinkedIn, tout en sachant que le combat est loin d'être gagné.
La Quadrature, qui puise ses racines dans des mouvements préexistants comme l'Association des utilisateurs d'Internet ou Iris (Imaginons un réseau Internet solidaire), a fédéré, il y a dix ans, les militants du Net de la première heure. Issus pour la plupart de la sphère informatique, ces derniers se mobilisent au départ autour des sujets d'actualité les plus sensibles à leurs yeux : le rapport Olivennes (2007), prélude à l'Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), et la technique du " paquet Internet " qui, selon eux, donne aux opérateurs télécoms des pouvoirs de surveillance excessive sur les utilisateurs. " C'est un projet qui ne devait pas durer, se souvient Benjamin Sonntag. On a eu un financement de la fondation Open Society - du milliardaire américain George Soros - qui nous a permis de salarier deux personnes pendant deux ans. Et puis après, les sujets nous ont dépassés et on s'est dit qu'on n'allait pas lâcher le morceau. " Parmi les fondateurs, chacun a son dada, les droits d'auteur à l'ère du Net, la surveillance d'Etat, ou le logiciel libre.
" Technocritiques "Leur mode d'action : une veille juridique serrée sur tous les textes en préparation susceptibles de porter atteinte aux libertés des utilisateurs d'Internet, un travail d'alerte auprès de l'opinion publique et un lobbying – eux préfèrent parler d'effort de " pédagogie " – auprès des députés français et des autorités européennes, pour qu'" on ne vote pas n'importe quoi, n'importe comment ", explique M. Sonntag.
Pas assez audibles, les membres de La Quadrature décident il y a trois ans de changer de méthode : " On s'est mis à faire de l'action contentieuse, parce qu'en fait, on a constaté que le travail parlementaire ne fonctionne plus. Maintenant, tout ce qui sort et qu'on peut attaquer, on l'attaque : que ce soit les décrets devant le Conseil d'Etat ou en posant des questions prioritaires de constitutionnalité. "
En  2016, l'association remporte l'une de ses plus belles victoires quand le Conseil constitutionnel censure un article de la loi de 2015 permettant aux services de renseignement de procéder sans le moindre contrôle à la surveillance de communications par voie hertzienne. Cette victoire illustre sa réorientation progressive. " On est passé de la défense des libertés numériques à la défense des libertés à l'ère du numérique. Alors qu'au départ, notre ennemi, c'était le ministre de la culture et ses lois scélérates - Hadopi… - , maintenant, notre ennemi, c'est M. Collomb, M. Cazeneuve… ", note M. Sonntag, citant le ministre de l'intérieur et l'un de ses prédécesseurs. La Quadrature a été l'une des premières associations à contester l'état d'urgence instauré en France après les attentats du 13  novembre 2015. Un combat difficile contre des lois jugées liberticides. " A chaque loi d'exception, l'atteinte aux libertés va toujours plus loin et ne redescend jamais. Nous, ce qu'on essaye de faire, c'est qu'au lieu qu'elle augmente de deux crans, elle n'augmente que d'un ", dit M. Sonntag.
Même si aucun parti ne trouve grâce à ses yeux, La Quadrature du Net est définitivement politique, sans pour autant être partisane : " Quand on intervient sur la façon dont on construit Internet, on intervient sur la façon dont on construit la société. " Elle partage néanmoins avec les mouvements écologistes des préoccupations sur le coût de l'économie numérique pour la planète. Car ces amoureux de la première heure de l'informatique se sont mués en " technocritiques ". Entre les plates-formes qui pillent vos données personnelles et l'incitation permanente à renouveler son matériel, M.  Sonntag estime qu'aujourd'hui, " le numérique est devenu une jungle ". Et que les menaces sur les libertés sont au moins autant le fait des Etats que des grands géants du numérique.
Pour avoir été amenée à échanger avec La Quadrature du Net, la députée LRM Paula Forteza lui reconnaît " une vraie expertise sur les sujets " et un " bon travail de pédagogie ". Sans partager leur " vision politique ", elle estime " utile que des associations portent ainsi des valeurs tranchées ". Tranchées, ses positions le sont : les politiques " tous lamentables ", la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) " mièvre et inutile ", tacle Benjamin Bayart, coprésident de l'association. Un ton dans la lignée de sa communication, toujours grinçante. Mais La Quadrature assume pleinement son rôle d'empêcheur de tourner en rond.
Suspendue à un filMême la CNIL, avec qui elle n'est pas tendre, lui reconnaît cette vertu : " Ils font vivre le droit et aident à porter la parole des citoyens ", admet Mathias Moulin, son directeur adjoint de la protection des droits. Tout juste rappelle-t-il, en réponse aux accusations de docilité, que la CNIL a été l'une des autorités les plus actives dans le monde contre les Gafam, avec deux sanctions prononcées contre Google (150 000  et 100 000 euros en  2014 et 2016) et une contre Facebook (150 000  euros en  2017). " A l'époque, on avait un petit marteau, maintenant, avec le RGPD, on change de braquet ".
L'existence de La Quadrature reste suspendue à un fil. L'association vit surtout des dons de ses soutiens – environ 10 000 donateurs par an. Plus d'une fois elle est passée près de la cessation d'activité et elle demeure en sursis. Ce qui ne l'empêche pas d'être prête au combat : elle s'est associée avec une soixantaine d'autres associations européennes pour déposer fin juin des actions de groupe contre la " rétention générale des données " par les opérateurs dans 17 Etats de l'Union européenne, dont la France.
Vincent Fagot
© Le Monde

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