Le Bordelais a peut-être connu pire que les orages de grêle ou les gelées tardives de printemps. L'émission " Cash Investigation " du 2 février 2016 puis celle de " Cash Impact " du 28 février, toutes deux sur France 2, ont secoué le vignoble, fait trembler nombre de châteaux et énervé au plus haut point les institutions du vin, dont le très puissant Comité interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB) – 6 000 vignerons récoltants, 60 appellations et 730 millions de bouteilles par an.
La charge télévisuelle fut double, menée tambour battant par la journaliste Elise Lucet et son équipe, mais le sujet est le même, brûlant : l'emploi des pesticides dans la viticulture. Qui fait du mal au vigneron, aux populations qui habitent à côté de la vigne, à la terre et au consommateur. Beaucoup, dans le Médoc, l'Entre-Deux-Mers ou encore le Sauternais, ont vécu ces deux enquêtes comme une attaque injuste, digne du
" bordeaux bashing " d'antan. La déflagration est à la hauteur de l'audience des émissions : 3,4 millions de téléspectateurs pour " Cash Investigation ", en prime time en 2016, et 1 million pour " Cash Impact "
– dont le concept est de revenir sur les lieux et de voir ce qui a changé –, cette fois en seconde partie de soirée.
Le deuxième passage de lame a été peut-être plus mal vécu encore. Interrogée par les journalistes de " Cash Impact ", Céline Wlostowicer est amère.
" La profession fait des efforts phénoménaux aujourd'hui pour changer ses pratiques, mais on continue à être systématiquement accusés à Bordeaux ", plaide la viticultrice, présidente de la cave de Sauveterre (Gironde), une co-opérative qui rassemble 170 familles sur 3 000 hectares. Elle dit en avoir assez
" d'être montrée du doigt en permanence ". Certifiée Agri Confiance – label garantissant une démarche
" plus respectueuse de l'environnement "– pour son domaine familial, la viticultrice reconnaît les excès du passé.
" Ce n'est plus le cas, il n'y a pas une personne qui ne soit consciente qu'il faut limiter l'usage de ces produits, explique Céline Wlostowicer.
Mais on est des paysans, on galère pour sauver les récoltes et quand on gagne le smic, on est content. Si on ne protège pas le vignoble, on ne récoltera rien. "
" Omerta "Traiter la vigne pour permettre au viticulteur d'obtenir un rendement viable se fait-il au détriment de la santé des consommateurs et des salariés agricoles ? Elise Lucet et son équipe ont ciblé l'usage des produits CMR (cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction) dans les vignes bordelaises et leurs effets sur la santé, en particulier des enfants. Les images et les commentaires de " Cash Impact " pointent l'usage excessif de pesticides,
" 68 000 tonnes en 2016 ", montrent une manifestation de riverains de vignobles, à Listrac (Gironde), qui réclament
" justice pour les victimes des pesticides " et donnent la parole à une salariée viticole, Sylvie Berger, atteinte de la maladie de Parkinson, reconnue comme maladie professionnelle. " Cash Impact " dénonce aussi une
" omerta " en particulier du CIVB. Est-il possible de
" parler des pesticides dans le Bordelais ? ", s'interroge la journaliste Elisabeth Drevillon.
" En voulant y retourner, on ne pensait pas que ce serait si compliqué. On voulait se rendre dans des châteaux pour voir s'ils se débarrassaient des CMR, mais on s'est confrontés à des refus systématiques. Même scénario quand il s'est agi de contacter les parents des enfants dont on avait fait analyser les cheveux, lors du “Cash Investigation”, et qui avaient révélé des traces de nombreux intrants chimiques. Plus personne ne voulait parler ", raconte Emmanuel Gagnier, rédacteur en chef de " Cash ".
Les images, il est vrai, sont souvent chocs, comme celles montrant une personne en tenue de protection, combinaison blanche, gants et masque, " surprise " en train de nettoyer un épandeur dans la cour d'un domaine viticole.
" Nous avons plus l'impression d'être dans le nucléaire ", dit la voix off, soulignant les dangers des produits chimiques employés.
" C'est n'importe quoi, cette dramatisation : qu'auraient-ils dit si le salarié avait été en short, sans protection ? ", souligne un viticulteur énervé, qui préfère rester anonyme.
" Dans les années 1970, on traitait torse nu, la clope au bec, on soufflait dans les buses du pulvérisateur pour les déboucher, et on conduisait les voitures sans ceinture de sécurité, rappelle Christophe Château, le directeur de la communication du CIVB.
La pression sociétale a été plus rapide que nos progrès mais les viticulteurs ne comprennent pas pourquoi on les engueule alors qu'ils avancent dans le bon sens. " Il souligne qu'entre 2014 et 2016, la vente des pesticides CMR a été divisée par deux en Gironde, passant de 1 800 tonnes à 850 tonnes et que celle d'herbicides a baissé de 35 %, selon la Direction régionale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt Nouvelle-Aquitaine. Et déplore que les journalistes ne l'aient pas évoqué dans leur sujet.
Autant dire que si le président du CIVB, Allan Sichel, a bien été invité sur le plateau d'Elise Lucet lors du
" Cash Impact ", les relations ne sont guère chaleureuses. Dès le lendemain de la diffusion de l'émission, il a écrit au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) pour dénoncer la
" stigmatisation " dont serait victime la filière bordelaise. Dans ce courrier, M. Sichel évoque une
" mise en scène particulièrement anxiogène " et une
" approche scientifique pour le moins biaisée ".
" Aider ceux qui veulent bouger "En juillet 2016, le CSA a demandé aux responsables de France 2 de
" veiller à respecter, à l'avenir, leurs obligations en matière de rigueur dans la présentation et le traitement de l'information ". Dans son courrier, il soulignait une erreur des journalistes
" qui avaient indiqué de manière erronée qu'une étude de l'Autorité européenne de sécurité alimentaire avait révélé que 97 % des denrées alimentaires contenaient des résidus de pesticides, alors que l'étude fait état, en réalité, de 97 % de ces denrées qui contiendraient des résidus dans les limites légales ".
Reconnaissant cette omission, Emmanuel Gagnier ne veut pas pour autant remettre en question la pertinence du travail.
" On sait que des émissions comme la nôtre, il faut les désosser, trouver des petits points pour essayer de décrédibiliser un an d'enquête, dit-il.
Mais on est contents de participer à la prise de conscience du public sur les pesticides. " Valérie Murat, porte-parole de l'association Alerte aux toxiques, dont le père, vigneron, est mort d'un cancer lié aux pesticides, va dans le même sens :
" Je bénis chaque jour “Cash Impact”, ils ont eu le courage de dénoncer des pratiques, les masques tombent. Ceux qui se plaignent d'un Bordeaux bashing sont les seuls responsables de cette situation. "
Chargée de l'aide aux victimes pour Phyto-victimes (association créée en 2011 par des professionnels du monde agricole), Claire Bourasseau préfère privilégier le dialogue :
" On est là pour travailler en bonne intelligence, pour faire bouger les lignes. " Même son de cloche pour Gwenaëlle Le Guillou, directrice de Vignerons bio Nouvelle-Aquitaine.
" Il y a aura un avant et un après “Cash” mais nous n'avons pas attendu Elise Lucet pour tisser des relations avec les interprofessions, les représentants des appellations, et aider ceux qui veulent bouger. Les pesticides sont un sujet incontournable, mais compliqué : changer un modèle agricole est très long. Méfions-nous de taper sur les vignerons conventionnels, il y a peut-être un vigneron bio qui se cache derrière ", plaide Gwenaëlle Le Guillou. Les surfaces en conversion bio ont augmenté de 54 % dans le Bordelais entre 2016 et 2017.
Les viticulteurs mettent l'accent sur ce changement. Philippe Carille, du Château Poupille, 23 hectares en appellation Castillon-côtes-de-bordeaux, tout en bio, déplore que l'émission n'ait pas montré ce qui
" allait bien ". Il a reçu durant plusieurs heures l'équipe de " Cash Impact " mais aucune image n'a été retenue dans le montage final, :
" Ils sont allés en Bourgogne montrer une évolution positive, des bons viticulteurs, mais rien dans le Bordelais. C'est un manque de déontologie. Alors qu'en Champagne et en Bourgogne, ils ne sont pas meilleurs que nous… ", peste Philippe Carille.
Interrogé sur ce point, le rédacteur en chef de
" Cash " explique son choix de ne pas diffuser ces images par le fait qu'il n'avait pu choisir les viticulteurs, proposés par le CIVB, et que le sujet n'était pas sur le bio mais sur les mutations du vignoble. Une justification qui, probablement, ne va pas calmer l'émotion dans le Bordelais…
Rémi Barroux
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