La pensée marxiste a émergé dans une période d'industrialisation rapide, pendant laquelle les manufactures embauchaient en nombre, transformant les paysans et les artisans autrefois indépendants en prolétaires interchangeables et -dépendant de moyens de production qui ne leur appartenaient plus. Près de deux cents ans plus tard, à l'heure où robotisation, intelligence artificielle et " ubérisation " transforment à nouveau profondément le travail, cette pensée est-elle pertinente pour analyser la situation des salariés ?
Pour Marx, l'aliénation provient d'une standardisation des conditions de pro-duction, en rupture avec une manière traditionnelle de travailler, plus authentiquement -humaine parce que découlant en partie de motivations d'ordre créatif et non pas de la seule nécessité de gagner sa vie. La -notion d'émancipation, quant à elle, correspond à la libération matérielle, intellectuelle et psychologique des -conditions de cette -domination.
La crise de 2008 a brutalement réactualisé ces notions, qui nous permettent d'éclairer certaines situations complexes. Elles nous ont servi notamment de fil rouge pour comprendre l'activité, peu étudiée, des cadres intermédiaires, ces milliers de chefs de service et de chefs d'équipe qui représentent pourtant aujourd'hui près de 20 % des salariés. Nous avons passé une année en immersion en entreprise pour les suivre au quotidien, heure par heure, dans une démarche anthropologique (" Working at the Boundaries : Middle Managerial Work as a Source of Emancipation and Alienation ", par Ricardo Azambuja et Gazi Islam, à paraître dans la revue
Human Relations).
Coincés entre la base et la direction, les -cadres intermédiaires oscillent entre le sentiment d'acquérir, grâce à leur statut, une -certaine autonomie liée à leur rôle de leader et de coordonnateur, et la perception d'être eux-mêmes contrôlés, voire manipulés, " chosifiés ", à la fois par leur direction et par leurs anciens collègues devenus membres de leur service ou de leur équipe, soucieux d'obtenir des avantages.
Intérêts contradictoiresLe concept d'aliénation est traditionnellement utilisé pour décrire la perte d'expertise de l'ouvrier qui se voit cantonné à des tâches parcellaires. Mais dans le cas du cadre intermédiaire, l'aliénation résulte d'une myriade de demandes contradictoires et ambivalentes qui génèrent un affaiblissement, voire une perte, des repères. Le cadre intermédiaire gère les urgences, arbitre entre les demandes, passe d'un sujet à l'autre. On ne lui demande pas d'être expert d'un domaine, mais de régler les problèmes au jour le jour. Pas étonnant si beaucoup d'entre eux ont l'impression de ne plus vraiment avoir de métier.
Leur pro-motion les détache par ailleurs de leur groupe d'identification sociale et professionnelle d'origine. Ils ont le sentiment d'être tout à coup en apesanteur, séparés de leurs anciens collègues, qu'ils surplombent désormais, sans être forcément intégrés dans la strate supérieure. Durs moments de solitude !
Mais le rôle d'interface du cadre intermédiaire lui offre aussi de nouvelles opportunités. Médiateur et traducteur des directives stratégiques émanant de la hiérarchie, tout en étant au courant de la complexité réelle du travail de terrain et des contraintes opérationnelles, il acquiert ainsi une marge de manœuvre que l'on peut qualifier d'émancipatoire. La porosité de son rôle l'amène à réaliser un ensemble de tâches difficiles à circonscrire et à définir, ce qui lui donne une liberté d'action. Il développe ainsi une réflexion et des compétences pour naviguer dans des univers aux références différentes, pour communiquer avec des classes aux intérêts et aux discours divergents.
Qu'advient-il de cette bivalence lors des -périodes de crise ? La grève actuelle de la SNCF donne un exemple des fortes tensions qui peuvent se produire. Le recours aux cadres -intermédiaires issus du rang, anciens -conducteurs montés en grade, pour faire rouler les trains, met en évidence la manière dont ces agents peuvent être confrontés à leur -position d'entre-deux – caractéristique centrale et persistante de leur mission. Ils sont ici appelés par la direction à délaisser leurs responsabilités habituelles, leur rôle d'encadrement, pour intervenir sur le terrain afin d'affaiblir la portée du mouvement social.
Cette demande met leur résilience à l'épreuve : pris dans les toiles d'intérêts qui ne sont pas forcément les leurs, ils sont sommés de se positionner, d'affirmer leur loyauté envers la direction, quitte à se débrouiller par la suite avec les compromis qu'ils ont dû effectuer et la frustration qui en découle. Une -situation extrêmement fragilisante.
Pas étonnant si les risques psychosociaux, qui -retiennent aujourd'hui l'attention, concernent désormais un grand nombre de cadres intermédiaires. Selon les travaux de Seth J. Prins (Columbia University), 19 % des
supervisors (premier niveau d'encadrement) et 14 % des
middle managers (deuxième -niveau) américains souffrent de dépression, alors que celle-ci touche seulement 12 % des PDG et des salariés de base.
Ricardo Azambuja
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