Stupeur à Téhéran. Moins de deux jours après le retrait des Etats-Unis de l'accord sur le nucléaire iranien, le 8 mai, doublé de l'annonce par Donald Trump de sanctions économiques de pleine force, l'armée israélienne a procédé à des frappes massives, dans la nuit du 9 au 10 mai, contre des dizaines de sites militaires en Syrie, dont l'essentiel aux mains des forces iraniennes.
Selon l'armée russe, 28 avions F-15 et F-16 israéliens auraient participé et tiré 70 missiles. Mettant à exécution un plan préparé de longue date, l'opération " House of Cards " a presque suscité de l'euphorie chez les officiels israéliens.
" J'espère que ce chapitre est clos et que tout le monde a reçu le message ", s'est avancé le ministre de la défense, Avigdor Lieberman. Selon lui,
" la plupart des infrastructures iraniennes - en Syrie - ont été détruites. "
Impossible de l'établir. L'armée israélienne a publié une liste et des photos aériennes des cibles choisies. Il s'agit d'entrepôts, d'un dépôt de munitions iranien à l'aéroport de Damas, de batteries de défense antiaériennes syriennes (S-200, S-75, SA-22, Buk) qui ont tiré sur les avions de chasse israéliens et de sites utilisés pour le renseignement iranien. L'ampleur et l'audace de cette opération interpellent, tout autant que sa justification. Israël dit avoir répondu à des frappes iraniennes de faible intensité mais symboliquement fortes : une salve de vingt roquettes tirée dans la soirée en direction du plateau du Golan, vers le versant annexé par Israël. La plupart des projectiles n'ont même pas pénétré dans cette zone ; quatre autres ont été détruits par le système " Dôme de fer ". Mais ces tirs, s'ils ont bien été effectués par l'Iran, constitueraient la première attaque directe depuis l'avènement de la République islamique contre Israël. Une évolution symbolique majeure et un changement des règles du jeu stratégique qu'Israël a voulu détruire dans l'œuf.
Lignes rouges
" Il existe un risque d'escalade, mais nous pensons qu'une position dure aujourd'hui peut prévenir un conflit majeur plus tard, explique au
Monde le directeur général du ministère du renseignement, Chagaï Tzuriel.
Nous devons convaincre les Iraniens qu'il n'est pas dans leur intérêt, stratégiquement, de poursuivre leurs efforts pour s'établir militairement en Syrie et essayer d'y construire une base avancée contre Israël. " Les responsables israéliens se sont promis de ne pas répéter l'erreur commise avec le Hezbollah, qui a pu patiemment développer son implantation et son arsenal au Liban depuis les années 1980 et malgré la guerre de 2006.
Toutefois, ces tirs attribués à la force Al-Qods, chargée des opérations extérieures des gardiens de la révolution iraniens, l'armée d'élite iranienne, surprennent les experts. Plusieurs hypothèses circulent. Il pourrait s'agir d'une réplique aux derniers raids israéliens en Syrie, en particulier celui du 9 avril qui a visé la base T4, près d'Homs. Quatorze personnes avaient été tuées, dont plusieurs militaires iraniens. Mais alors, pourquoi un modus operandi aussi timide, presque amateur, au regard de l'arsenal de Téhéran en Syrie selon les autorités israéliennes ? Sur les réseaux sociaux iraniens, des conservateurs appelaient de leurs vœux depuis des semaines une réponse massive aux attaques israéliennes.
D'où la deuxième hypothèse : il s'agissait d'une réplique symbolique en attendant que l'Iran ajuste sa stratégie vis-à-vis d'Israël, après le retrait de Washington de l'accord sur le nucléaire, et à la lumière des échanges récents avec Moscou, qui ne veut pas d'escalade. Dans ce cas, Téhéran aurait gravement sous-estimé la volonté israélienne d'anéantir – et non de seulement d'endiguer – ses capacités militaires en Syrie. Enfin, dernière possibilité, celle d'une initiative locale. Les médias iraniens, discrets sur ces événements, évoquent une réponse des forces syriennes à des tirs menés par Israël depuis le Golan dans les heures précédentes.
La réponse sévère de l'Etat hébreu confirme la rigueur avec laquelle il compte faire respecter ses lignes rouges. Ces lignes se sont enrichies au fil du conflit syrien. A l'origine, il s'agissait d'éviter tout débordement des combats vers le plateau du Golan. Puis de contrecarrer les transferts d'armement sophistiqués vers le Hezbollah libanais, qui reste la force la plus menaçante pour Israël, avec ses 120 000 roquettes, dont beaucoup d'une grande précision. Enfin, après le recul territorial de la rébellion anti-Assad et de l'organisation Etat islamique (EI) et la reprise, par Damas, soutenu par ses alliés russe et iranien, de la plus grande partie du territoire syrien, Israël a mis en garde contre une implantation militaire iranienne à sa frontière
.
Jeudi, M. Nétanyahou a expliqué que l'Iran avait franchi une
" ligne rouge " en déclenchant les tirs de roquettes.
" Nous agirons contre ceux qui se préparent à nous attaquer avant qu'ils passent à l'acte ", a dit le premier ministre israélien, confirmant une doctrine d'abord préventive. L'appareil politique et militaire iranien, resté silencieux jeudi, paraissait décontenancé.
" Ce sont les troisièmes frappes israéliennes en quelques semaines : c'est une escalade continue et dangereuse, s'inquiète l'analyste Foad Izadi, proche des cercles militaires à Téhéran
. Les Israéliens n'agissent pas logiquement : nos forces sont en Syrie à la demande du gouvernement syrien, c'est un fait établi et légal. Et puisqu'il nous faudra répliquer, le Hezbollah le fera au Liban, pas en Syrie où nous avons d'autres préoccupations. "
Frustrations populairesL'Iran cherche encore à évaluer la volonté, exprimée par les Etats-Unis et Israël, de le
" repousser " sur tous les fronts et de lui imposer une pression maximale : il craint une escalade plus grave.
" Les Iraniens ont peur de se retrouver dans la même position qu'en 2011, lorsque, à Washington et à Jérusalem, le débat ne portait pas sur la nécessité d'attaquer l'Iran pour mettre à l'arrêt son programme nucléaire, mais du moment opportun pour le faire, note Ariane Tabatabai, experte en questions de sécurité et professeure à l'université américaine de Georgetown.
Ils craignent qu'un axe formé par Trump, Nétanyahou et les monarques du Golfe se prépare à mener contre eux une intervention militaire. "
A ce titre, le Hezbollah libanais demeure la meilleure garantie de dissuasion régionale de l'Iran – et la Syrie un chaînon indispensable de l'axe qui lie Téhéran à son allié libanais. Tant que Téhéran s'efforce de préserver l'accord nucléaire avec ses autres signataires – Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne –, il dispose de peu d'options pour répondre aux frappes israéliennes. Mercredi, le président Hassan Rohani a sobrement affirmé que son pays ne voulait pas de
" nouvelles tensions " au Moyen-Orient, lors d'un entretien téléphonique avec Angela Merkel. L'Allemagne, comme le Royaume-Uni et l'UE, a condamné les frappes attribuées à l'Iran sur le Golan et rappelé le droit d'Israël à se défendre.
La priorité du président iranien consiste à préserver son économie, usée par les années de sanctions et déstabilisée par la menace de leur réintroduction. Le gouvernement s'inquiète d'une montée des frustrations populaires, qui se sont exprimées dans la rue au début de l'année. D'autant que Washington rêve à haute voix d'un écroulement du régime, sur le modèle de l'Union soviétique. En Syrie, les gardiens de la révolution espèrent s'assurer les chantiers de la reconstruction, après cinq ans d'une guerre coûteuse dont ils estiment être sortis vainqueurs, face aux monarchies du Golfe et à leurs alliés occidentaux.
Les frappes israéliennes sont
" la conséquence du fait que le régime syrien a repris le dessus, que sa dépendance à l'Iran s'est accentuée et que l'ancrage du Hezbollah et des milices chiites soutenues par Téhéran s'est renforcé, explique Heiko Wimmen, spécialiste du dossier syrien à l'International Crisis Group (ICG).
Israël estime qu'il ne peut plus rester un simple spectateur, il est obligé de manœuvrer pour renverser la détérioration de sa position stratégique ".
L'implantation militaire iranienne en Syrie demeure cependant difficile à détruire uniquement par des frappes aériennes. Téhéran cherche à réduire son contingent et à le maintenir le plus discret possible : les gardiens de la révolution noyautent les forces armées syriennes, usent de leurs réseaux logistiques et se reposent avant tout sur une galaxie de milices plus ou moins à leur solde, placées au cœur de la doctrine de " défense avancée " de Téhéran, avec l'arsenal balistique basé en Iran.
" Les élites sécuritaires iraniennes se satisferaient d'un pouvoir faible et influençable à Damas, et de poches de territoire insurrectionnel contenues, note Ali Vaez, spécialiste de l'Iran à l'ICG.
Elles ont une longue expérience de la gestion du chaos. " Ce savoir-faire, à défaut de leur permettre de répondre à la puissance de l'Etat hébreu, demeure leur meilleure garantie d'influence à la frontière israélienne.
Benjamin Barthe, Louis Imbert (à Paris) et Piotr Smolar
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