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lundi 14 mai 2018

Erik Orsenna " Ma terreur, c'est de devenir fou "........


13 mai 2018

Erik Orsenna " Ma terreur, c'est de devenir fou "

JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI… " Le Monde " interroge une personnalité en partant d'un moment décisif de son existence. Cette semaine, l'écrivain Erik Orsenna évoque les rencontres qui l'ont forgé

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Ecrivain et académicien, Erik Orsenna, 71 ans, vient de publier Dernières -nouvelles du monde, un recueil de ses " petits précis de mondialisation ". Il a par ailleurs remis en février à la ministre de la culture un rapport sur l'extension des horaires des bibliothèques, et sera, du 19 au 21 mai, l'un des invités du festival Etonnants voyageurs, à Saint-Malo.


Je ne serais pas arrivé là si…

Si autant de gens ne m'avaient pas enfanté. Je suis un enfant du projet pour mes parents, qui n'ont pas arrêté de me bercer avec des histoires, et je suis un enfant de l'amitié et de la confiance. Rien n'aurait été possible sans la rencontre de trois éditeurs : Jean Cayrol, Claude Durand et Jean-Marc Roberts. Je me souviendrai toute ma vie de ce jour où, marchant avec Jean Cayrol, nous rencontrons Jean-Marc Roberts. " Regarde-le bien, ce sera ton frère ", me dit Cayrol. Et ce fut le cas.


Quelles sont ces histoires que vous -racontaient vos parents ?

Quand j'étais petit, ma mère, monarchiste, me racontait des histoires de France. C'était Saint Louis sous son chêne, Louis XI et Jean de la Balue, Marie-Antoinette… Son père, qu'elle admirait, est mort l'année où je suis né. J'étais celui qui devait faire aussi bien que lui. Elle me disait : " Tu seras écrivain et tu serviras la France. " Quant à mon père, qui a été officier de marine de réserve, il m'aidait à m'endormir en me racontant des histoires de pirates, de remorqueurs, de sous-marins. Il passait tous ses étés sur l'île de Bréhat – c'est ce qui comptait pour lui et ce qui continue à compter pour moi. Les bras de la vie, c'est comme une histoire. Il faut s'y blottir. Les histoires vous font avancer, comprendre, elles donnent du courage et réconfortent. C'est comme naviguer : dire " il était une fois ", c'est hisser la voile.


Vous êtes vraiment le fruit de cette -enfance bercée par les histoires ?

Absolument. Mes parents m'ont donné les clés pour sortir du milieu de la moyenne bourgeoisie dans lequel ils étaient. Leur vie était extrêmement ennuyeuse. Tous les dimanches, ils recevaient toujours les mêmes gens, qui disaient toujours les mêmes choses. Je me souviens avoir un jour quitté la table, j'avais à peine 10 ans, pour regarder par la fenêtre. Nous habitions Paris, à l'angle du boulevard Pasteur et de la rue de Vaugirard, je voyais des gens passer et je me disais : " Il doit y avoir des personnes passionnantes dans la ville, un jour je les rencontrerai. " Mes parents ne s'entendaient pas, mais, à l'époque, on ne divorçait pas. Si je me suis mis à raconter autant d'histoires, c'était pour combler ce silence qu'il y avait entre eux. Je chroniquais un journal familial et j'abonnais de force la famille.


Quand avez-vous commencé à écrire des histoires ?

Je lisais beaucoup. Vers 7 ans, grâce aux albums de Tintin, j'ai su ce que je voulais faire plus tard : raconter des histoires, servir mon pays et voyager. J'ai commencé à écrire vers 8-9 ans. Ensuite il a fallu trouver un métier qui aille avec tout ça. A 15 ans, c'était réglé, j'ai choisi professeur d'économie – et non de lettres, parce que je ne voulais pas être prof de ma passion. Et puis j'étais – et je le suis toujours – fasciné, émerveillé par les femmes. La première fois que je suis allé à la Comédie-Française, il y avait sur scène Geneviève Casile. Le soir, dans mon lit, j'ai éclaté en sanglots tellement je trouvais qu'il n'y avait plus de femmes aussi belles ! A 11 ans, j'ai même demandé à être abonné au magazine Elle ! Dès cet âge, chaque année, j'écrivais un roman. J'en ai jeté onze, j'ai proposé le douzième, qui a été refusé, le treizième a été accepté et le -dix-septième a eu le Goncourt - L'Exposition coloniale, en  1988 - . C'est vraiment l'obstination. Mais il y a eu un drame dans ma vie : à 15 ans, je découvre le Nouveau Roman. Du formalisme, plus de personnages, plus le droit de raconter des histoires, le drame absolu. Heureusement il y avait les latinos : Julio Cortazar et Gabriel Garcia Marquez. Ah bon, on a le droit de raconter ? Et c'est parti.


Mais pourquoi ce choix d'enseigner d'économie ?

Parce que pour agir, il faut comprendre les mécanismes. J'étais passionné par les questions de développement Nord-Sud – c'est pourquoi je me suis spécialisé dans les matières premières – et par la politique, qui occupait un tiers de mon temps. La conviction que j'avais et que j'ai encore, c'est que soit les parties du monde se développent de façon à peu près harmonieuse, soit cela va être infernal. J'ai adhéré au PSU - Parti socialiste unifié - à 17 ans. J'ai plus appris là-bas et au PS qu'à l'université. Quant aux études, j'ai commencé par une licence de philo avec comme profs Vladimir Jankélévitch, Raymond Aron, Robert Misrahi et Gilles Deleuze. Quelle chance ! Ensuite j'ai enchaîné Sciences Po et l'économie.


Pourquoi avoir choisi " Orsenna " comme nom de plume ?

A cause de Raymond Barre, qui était le président de mon jury de thèse. Pendant la soutenance il me dit - il se met à imiter la voix de Raymond Barre - " Grâce à cette thèse, je peux voir que vous allez avoir une carrière d'économiste. Comme je sais que, par ailleurs, vous écrivez, je me permets de vous donner un conseil : prenez un pseudonyme. " Comme j'aimais beaucoup Le Rivage des Syrtes, j'ai écrit à Julien Gracq. Il m'a donné la permission d'utiliser un nom de ville. Ce pseudonyme m'a influencé. En fait, j'aurais dû être géographe !


Pourquoi dites-vous être un " enfant de l'amitié et de la confiance " ?

Les moments-clés de ma vie correspondent à des rencontres. J'ai quelques noms à qui je dois tout. D'abord la confiance de Jean-Marc Roberts, qui, dès le début, m'a accompagné dans tous les projets de littérature. Puis, fin -décembre  1973, à l'ancien siège du PS, lors d'une réunion à laquelle je participe en tant qu'économiste, survient la deuxième chance de ma vie : je rencontre Jacques Attali. A l'époque, je travaillais beaucoup mais je n'avais pas de reconnaissance. Attali m'écoute et m'embauche dans le centre de recherche IRIS, à Dauphine. Il me fait confiance. J'étais comme un fou ! J'intègre son équipe. Je lui dois immensément. C'est grâce à lui que j'entrerai en  1981 à l'Elysée. Bertrand Poirot-Delpech est aussi un des éléments de la confiance. Toute ma vie je me souviendrai de ce jour de 1977 où je découvre, dans Le Monde, son article sur La Vie comme à Lausanne. Je suis en larmes. - Il s'interrompt, la voix étranglée. -Grâce à ce deuxième roman édité, j'obtiens le prix Nimier. J'ouvre la porte d'un restaurant, le jury m'ouvre les bras, quasiment physiquement : il y a là Jean d'Ormesson, Paul Guimard, Félicien Marceau, Dominique Rolin, Antoine Blondin… et ils me disent " Vous êtes des nôtres ".


Et vous vous dites : " Ça y est, je suis -écrivain " ?

J'ai trouvé ma famille. Le projet d'être écrivain devient la réalité. J'avais ramé jusqu'à 30 ans, j'étais dans la besogne et le sérieux, et là, tout devient facile. Le Nimier c'est la confiance, le Goncourt c'est la liberté, et l'Académie c'est le remerciement à mes parents. J'ai eu ce privilège immense, quand j'ai été élu, à 51 ans, que mes parents soient là lors du discours. Et puis il y a François Mitterrand, bien sûr. Il me fascinait à cause de son immense culture, sa présence, son autorité, le romanesque de sa vie. Et également François Jacob, mon voisin à l'Académie française. Et aussi Isabelle Autissier, grâce à qui j'ai fait le plus beau voyage de ma vie : deux mois en Antarctique à six, sur un bateau de 15 mètres.


Toutes ces rencontres qui ont tant compté ne sont pas dues qu'au hasard…

Non, comme le disait Pasteur : la chance ne sourit qu'aux esprits préparés. Mais j'ai un sentiment de bol infini. Et puis, ça paraît niais de dire cela, mais je suis passionné par les gens. Je n'ai pas de hiérarchie entre les êtres humains. Le métier de vivre me passionne.


Après vos huit ans de cabinets -ministériels et présidentiels, vous a-t-on proposé d'autres postes ?

Oh oui ! On m'a proposé d'être consul général à Jérusalem, RFI, la Villa Médicis, le ministère de la culture – sous la présidence de Sarkozy – et plusieurs fois d'être ambassadeur. J'ai refusé car je suis quelqu'un de missions. Je sais discuter et aimer les gens, mais je ne sais pas les gérer. Dans les cabinets, je ne supportais pas la hiérarchie. Les relations de pouvoir m'ennuient. Quand j'étais conseiller culturel de Mitterrand, on m'aimait et on m'appelait par intérêt et par hiérarchie. Je déteste dominer et être dominé. Avec le pouvoir, les gens ne sont pas eux-mêmes, donc ils ne sont pas intéressants. Je veux être libre.


Vous êtes un homme aux mille vies, quel est votre moteur ?

C'est me demander sans cesse " comment ça marche " et " pourquoi pas " ? Ce qui donne dans la vie personnelle des éléments relativement chaotiques ! Je ne suis pas intelligent mais obstiné et clair. Je sais raconter comment ça fonctionne : d'où les petits livres sur la mondialisation, ou sur le coton, l'eau. Je ne suis ni un créateur ni un essayiste. J'ai besoin d'aller sur le concret. Je suis le plus heureux des hommes quand un gamin ou une gamine qui a lu La grammaire est une chanson douce me dit : " Merci monsieur, c'est grâce à toi que j'aime lire ". Je suis un prof : comprendre et transmettre, c'est ça ma vie. C'est infini.


La mélancolie ou la déprime vous sont-elles totalement étrangères ?

Le problème chez moi, c'est l'état explosif, le trop dans l'envie de vivre. Ma terreur, ce n'est pas de mourir, c'est de devenir fou. Je ne sais pas qui je suis, je m'en fous. Je n'aime que mes projets. Je suis celui qui avance, qui cherche. En gros, je suis intéressant mais invivable !


En  2008, dans votre livre " La Chanson de Charles Quint ", vous évoquez la disparition de votre femme…

Le roman dit la vérité. Plus que ce que je pourrais dire. C'est le mentir vrai. Je ne peux pas en parler.


De tous vos voyages, que vous reste-t-il ?

Quand vous franchissez le 60e parallèle sud, vous entrez dans un endroit commun, sans nationalité et dans la machine de froid de la planète. Vous sentez la force immense de la nature, son incroyable beauté et en même temps une vraie sagesse des nations. Isabelle Autissier m'a donné de grandes leçons d'écologie. Il y a une petite histoire que j'aime bien : deux planètes se rencontrent. L'une dit : " Je ne sais pas ce qui se passe en ce moment, j'ai de plus en plus chaud et des sortes de petites bêtes me percent de partout ". L'autre répond : " Ne t'en fais pas, j'ai connu ça, c'est l'espèce humaine, ça passera. " Rien n'est plus bête que l'idée de sauver la planète, c'est nous qu'il faut sauver. La planète, elle s'en fout, elle va continuer. Si la prise de conscience a avancé, nous n'avons pas encore tiré les -conséquences de la fragilité de notre planète.


Et que vous a appris votre enquête sur la mondialisation ?

Depuis le moment où je l'ai commencée, mon optimisme maladif en a pris un coup. La montée des inégalités est une question-clé. J. P. Morgan, banquier américain du début du XXe  siècle, expliquait qu'il ne prêterait jamais d'argent à une société dans laquelle le rapport entre le moins payé et le plus payé dépasse 1 à 30. Désormais, dans les entreprises, cet écart peut être de 1 à 300. S'il y a trop d'écart, il n'y a pas un projet commun de société mais une déchirure. Et c'est notre cas. Deuxième élément d'inquiétude : vous avez un monde de plus en plus complexe qui désempare les gens. Quand on est paumé, on préfère le simple, même si c'est faux. D'où la montée du populisme. Enfin, comme tout va plus vite, on est pris en otage par le court terme. Si vous mélangez la complexité et la tyrannie du court terme, vous avez la passion pour les régimes forts. Je note un vrai déclin de la démocratie. Donc, mon inquiétude grandit.


Votre itinéraire politique va du PSU -jusqu'à votre soutien à Macron…

Deux expériences m'ont beaucoup marqué. D'abord la commission Attali - " pour la libération de la croissance française ", en  2007 - . C'était un cadeau d'y être, car on apprenait tout le temps et tout le monde s'écoutait. Pour moi, la politique se résume dans la formule " l'art du possible ". Ce n'est pas seulement la croissance, c'est le développement. Deuxième expérience : la commission Rocard-Juppé - en  2009 - , dite " du grand emprunt ", où ce fut le même enthousiasme. Quand Emmanuel Macron – que j'avais connu lors de la commission Attali et avec qui j'avais tout de suite tissé des liens d'amitié – s'est présenté pour la présidentielle, je me suis dit : " Allons-y. "


Comment vous définissez-vous -politiquement aujourd'hui ?

Maintenant, je suis libre par rapport à un ami devenu président. Je suis très inquiet de la dérive des continents à l'intérieur de la France. Il y a plusieurs France. Les intermédiaires, ce ne sont pas les députés, ce sont les maires. On a abandonné l'aménagement du territoire, c'est un crime. La question, ce sont les inégalités territoriales. Vous assignez à résidence. Ma bataille, c'est d'alerter : il n'y a pas que les villes, il n'y a pas que les gens surdiplômés. La colère monte. Je vais écouter. Je serai le reporter de la colère.
propos recueillis par Sandrine Blanchard
© Le Monde

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