Un article intéressant sur les Tatars de Crimée paru dans Le Monde/Libération du 27 Février 2014 :
Les Tatars, peuple puni de Crimée
THOMAS LIABOT 27 FÉVRIER 2014 À 18:05
Des Tatars de Crimée manifestent en soutien au nouveau gouvernement révolutionnaire de Kiev, près du Parlement de Crimée à Simferopol mercredi. (Photo Reuters.)
Stigmatisés depuis plusieurs siècles par la Russie, les Tatars de Crimée espèrent profiter des changements politiques en cours pour faire valoir leurs droits.
Originaires des grandes steppes d’Asie centrale, les Tatars étaient encore l'une des principales ethnies de Crimée à l’orée de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, ils ne représentent qu’un peu plus de 10% de la population de cette région du sud-est de l’Ukraine, conséquence notamment des vagues de déportations impulsées par Staline en 1944. Le «Vojd» reprochait à ce peuple d’origine turque d’avoir collaboré avec l’armée allemande au cours du conflit. Peuple «puni» par la Russie, ils cohabitent aujourd’hui avec une population majoritairement russe aux confins de la Crimée, ce qui n’est pas sans poser problème, comme en témoignent les affrontements qui ont eu lieu mercredi devant le Parlement de Simferopol entre les manifestants pro-russes et les défenseurs du nouveau pouvoir en place.
· ANALYSE
Par Thomas Liabot
Il faut revenir aux origines de la domination de la Russie sur cette région pour comprendre les relations entre les Tatars et les Russes qui peuplent toujours les lieux. En 1783, la Tsarine Catherine II, qui envisageait d’étendre son Empire vers le sud, décide d’occuper la Crimée, alors sous protectorat du puissant Empire Ottoman. Les Tatars, de confession musulmane sunnite, étaient la population majoritaire dans cette région. La Crimée est alors officiellement annexée, permettant à la Russie d’établir un port sur la Mer noire, avec l’intérêt stratégique que cela recouvre : un accès aux mers chaudes (ouverture sur la Méditerranée) et une influence plus forte sur la région. Cette base navale est toujours utilisée à Sebastopol et la Russie y accorde un intérêt militaire majeur.
La domination de la Russie sur la Crimée à la fin du XVIIIe siècle est suivie d’un exode progressif des Tatars. Ils deviennent peu à peu minoritaires dans la région, au fur et à mesure que les agriculteurs russes sont encouragés à s’y installer. La Guerre de Crimée, qui oppose la Russie à une coalition franco-anglaise de 1853 à 1856, va entraîner une fois de plus un départ massif des Tatars vers l’Empire ottoman. Le phénomène se poursuit au XXe siècle sous la domination soviétique puisque nombre d’entre eux vont être victimes des grandes purges des années 1930.
DÉPORTÉS EN ASIE CENTRALE
Le coup de grâce est porté par Joseph Staline dans les derniers mois de la Seconde guerre mondiale. Accusés «d’un prétendu collaborationnisme avec l’ennemi nazi», selon les termes de l’historien Grégory Dufaud, près de 200 000 Tatars sont déportés et dispersés en Asie Centrale en mai 1944. Une note adressée par le ministre de l’Intérieur soviétique Lavrenti Beria à Staline le 10 mai 1944 énonce qu’au «regard des actes de trahison des Tatars de Crimée contre le peuple soviétique, il n’est pas souhaitable que ceux-ci continuent à vivre dans une région frontalière de l’URSS. C’est pourquoi le NKVD soumet […] un projet sur l’expulsion de tous les Tatars et sur leur installation en tant que colons spéciaux en Ouzbékistan». Près de la moitié des personnes déportées sont mortes au cours des deux années qui ont suivi la déportation, selon une étude du Mouvement national tatar de Crimée, qui recense près de 109 000 décès.
Lors d'une cérémonie à la mémoire des tatars déportés, à Simferopol le 19 mai 1995. (Photo Sergei Svetlitsky. AFP)
A la mort de Staline, leur sort va être peu à peu révisé. Un décret de 1967 les réhabilite à titre individuel. Cependant, ils doivent attendre la chute de l’Union soviétique en 1991 pour pouvoir retourner en Crimée. Les historiens estiment aujourd’hui que cette région a été le théâtre d’une véritable «détatarisation» dont le seul résultat est une «mutilation de cette culture», comme l’écrit Grégory Dufaud. Il n’est donc pas étonnant que le mouvement politique qui touche l’Ukraine depuis le mois de novembre soit perçu par la population tatare comme une occasion de faire valoir ses droits et reconnaître son héritage. Et tandis que la situation se tend de plus en plus en Crimée, Rifat Tchoubatov, le président du Medjlis, l’assemblée représentant les Tatars de Crimée, accuse l’éternel adversaire russe : «Tout ce qui se passe actuellement en Crimée […] c’est le plan de Moscou», a-t-il déclaré mercredi.
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