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vendredi 23 février 2018

En Floride, deux Amérique face aux armes


23 février 2018

En Floride, deux Amérique face aux armes

La mobilisation des survivants de la tuerie de Parkland se heurte à un establishment local acquis à la NRA

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Première étape avant la marche contre les armes du 24  mars à Washington : Tallahassee. Tallahassee ? Cette jolie bourgade entourée de forêts subtropicales est la capitale de la Floride où se sont rendus, mercredi 21  février, les élèves du lycée de Parkland, ville huppée proche de Miami, théâtre d'une fusillade ayant fait dix-sept morts une semaine plus tôt. Les lycéens ont pris le pouvoir. Sans respecter la période de deuil avec ses prières et ses pleurs obligés, qui laissent aux responsables politiques le temps de se retourner.
Tout a  commencé avec la diatribe d'Emma Gonzalez, qui a interpellé dimanche les élus, à  commencer par le président des Etats-Unis, Donald Trump, traitant de foutaises (" bullshit ") leurs promesses. Puis sa camarade Jaclyn Corin a  proposé d'organiser un voyage en bus à  Tallahassee. Succès immédiat : trois autocars et une centaine de jeunes ont fait le voyage mardi soir.
Mercredi matin, après avoir rangé leurs sacs de couchage, les adolescents ont pris le chemin du Capitole, dix par dix, encadrés par des éducateurs, avec pour -slogan " Plus jamais ça ". -Mélange d'excitation, d'émotion mais aussi de traumatisme. Tyra Hemans, 19 ans, a perdu deux amis dans la fusillade. L'an passé, elle était dans la classe du meurtrier. En pleurs, elle exige des réponses : " J'ai besoin de comprendre pourquoi leurs armes valent plus que ma vie. "
Vers midi, les étudiants de Tallahassee ont rejoint les lycéens. La ville est devenue l'espace d'une journée le centre de l'Amérique, suivie par tous les médias. Aux cris de " Protégez les enfants, pas les armes ! " et de " Résistance ", ils étaient près de 3 000 à exiger des actes de leurs élus. Pour que le Sunshine State, l'" Etat du soleil ", ne soit plus le " gunshine state ", l'Etat où brillent les armes grâce à une des législations les plus laxistes des Etats-Unis.
Si l'Amérique affectionne les -débats théologiques sur le deuxième amendement de la Constitution, qui garantit le droit de porter des armes, les Etats -disposent d'immenses marges de manœuvre. Il est ainsi quasi impossible d'avoir une arme dans celui de New York tandis que la Floride, elle, n'a rien fait jusqu'à présent.
Approche réactiveLa jeune génération qui a investi le Capitole n'a pas pris le temps de jeter un œil au " panthéon des femmes " honorées par l'Etat. Elle aurait découvert le nom de Marion Hammer. Agée de 79 ans, elle est la première femme à  avoir été élue, en  1995, présidente -fédérale de la National Rifle Association (NRA, le lobby des armes), dont elle continue de diriger la section Floride.
En  2005, elle a réussi à faire adopter par l'ancien gouverneur républicain Jeb Bush une législation permettant de défendre sa propriété face à une intrusion. La mesure, surnommée " Tirez en premier ! " par ses détracteurs, a entraîné une hausse des morts, selon une étude universitaire, et elle a fait des émules dans toute l'Amérique.
Marion Hammer est une adversaire redoutable. Jennifer Proffitt, ex-présidente du Syndicat des professeurs des universités publiques de Floride, raconte comment elle fut auditionnée pour empêcher un projet de loi prévoyant d'autoriser le port d'arme sur les campus. " J'ai eu deux minutes de parole ", se souvient-elle. Andrew Gillum, le maire démocrate de Tallahassee, a dû affronter les procès intentés par Mme  Hammer parce qu'il voulait maintenir l'interdiction de port d'armes dans les parcs de sa ville : mais, " j'ai gagné ", se réjouit-il.
Il n'empêche, Marion Hammer continue de " tenir " cette terre, républicaine depuis un quart de siècle. Mardi encore, une proposition de loi bannissant les armes semi-automatiques a été rejetée. Kevin Rader, sénateur démocrate du Parlement de Floride, l'a expliqué mercredi à la dizaine de lycéens qu'il recevait dans son bureau : " Si vous n'avez pas l'investiture de la NRA dans une primaire républicaine, vous ne pouvez pas être élu. "
La NRA a le double pouvoir de financer les campagnes électorales et d'activer ses partisans, électeurs particulièrement actifs. Cette rencontre a révélé un fossé entre lycéens et élus : les premiers éprouvaient le besoin de raconter encore les interminables minutes de la fusillade, tandis que M. Rader, après avoir prétendu vouloir " prendre de la hauteur ", les a plongés immédiatement dans la politique politicienne, pas forcément à tort.
Le gouverneur de l'Etat, le républicain Rick Scott, lui aussi agit tactiquement. Il a cherché à  déminer la révolte. M.  Scott n'avait rien fait après la fusillade d'Orlando dans une boîte de nuit fréquentée par les milieux gay en  2016 (49 victimes) et celle de l'aéroport de Fort Lauderdale en  2017 (5 morts). Mais, cette fois-ci, il affronte une jeunesse aisée, plutôt blanche et surtout unie. En catastrophe, il a convoqué trois séminaires pour faire des propositions, avec des policiers, des éducateurs et des médecins, juste avant l'arrivée des lycéens. Avec un mot d'ordre : " Protéger nos enfants ".
Laura Alen, l'une des étudiantes venues au Capitole, résume l'affaire : " Les républicains acceptent de tout faire… sauf la réforme des armes ", tandis que Henry Le, 17 ans, leur reproche d'avoir une approche réactive et non pas préventive. Effectivement, pendant les débats diffusés sur Internet, on a parlé de tout… sauf des armes. Première idée : répondre aux armes par les armes, avec des professeurs ou des policiers armés dans les écoles. " L'école est le seul endroit où il n'y a pas d'ami armé pour protéger nos enfants ", a expliqué le shérif du comté de Polk, Grady Judd.
Second sujet, le meilleur contrôle psychiatrique des étudiants, ce qui pose un problème de coordination et d'accès aux  soins. Troisième axe, faciliter la confiscation des armes des personnes internées provisoirement.
Et les ventes ? " Tout est sur la table ", a assuré Rick Scott, promettant de faire de propositions législatives vendredi, à adopter dans les quinze jours, avant la fin de la session parlementaire. Le représentant démocrate, Jared Moskowitz, veut espérer : " Tout n'est pas sur la table, mais le ton de la conversation a changé. "
" Réponse émotionnelle "L'âge légal pour acheter une arme pourrait être reporté à 21 ans, mais les autorités ne défendent pas de bascule conceptuelle. " Je ne crois pas que réduire l'accès aux armes résoudra le problème ", confie Bob Gualtieri, shérif de Saint Petersburg (Floride), qui nous renvoie à l'attentat du 14  juillet 2016 à Nice, commis avec un camion.
La manifestation de Tallahassee a donné une image, celle de l'Amérique que les Européens aiment aimer. Mais aucun républicain n'a pris la parole, tandis que Rick Scott a été hué. " Je travaille pour tous les citoyens de l'Etat ", avait affirmé la veille le gouverneur, qui ambitionne de se faire élire sénateur. Les citoyens, c'est cette majorité silencieuse, favorable aux armes et qui vote pour le Grand Old Party depuis un quart de siècle.
On la croise chez le marchand d'armes Kevin's Guns. Au comptoir, un homme sec s'empresse d'acheter une arme d'assaut, visiblement inquiet d'un changement de législation. Pourquoi un tel achat ? " Cela ne vous regarde pas ", coupe-t-il. Mais tout serait trop simple si les défenseurs des armes étaient aussi caricaturaux.
La rencontre avec Roger Fall est plus perturbante : à 49 ans, cet homme jovial explique qu'il porte une arme dissimulée – comme en ont le droit 2  millions d'habitants de Floride – ; il en possède huit ; il est pasteur baptiste. L'homme d'Eglise déroule un argumentaire très répandu sur l'autodéfense : son fils, dans la police, peut être victime d'une vengeance tandis que la tuerie dans une église du Texas, fin 2017, aurait peut-être été évitée avec un pasteur armé.
Quant au mouvement des jeunes, il l'analyse froidement : " Ils se sont sentis abandonnés. Faire quelque chose est une bonne thérapie. Ils essaient d'interdire les armes. C'est une réponse émotionnelle, mais pas rationnelle. "
Le sénateur Rader, lui, estime qu'un changement sur les armes est peut-être en marche : " A l'avenir, cela changera, à cause des jeunes. " Beaucoup n'ont que 17  ans, mais ils se  sont promis d'aller voter aux prochaines élections.
Arnaud Leparmentier
© Le Monde

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