Article paru dans le Monde du 12.10.2013
«La méditation modifie certaines zones du cerveau»
Les pratiques bouddhiques seraient un antidote au
narcissisme destructeur de l’époque.C’est ce que défend Matthieu Ricard , docteur en neurosciences et proche collaborateur
du dalaï-lama.
Propos recueillis par
Florence Evin
Matthieu
Ricard vit dans l’Himalaya depuis plus de quarante ans, au monastère Shechen,
au Népal. Après avoir soutenu une thèse en génétique cellulaire à l’Institut
Pasteur, sous la direction de François Jacob, il rejoint tout d’abord
Darjeeling,en Inde,pour étudier au près de Kangyur Rinpoche (1898-1975), grand maître du
bouddhisme tibétain. Proche depuis 1989 du dalaï-lama,dont il est l’interprète
français,il participe aux recherches de l’institut Mind &Life, organisation
placée sous l’égide de ce chef spirituel et favorisant les échanges entre la
science et le bouddhisme. A la veille du premier symposium européen de
l’organisation, du 10 au 13octobre,à Berlin , il en défend la thématique:
la nécessité pour l’individu de se transformer par l’altruisme
afin de transformer la société.
Votre «Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la
bienveillance» sort en librairie. Cette question est au coeur des recherches de
l’institut
Mind&Life, pourquoi?
Le défi principal du monde moderne est de réconcilier trois
échelles de temps: le court terme de l’économie, le moyen terme de la qualité de
vie et le long terme de l’environnement. La considération d’autrui est le seul
concept qui permette de relier de façon cohérente ces trois échelles de temps.
Le problème de l’environnement, En particulier, est typiquement une question d’altruisme
et d’égoïsme. Selon le rapport Stern [du nom de l’économiste Nicholas Stern, qui a publié en octobre 2006
une étude qui fit date sur l’économie du changement climatique] ,réparer les dégâts environnementaux coûtera vingt fois plus cher aux
générations futures que d’intervenir maintenant. Au rythme actuel, 30% de toutes
les espèces auront disparu d’ici à 2050. A l’âge industriel, l’impact de
l’espèce humaine sur la planète est immense. L’altruisme prend une importance
nouvelle: ce n’est pas un luxe, un noble idéal, mais une nécessité.
En quoi le bouddhisme peut-il être utile pour
faire évoluer l’individu et la société dans cette direction?
Le bouddhisme est une science de l’esprit qui apprend à se défaire
des tendances habituelles forgées par des modes de pensée répétitifs. Il apprend
à gérer les états mentaux, pensée après pensée, émotion après émotion,parla
pratique
de la méditation, l’entraînement de l’esprit.
La méditation, c’est-à-dire?
Il faut démystifier le mot «méditer». Il se dit bhavana en
sanscrit, ce qui signifie«cultiver »,
et gom en tibétain, soit «se familiariser avec». Méditer est un
entraînement de l’esprit pour se familiariser avec une faculté. Imaginons
Qu’apportent à cette pratique les données de la
science? Comment le dalaï-lama a-t-il été amené à s’y intéresser?
Le
dalaï-lama a toujours eu une immense curiosité pour l’approche scientifique. En
1987, Francisco Varela, un neurobiologiste d’origine chilienne qui a travaillé à
Harvard puis en France, à la Salpêtrière, a décidé de créer, avec l’homme d’affaires
américain Adam Engle, une structure qui organiserait des rencontres entre le dalaï-lama
et de grands chercheurs. Petit à petit, il est ainsi apparu que la pratique de
la méditation avait partie liée avec la science.
Les
recherches des neuroscientifiques montrent que l’attention, l’équilibre émotionnel,la
bienveillance, la compassion et d’autres qualités peuvent être engendrés et
cultivés par la méditation et qu’elles ont un impact mesurable.
Notamment
grâce à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui permet de
localiser les aires cérébrales activées.
Dans
le cadre de ces recherches, le méditant expérimenté qui totalise de 10 000
à 60000 heures de méditation n’est pas seulement un cobaye: c’est un véritable
collaborateur.
Son
rôle est essentiel pour établir le protocole de recherche, et sa faculté
d’engendrer des états mentaux clairs et durables, capacité acquise par la
méditation, permet d’obtenir des résultats fiables.
Vous-même avez passé des centaines d’heures dans
les tunnels des machines IRM, en méditation. Dans quel but?
En
2007, je me trouvais dans le laboratoire de Tania Singer, spécialiste mondiale
de l’empathie. Tania me demanda d’engendrer un puissant sentiment d’empathie en
imaginant des personnes affectées par de grandes souffrances.
Je
venais de voir un documentaire sur un orphelinat roumain. Ainsi, sous IRM,
pendant une heure, en alternance avec de courtes périodes neutres, je me
représentais, le plus intensément possible, ces souffrances sans nom. Entrer en
résonance avec cette douleur devint rapidement intolérable .L’empathie dissociée
de l’amour et de la compassion m’avait mené au burn-out . Lorsque j’ai fait
basculer l’orientation de ma méditation vers l’amour et la compassion, mon paysage
mental s’est transformé du tout au tout. J’ai ressenti un profond courage lié à
un amour sans limites envers ces
enfants.
L’amour altruiste crée en nous un espace positif qui sert d’antidote à la
détresse empathique.
Tania
Singeret ses collègues ont maintenant entrepris une étude qui vise à entraîner pendant
une année 200 volontaires novices à l’empendant une année 200 volontaires
novices à l’empathie et la compassion, puis à les comparer à 200 autres qui
auront suivi un entraînement sans lien avec l’altruisme.
La méditation modifierait-elle la structure et
l’activité fonctionnelle du cerveau?
Chaque
type de méditation entraîne des changements tant fonctionnels que structurels.
Pour localiser des aires précises sous IRM,le méditant alterne les périodes de
méditation et les périodes neutres: 60secondes de méditation,
45
secondes de repos, pendant plus d’une heure. Chez les sujets qui méditent sur
l’amour
altruiste
et la compassion, Richard Davidson ,de l’université de Madison,e t Antoine Lutz
,aujourd’hui chercheur au CERN à Lyon, ont constaté une hausse remarquable de
la synchronisation des oscillations des ondes cérébrales dans les fréquences
dites gamma , associées à la connectivité entre différentes aires du cerveau .
Donc, la méditation sur l’amour altruiste a une
signature spécifique?
Oui,
à raison de vingt minutes de méditation par jour sur la compassion, pendant
huit semaines, certaines zones du cerveau commencent à changer. Dans le cas de
la méditation sur la bienveillance, par exemple, l’amygdale, aire liée à
l’agressivité et à la peur, diminue en densité. Les zones reliées à l’empathie,
comme l’insula, sont activées et augmentent structurellement, avec davantage de
connexions neuronales. Or, la neuroplasticité du cerveau reste active jusqu’à
la mort.
L’entraînement de l’esprit est-il la solution miracle
?
Miracle,
non, mais utile, certainement. En 2012, il y a eu près de 500 publications
scientifiques sur les effets cliniques de la réduction du stress parla «pleine
conscience».Un état mental acquis par la méditation sur la «présence ouverte»,
qui consiste à laisser son esprit reposer dans un état vaste et alerte à la
fois, libre des enchaînements de pensée: l’esprit n’est concentré sur aucun
objet particulier, mais reste parfaitement présent.
De
même,il a été montré que les thérapies cognitives fondées sur la pleine
conscience réduisent de près de 30% à
40%
les risques de rechute à la suite de deux ou trois dépressions graves.
Vous liez la transformation individuelle à celle
de la société?
L’antidote
au narcissisme individualiste, au «moi moi moi» du matin au soir, passe par la
considération d’autrui, la bienveillance et l’attention à l’autre. Comme le
disait Martin Luther King,«nous devons
apprendre à vivre ensemble
comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme
des idiots». Il faut oser l’altruisme, oser dire qu’on
peut le cultiver, oser enseigner l’apprentissage coopératif dans l’éducation.
Oser
dire qu’il peut y avoir une économie altruiste,
et que la question de l’environnement se ramène à une question
d’altruisme.
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