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dimanche 7 juillet 2024

Rue 89 avec L'OBS - Dimanche 7 juillet 2024

 



Dimanche 7 juillet 2024

Pourquoi est-ce soudain devenu si difficile de parler politique, y compris avec ses proches ? J’ai reçu ce matin ce SMS d’un ami : « Hello, Natacha. J’espère que tu vas bien… (Je n’aborde pas le volet politique actuel) », etc. Cette petite parenthèse anodine dit tout. Comment ne pas évoquer la situation alors que nous n’avons tous que ça en tête ? Mais comment la mentionner, aussi ? Jamais la politique n’avait à ce point envahi nos vies, et jamais en débattre n’a semblé si pénible, a fortiori s’il y a un risque de désaccord, même minime. Dans ma famille élargie, il y a des sensibilités politiques variées, mais globalement un socle de valeurs commun, disons pour faire simple des valeurs de gentillesse et de respect. Il n’y a pas si longtemps encore, on pouvait plaisanter de nos différences, partager sur une boucle WhatsApp des entretiens intéressants, des tribunes parues dans la presse et susceptibles de faire évoluer les points de vue des uns et des autres. Rien de tel cette fois. Comme si au fil des scrutins, le fossé entre nous n’avait cessé de s’accroître, jusqu’à devenir infranchissable. Mais aussi comme si le sujet était soudain trop grave, trop oppressant pour qu’un compromis soit possible. Comme si nos désaccords étaient soudain trop lourds de sens pour pouvoir être débattus ou partagés.

Les Américains ont connu ça avant nous, lors de l’élection présidentielle de 2020 qui a opposé Joe Biden à Donald Trump. Selon une étude de l’institut Pew Research, publiée quelques mois avant le scrutin, près de la moitié des adultes américains déclaraient qu’ils avaient arrêté de parler politique avec qui que ce soit, en personne ou en ligne. Parmi eux, une majorité de démocrates, dont la plupart disaient pourtant suivre la campagne de très près. Mieux : plus ils étaient politisés, moins ils en parlaient. L’opinion publique était alors particulièrement polarisée, à peu près autant qu’elle l’est en France aujourd’hui. L’année suivante, les travaux de Linda J. Skitka, professeure de psychologie sociale et politique à l’université de l’Illinois à Chicago, ont montré que lorsque le vote met en cause notre sens moral, il devient une forte source d’anxiété, interdisant tout rapprochement – même physique ! – avec des individus ayant des positions différentes des siennes. Dans cette lutte du bien contre le mal, personne ne veut prendre le risque de découvrir qu’un proche, un ami, un parent qui pourrait voter dans le mauvais sens est une mauvaise personne. Alors on maintient les distances. On retient son souffle. Et on se tait.

Natacha Tatu

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Pierre* a le regard doux, un sourire franc et une phrase d’accroche redoutable. « Bonjour, ça fait combien de temps que l’on ne vous a pas écoutée ? » La jeune femme qu’il vient d’aborder s’arrête net avant de lever les yeux au ciel. « Ah ça… » L’homme d’une cinquantaine d’années relève ses manches et ajuste son brassard orange, sur lequel on devine trois mots : « Ecouteur de rue ». « Vous voulez qu’on en parle ? », dit-il en pointant deux chaises en plastique posées face à face sur le trottoir. Trop tard, elle a déjà filé.

« On se prend souvent des râteaux mais il y a des gens qui ont des envies de parler que l’on ne soupçonne pas », raconte Laurent, un autre écouteur qui a observé la scène. Un samedi par mois, dans une rue du quartier populaire de Barbès, une dizaine de thérapeutes comme lui offrent bénévolement leur oreille aux passants du XVIIIᵉ arrondissement de Paris.

Le geste est « politique et insolent », nous explique Séverine Bourguignon, l’artiste et thérapeute qui a cofondé les Ecouteurs de rue en 2018. « Ça ne se fait pas de poser des chaises dans la rue et de dire : “Asseyez-vous, je suis là pour vous écouter”. » L’ambition de cette association « Créer du lien entre les gens, faire de l’espace public un lieu du vivre-ensemble, faciliter l’accès du grand public à des professionnels de la santé mentale, poursuit-elle. Ce projet est là pour dire que ces propositions, souvent galvaudées quand on les lit dans un programme politique, ne sont pas là juste pour faire joli. » Aujourd’hui, les écouteurs de rue sont présents à Paris, Lille, Nantes, Rennes et Toulouse. Dans la capitale, « une vingtaine de bénévoles écoutent chaque année de 250 à 300 personnes, pour une durée de 20 à 30 minutes en moyenne. »

La santé mentale pour tous

Séverine Bourguignon, qui réside dans le quartier, s’est inspirée des « sidewalk talks » pour monter son projet. Nées en 2014 à l’initiative de psychothérapeutes de San Francisco (Californie), ces « discussions de trottoir » visent à combattre l’isolement, la violence et l’accroissement des inégalités sociales. « Ça me fait penser à une place de village. On peut se poser là et prendre le temps de se rencontrer, ce que l’on ne ferait pas sans ce dispositif dans une grande ville anonyme comme Paris », avance Lucie, une écouteuse de rue.

Point commun de ces deux projets ? L’écoute active, une technique d’accompagnement conçue par le psychologue américain Carl Rogers, qui consiste à entrer en empathie avec son interlocuteur grâce à un éventail de paraphrases et de reformulations, de sorte qu’il se sente reconnu et capable de surmonter ses difficultés. « Dans ce moment-là, on est à égalité avec la personne qui s’assoit en face de nousOn n’est pas des sachants, on est juste dans une relation qui peut permettre à l’autre de voir sa façon de fonctionner », dit Laurent. A Paris, les conversations peuvent avoir lieu en français, en anglais, en italien et en espagnol.

Aïssa, une femme de 42 ans, salue l’initiative. Sortie de chez elle « juste pour faire des courses », cette cadre de l’industrie vient de passer vingt minutes à disserter sur sa frustration professionnelle avec une bénévole :

« Il y a des gens qui ne vont pas bien. Le fait de tomber sur une psy dans la rue, par hasard, ça peut aider. Peut-être que ça peut même éviter des drames. »

Dans le passé, cette mère de famille s’est déjà rendue chez un psychologue. La consultation lui a coûté 80 euros « Moi, j’ai un travail et je gagne plutôt bien ma vie. Mais comment font les gens qui n’ont pas les moyens ? »

Ils font sans, balaie tout simplement Marie-Sylvie Rushton, 73 ans, psychologue clinicienne, qui a cofondé les Ecouteurs de rue. Sa conviction profonde « La santé mentale ne doit pas être enfermée dans un cabinet, mais accessible à tous, explique-t-elle. On doit pouvoir aller chercher ceux qui n’ont pas les moyens de consulter, ceux qui n’ont pas ce réflexe ou qui ne savent pas vers qui se tourner en cas de difficulté. » Ce qui suppose d’être attentif et, parfois, de prendre les devants, explique Laurent « Il faut être capable d’aller chercher les gens qui ont envie de parler mais qui n’osent pas ou qui ne savent pas comment faire. » Derrière lui, voilà dix minutes qu’un type tourne en rond en enchaînant les clopes, les yeux rivés sur le bitume. Quand un écouteur finit par l’aborder, son visage s’illumine.

Une parole anonyme dans le brouhaha de la ville

Dans ce quartier populaire où réside une population souvent immigrée et précaire, investir la rue permet à ces psys d’écouter des récits qui ne passent presque jamais la porte de leur cabinet. D’abord, parce que « tout le monde n’a pas la culture d’aller voir un psy », note Aïssa. « En consultation, on voit entre 80 et 90 % de femmes. Dans la rue, on se rend compte que les hommes sont majoritaires parmi nos écoutés », constate de son côté Séverine Bourguignon.

Ça tient au bruit des klaxons et des moteurs, au brouhaha de la ville qui recrée les conditions d’une parole anonyme, mais surtout au fait que la conversation a lieu dans un espace public. « Dans mon cas, la rue lève l’éventuel malentendu qui serait propre à une interaction homme-femme dans un autre contexte », explique la cofondatrice des Ecouteurs de rue. Ça tient peut-être aussi au fait que les écouteurs sont tous blancs ce jour-là, ce qui n’est pas le cas de la majorité des personnes écoutées, envisage Marie-Sylvie Rushton « Il y a des gens pour qui c’est compliqué de parler de leurs difficultés avec leurs proches. Cela peut être sécurisant de le faire avec quelqu’un qui est a priori aussi éloigné d’eux, et qui n’est impliqué en rien dans leur quotidien. »

Derrière elle, Séverine Bourguignon vient de s’asseoir avec un homme de 80 ans d’origine algérienne. A peine commence-t-il à parler qu’il fond en larmes. Parce que les écouteurs promettent la confidentialité de l’échange aux passants, on n’écoute pas ce qui se dit. Tout juste comprend-on qu’il est question de la récente réforme des conditions d’obtention de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), feu le minimum vieillesse. Depuis 2023, pour continuer de toucher l’Aspa, à laquelle ils ont droit, certains retraités étrangers sont contraints de rester en France neuf mois par an au lieu de six auparavant.

Racisme, solitude, précarité, burn-out…

Sur ce trottoir de Barbès, où se croisent cet après-midi-là un ingénieur en intelligence artificielle originaire d’Afrique de l’Ouest, des mères de famille, des sans-papiers d’Europe de l’Est, un père et son fils SDF, des étudiants et une cadre, les récits recueillis par les écouteurs évoquent le racisme, la solitude, la précarité, les violences conjugales ou encore le burn-out.

Le jour de ce reportage, nous sommes fin mai. Le Rassemblement national n’a pas encore remporté les élections européennes, mais cette angoisse est dans tous les crânes. « Face à tout ça, je me demande si ce que l’on fait est suffisant. Je me demande si l’on ne devrait pas passer la vitesse supérieure, mais je ne sais pas quelle forme ça doit prendre », soupire une écouteuse, les larmes aux yeux. Une autre résume :

« C’est Antonio Gramsci qui disait : je suis pessimiste par l’intelligence, mais optimiste par la volonté. On est dans un monde de merde, mais on continue. »

*Les prénoms des écouteurs, des écouteuses et des témoins ont été modifiés pour préserver leur anonymat.

temoignagesrue89@gmail.com

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