Un moment éphémère mais historique. Suite à la mutinerie d'Evgueni Prigojine en Russie et sa « marche sur Moscou », de nombreux commentateurs ont tenté de comprendre cet épisode insolite et son étrange dénouement. Certains ont affirmé que le pouvoir de Vladimir Poutine ait été renforcé par l'échec du patron du groupe Wagner, désormais exilé en Biélorussie. Pour d’autres, les événements du samedi 24 juin ont démontré un vide au cœur de l’état russe qui fait planer le spectre d'un possible effondrement du pays dans un avenir proche.
Il apparaît aujourd'hui que l’aventure du Prigojine était vouée à l’échec à cause de l’absence du soutien escompté à l’intérieur de l'armée russe. Notamment de son ancien allié, le général Surovikine, qui a pourtant été l'un des premiers chefs militaires à condamner la mutinerie. Selon le Wall Street Journal, le plan initial de Prigojine consistait à capturer ses principaux ennemis, le général Valeri Guerassimov et le ministre de la défense Sergueï Choïgou, lors d'une visite programmée au sud du pays. Les services de renseignement occidentaux ont estimé que ce projet avait de fortes chances de succès, mais les services de sécurité russes ont appris l’existence du complot 48 heures à l’avance. Suite à cette fuite, Prigojine a été contraint d'improviser et de se lancer dans une opération qui ne pourrait pas réussir.
Malgré sa surprenante prise des villes de Rostov et de Voronezh, il est vite devenu clair pour Prigojine en route pour Moscou que ses troupes risquaient d’être massacrées par les forces du gouvernement. L’ouverture inattendue d’une porte de sortie devant Prigojine à ce moment-là – quelques heures à peine après un discours de Poutine appelant à le punir sévèrement – reste difficile à expliquer. Selon l’accord accepté par Prigojine, les charges contre lui ont étonnamment été abandonnées (malgré la mort de plusieurs pilotes russes, tués par les soldats de Wagner). Il convient ici d'examiner l'intervention du président de la Biélorussie, Alexandre Loukachenko, auteur de cette initiative. Ses véritables motivations restent inconnues, mais selon sa propre version des faits, Poutine l'a appelé à 10h10 le 24 juin ; apprenant que son plan était de tuer Prigojine, Loukachenko l’aurait appelé à 11 heures, lui disant que ses demandes de renvoi de Choïgou et Guerassimov étaient irréalistes. Lorsque Prigojine, excédé, a annoncé son intention de marcher sur Moscou, il a répondu : « ils t'écraseront comme un insecte à mi-chemin ». À 16 heures, dos au mur, Prigojine a demandé à Loukachenko : « Que dois-je faire ? Si nous nous arrêtons, ils commenceront à nous tuer tous ». Il lui a alors proposé de l’héberger avec ses mercenaires en Biélorussie, avec des garanties de sécurité données par Moscou malgré quelques grincements de dents.
Quel sera le sort du groupe Wagner ? La volonté du Kremlin de le récupérer en l’ « officialisant » paraît évidente ; après des années de déni, Poutine a fini par admettre que cette milice supposément privée était financée entièrement par l'État. Sergueï Lavrov a immédiatement fait savoir que les activités de Wagner en Afrique restent importantes et se poursuivront. D'autre part, Moscou tente de neutraliser le potentiel séditieux de la milice en acquérant ses armes lourdes et en proposant à ses combattants de rejoindre l'armée russe officielle ou de suivre leur leader en Biélorussie.
Si le Kremlin semble vouloir minimiser l’importance de la mutinerie, d’autres pensent que les actions de Prigojine, même bâclées, ont exposé les faiblesses structurelles de l’État russe. L’opposant en exil Mikhaïl Khodorkovsky a par exemple considéré l’apparente dépendance de Poutine envers Loukachenko, ainsi que sa décision de libérer Prigojine, comme des signes de fragilité : « Le pays et le monde savent désormais qu'il est possible de se rebeller contre Poutine sans être abattu, parce que Poutine est faible. Cela signifie que le changement de régime se rapproche. » Tout en qualifiant Prigojine de criminel de guerre, Khodorkovsky a choqué certains en soutenant qu’une opposition russe mieux organisée aurait pu profiter de la mutinerie pour mettre fin au régime de Poutine par un soulèvement armé au même moment. Cet apparent plaidoyer en faveur d’une collaboration tactique avec le groupe Wagner a été critiqué comme contredisant ses propres principes démocratiques, mais Khodorkovsky a défendu sa position en disant que Poutine ne peut être stoppé à l’heure actuelle que par la violence ou la menace de violence. L’Occident aurait certes intérêt à soutenir l’opposition démocratique « à moins qu’il ne veuille un nouveau bandit à la tête de la Russie nucléaire », mais Khodorkovsky estime que cette même opposition « doit prendre les armes en main. Elle ne doit pas nécessairement les utiliser, comme l'a montré la mutinerie, mais elle doit les prendre en main. » Affaire à suivre.
Peter Bannister
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire