28.juillet.2018
La partie de poker géopolitique : où est la porte de sortie ? Par Alastair Crooke
Source : Sic Semper Tyrannis, Alastair Crooke, 29-03-2018
29 mars 2018
Au cœur de la présidence de Trump se trouve la notion d’Art de la Négociation. On dit que Trump a peu de convictions, mais sa conception de la manière de négocier – avec un gros bâton, un effet de levier maximal et des « menaces » crédibles suscitant la peur – est au centre de toute sa présidence. Elle sous-tend son programme de droits de douane et de protection de l’emploi américain ; sa prodigalité fiscale qui doit continuer à donner une contrepartie fiscale aux programmes sociaux, en échange de l’escalade des dépenses de défense « big stick » [« gros bâton », renvoie à la politique étrangère menée par le président Theodore Roosevelt au début du XXe siècle et visant à faire assumer aux États-Unis une place de véritable police internationale, NdT] ; et – bien sûr – elle sous-tend toute son approche géopolitique, en particulier en ce qui concerne l’augmentation des enjeux avec la Chine, la Corée du Nord et l’Iran.
Cette notion sous-jacente de « négociation » est essentiellement transactionnelle, la meilleure pratique étant une opération en tête-à-tête, plutôt que dans un contexte multilatéral. Mais dans le domaine de la géopolitique, ce n’est pas si facile. Dans les prochains mois, mais culminant en mai (toutes choses étant égales par ailleurs), Trump mettra à l’épreuve sa théorie de la négociation dans un contexte très différent de celui de l’immobilier new-yorkais. Le sommet nord-coréen devrait avoir lieu à ce moment-là ; le verdict sur l’accord nucléaire avec l’Iran devrait être prononcé à ce moment-là ; la déclaration de détermination israélo-palestinienne des États-Unis est prévue pour mai ; le rôle des États sunnites dans l’endiguement de l’Iran doit être fixé ; et tous les droits de douanes punitifs contre la Chine seront décidés et promulgués. Bien que ces questions soient apparemment sans liens, leur regroupement en mai les reliera les unes aux autres : un succès ou un échec dans l’une d’entre elles s’infiltrera dans des domaines parallèles.
Et à l’arrière-plan, bien sûr, il y aura toujours la détermination de l’establishment du renseignement occidental d’abattre le président Poutine et la Russie (l’affaire Skripal de Salisbury) et, en donnant une raclée à Poutine, de blesser Trump aussi, bien entendu.
La Russie a déclaré qu’elle répondra de façon proportionnelle aux expulsions collectives de diplomates. De toute évidence, certains membres de la fraternité de l’État profond espèrent que la réaction de la Russie servira de prétexte à un nouveau cycle de dénonciations du président Poutine, avec la possibilité supplémentaire d’évincer la Russie du système mondial de transferts interbancaires SWIFT [Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, NdT]
Telle est donc la confluence des problèmes, mais que se passe-t-il si quelqu’un relève le bluff ? (Nous pouvons ignorer la Corée du Sud qui cède sur le commerce). Que se passe-t-il, plus important encore, si le bluff est montré pour ce qu’il est – un bluff, largement et publiquement ?
Que se passe-t-il si les Chinois, les Nord-Coréens, les Iraniens et les Russes saisissent les notions derrière l’Art de la Négociation, et de plus savent que les États-Unis ne sont pas vraiment en position de pouvoir mener à bien leur coup de bluff – en ce qui concerne les menaces retentissantes d’actions militaires et commerciales – au moins ? Trump peut être prêt à « tweeter » une démonstration de force comme dans le cas des 57 missiles Tomahawk lancés en Syrie. Mais les principaux acteurs mondiaux sont peu à même de trembler devant cela. Les temps changent. La puissance militaire américaine est désormais perçue aussi bien aux travers de ces capacités substantielles que de ses limites.
Trump n’est probablement pas le seul à savoir jouer aux poker autour de gros enjeux : on ne devient ni le chef incontesté de la Chine, ni celui de la Russie sans ne rien connaître ni aux enjeux de taille ni à la prise de risque.
Il y a également d’autres problèmes dans la stratégie de l’Art de la Négociation [Livre de Trump traduit en français sous le titre : Trump par Trump, NdT]. Le président Trump s’est constitué une équipe de bellicistes en terme de politique étrangère, et agressive en terme de commerce. Elle a été qualifié par certains de « cabinet de guerre ». Il se peut qu’elle ait été en partie constituée pour revêtir le président d’un manteau de nationalisme américain musclé alors que ce dernier se prépare contre Robert Mueller et les allégations à son encontre de déloyauté envers les intérêts américains. Mais elle est également clairement destinée à donner du poids à l’image de l’Amérique « portant un gros bâton ».
En tant que belliciste, John Bolton est certainement convainquant, cependant, il est possible que cette même attitude belliqueuse puisse saper les convictions des autres parties que l’Amérique est sincère quand elle mène des négociations, mais au contraire, promouvoir l’idée selon laquelle l’Amérique ne passe par des propositions de négociations que principalement pour faire en sorte qu’une attaque préventive subséquente apparaisse en quelque sorte plus « légitime ».
Botlon est un choix qui – de manière correcte ou incorrecte – parle de « changement de régime » sous un éclairage favorable (Bolton les souhaite pour la Corée du Nord, l’Iran et la Russie). Il se peut qu’on n’en parle pas pour la Chine, mais cette dernière comprend tout à fait qu’elle est en haut de la « liste des pays à frapper » du trio Bolton-Pompeo-Trump, et que son statut de « principale menace remettant en cause le statu-quo » jouit d’un soutien bipartite aux États-Unis.
Le renforcement des « faucons » de l’autre parti, voilà le réel danger de ce type de tactique « du gros bâton ». En effet, il n’est pas aisé d’imaginer les conseils que M. Bolton peut donner au président pour son sommet avec le chef de la Corée du Nord (en supposant qu’une telle réunion ait lieu). Bolton a dit à maintes reprises qu’il ne croyait pas que la Corée du Nord abandonnerait volontairement ses armes nucléaires (et il se peut qu’il ait raison là-dessus), et comme réponse à la question de savoir quelles « carottes » les États-Unis pourraient offrir, Bolton a déclaré certainement pas de traité de paix, ni de réductions des pressions économiques.
Ce qui nous amène à la question de la « porte de sortie ». Après l’avoir menacé d’action militaire et d’avoir fait percer le plafond aux enjeux, que se passerait-il si Kim Jong Un répondait simplement « non ». Ou, plutôt, « oui », mais seulement si les américains se dénucléarisent aussi : c’est-à-dire retirent leur bouclier nucléaire de la péninsule coréenne, et s’il insiste pour que les forces américaines se retirent complètement du nord-est asiatique ? Que ferait alors le président Trump ? Partirait-il en guerre, tuant ainsi des centaines de milliers voire des millions de personnes ?
Il est possible que Trump bluffe, mais cela s’avérera être in pari très risqué si Trump, poussé par Bolton, s’ôte toute échappatoire. Quelle sera alors « la porte de sortie » – à part une démonstration de force, infligée militairement à Kim Jong Un ? La Chine la Russie, l’Iran et l’ensemble du Moyen-Orient ne vont-ils pas regarder cela attentivement, afin de déterminer si M. Trump bluffe, ou s’il est sérieux ? Si l’Amérique est forcée à reculer, le monde en tirera ses propre conclusions.
Voilà le risque du « poker » géopolitique : ce dernier concerne tout autant – si ce n’est plus – celui qui bluffe que celui qui en est la cible (car les enjeux ici ne sont pas la faillite, comme dans les expériences professionnelles antérieures de Trump, mais le conflit nucléaire) : c’est-à-dire qu’en fin de compte, c’est le monde entier qui se retrouve dans la balance.
L’éditorial d’hier (27 mars 2018) du Global Times of China, un organe qui reflète fidèlement la pensée officielle chinoise, témoigne de l’indignation que cette approche de la “main de fer” a déjà suscitée :
« Les expulsions de diplomates [à la suite de l’affaire Skripal] signalent les intentions brutales de l’Occident… le fait que les grandes puissances occidentales peuvent se regrouper et “condamner” un pays étranger [la Russie] sans suivre les mêmes procédures que les autres pays respectent, selon les principes fondamentaux du droit international, cela fait froid dans le dos… Ces actions ne sont rien d’autre qu’une forme d’intimidation des occidentaux qui menace la paix et la justice mondiale… La manière dont l’Europe et les États-Unis ont traité la Russie est bien plus que scandaleuse. Leurs actions sont à l’image de la frivolité et de la témérité qui ont crû au point de caractériser l’hégémonie occidentale, cette dernière ne pouvant que contaminer les relations internationales. »
Alors que certaines élites européennes se félicitent de l’expulsion coordonnée de diplomates russes, l’éditorialiste du Global Times, parlant au nom des dirigeants, déclare que cet acte n’a pas assoupli la Chine, mais au contraire, a renforcé sa détermination à résister aux menaces et à l’intimidation occidentales. Cela a permis à la Russie et à la Chine de renforcer leur détermination à travailler en étroite collaboration – et « hors de portée de l’influence occidentale ». Cet éditorial particulièrement dur impliquerait que le « bâton » des expulsions – soutenu seulement par un peu plus de la moitié des pays de l’UE – a, de manière paradoxale, rendu les deux États moins réceptifs à l’influence occidentale. (Il a d’ailleurs également creusé les divisions en Europe, puisque une minorité conséquente soutient une politique de détente avec la Russie).
Dans leur empressement à démontrer leur #Résistance à Trump (et viser son soi-disant « point faible » concernant Poutine), les professionnels des agences de sécurité aux États-Unis et en Grande-Bretagne ont travaillé ensemble pour sortir de leur chapeau cette expulsion concertée, en forme de punition pour le président Poutine. L’ancien porte-parole du Pentagone (dans l’administration Obama), l’amiral John Kirby explique que les expulsions sont :
« … accueillie à bras ouvert par nos alliés européens, car, du fait de ce qu’ils ont ou non entendu venant de ce président [c’est-à-dire le président Trump] au sujet du président russe Vladimir Poutine, ils s’inquiétaient que cela signifie que Trump puisse être tendre avec Moscou. Mais ceci leur montre que les professionnels de la sécurité nationale avec qui ils parlent à huit-clos ont tenu bon et que la politique américaine se poursuit selon les promesses faites, à savoir le durcissement. »
C’était, comme l’a dit un diplomate occidental à Robin Wright, « un message musclé de l’occident à Vladimir Poutine disant qu’il ne peut pas attaquer un pays occidental sans créer une vaste réaction de l’ensemble d’entre eux ». Indépendamment, un autre diplomate américain (et ancien ambassadeur en Russie) William Burns, décrit le message comme étant :
« … à bien des égards, la fin d’une illusion, – l’illusion [de Trump] d’une sorte de grand marchandage avec Poutine, en vertu de laquelle Trump semble avoir fonctionné depuis bien longtemps. Aujourd’hui, c’était un ensemble de mesures assez complet. Nous verrons ce que la Russie fera en réponse », a-t-il dit. « Nous et nos alliés discutons constamment de la façon dont nous faisons face à cette menace stratégique. Le casier n’est pas vide. »
La fraternité anglo-saxonne des « professionnels » de la sécurité nationale qui parlent « à huis clos » ont tiré parti – en vertu d’un lobbying intensif de l’UE, plutôt que de la qualité des preuves – de l’empoisonnement d’un ancien transfuge du renseignement russe en un « récit » de l’Union Européenne qui doit maintenant être maintenu, indépendamment de toute enquête ou preuve ultérieure. La preuve est à côté de la question : c’était là l’occasion de clore « l’illusion » de Trump d’une possible détente avec la Russie. Le récit est tout ce qui importe. Nous ne connaîtrons probablement jamais toute l’histoire.
Et le gouvernement britannique a porté le « récit » au-delà de la simple attribution de l’empoisonnement apparent de ce transfuge à la Russie (et au président Poutine personnellement), mais l’a formulé en termes apocalyptiques d’une attaque à l’arme chimique dans et sur l’Europe. La Grande-Bretagne a délibérément cherché à suggérer en outre une parité avec les attaques présumées d’armes chimiques contre des civils en Syrie. En bref, Mme May, dans une tentative de réaliser l’unité nationale du Royaume-Uni – face à la polarisation et à la fragmentation de la politique intérieure du Brexit – risque de rompre l’ensemble des relations de l’Occident avec la Russie. L’utilisation d’une arme chimique, un acte de guerre, en Europe, ne permet pas de réparer les relations par la médiation. Il est et est censé être irrémédiable.
Il y a un air de désespoir – à la fois britannique et de l’élite mondiale – dans cette saga. La Russie ne peut pas être traitée de cette manière, comme s’il s’agissait d’une simple « puissance régionale » mineure avec « un PIB inférieur à celui de la région métropolitaine de New York », qu’on peut repousser, repousser, repousser et repousser encore et encore, jusqu’à ce qu’elle s’effondre ou qu’elle recule. William Taylor, ancien ambassadeur des États-Unis en Ukraine, en donne un exemple en disant que l’Occident peut en quelque sorte « forcer la Russie à repenser sa stratégie. Elle [la Russie], fait face à un marasme économique croissant, à des tendances démographiques préoccupantes, au coût des interventions militaires étrangères en Crimée et à une position internationale diminuée. Poutine ne peut littéralement pas se permettre une autre guerre froide ».
Avec un langage exacerbé par le mépris, et une #Resistance viscérale à Trump (plus encore qu’envers Poutine), la relation avec la Russie va empirer, et peut échapper à tout contrôle – surtout quand ces efforts contre la Russie (ainsi que contre la Chine, l’Iran et la Corée du Nord) invitent pratiquement (comme l’illustre si bien le Global Times), un rival américain à considérer l’Art de la Négociation comme rien d’autre qu’un bluff élaboré.
« Pour l’instant, c’est une tactique d’intimidation sans porte de sortie », a déclaré Tom Pickering, un autre ancien ambassadeur des États-Unis en Russie. « Et nous devons rechercher la sortie ».
Source : Sic Semper Tyrannis, Alastair Crooke, 29-03-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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Fritz // 28.07.2018 à 06h13
Bon, cet article date un peu, comme celui de Gilbert Doctorow (22 et 29 mars dernier). Mais il le tempère. La classe dirigeante occidentale, anglo-américaine en particulier, n’acceptera jamais une “porte de sortie”, elle qui organise depuis la crise ukrainienne (2013-2014) une confrontation totalement artificielle avec la Russie.
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