C'est la destination préférée des politiques. La Seine-Saint-Denis bat tous les records de fréquentation : pas moins de 2 700 visites officielles en un peu plus d'une décennie, dont celle d'Emmanuel Macron, qui avait choisi d'annoncer sa candidature à l'élection présidentielle à Bobigny, en novembre 2016. C'est ici, dans ce département situé aux portes de Paris, qu'élus, législateurs, hauts fonctionnaires et ministres se bousculent pour lancer petits et grands dispositifs destinés à " réduire les fractures " et dire à la nation toute l'attention qu'ils portent aux " territoires urbains fragiles ". Une surenchère d'annonces qui entretient le fantasme d'un déploiement constant de moyens exorbitants, le tout sans résultats.
Ce sont ces idées reçues que dénoncent et déconstruisent les députés François Cornut-Gentille (Les Républicains, Haute-Marne) et Rodrigue Kokouendo (La République en marche, Seine-et-Marne). Alors que le chef de l'Etat doit s'exprimer sur la banlieue mardi 22 mai, un rapport d'évaluation de l'action de la puissance publique dans le département, qui sera présenté à l'Assemblée le 31 mai, dresse le portrait de
" la République en échec " (c'est le titre) et pointent du doigt les failles de l'Etat, à la fois
" inégalitaire et inadapté " (c'est leur sous-titre) tout en soulignant le " paradoxe " du 9-3. Si le département attire de nombreux sièges d'entreprises, figure à la troisième place des plus gros contributeurs nationaux à la TVA et jouit d'une situation géographique que beaucoup lui envient, il concentre aussi toutes les difficultés : ses habitants sont les plus pauvres de la France métropolitaine, son taux de chômage est le plus important de l'Ile-de-France et sa criminalité la plus élevée de l'Hexagone.
En Seine-Saint-Denis, il y a moins de tout. Moins de policiers, moins d'enseignants, de greffiers, de magistrats, de médecins scolaires…
" Des sous-effectifs injustifiables à mission égale ", écrivent les rapporteurs. La direction territoriale de la sécurité publique, par exemple, enregistre une insuffisance chronique d'enquêteurs : les officiers de police judiciaire (OPJ) représentent 9,4 % des effectifs, contre 16,9 % à Paris, 12,4 % dans les Hauts-de-Seine et 15,2 % dans le Val-de-Marne.
Par ailleurs, qu'il s'agisse des enseignants, des magistrats ou des policiers,
" l'absence de véritable stratégie des ressources humaines (…)
a fait de la Seine-Saint-Denis une école de formation bis pour les fonctionnaires stagiaires ou débutants ", souligne le rapport. Les plus inexpérimentés – les
" sortis d'école "– sont envoyés faire leurs classes dans les territoires les plus difficiles, en somme. Et les montants des primes spécifiques proposées sont trop dérisoires pour avoir un réel impact sur l'attractivité des postes à pourvoir auprès des plus anciens.
Une situation d'autant plus pénalisante (et moins coûteuse) que les taux de turnover sont particulièrement élevés, tout comme ceux relatifs à l'absentéisme. En effet, la difficulté des missions se traduit par des absences répétées – notamment par des arrêts maladie – souvent non remplacées. Le temps scolaire s'en trouve durement touché tout comme le
" temps très long de la justice ", selon l'expression d'Olivier Klein, maire (Parti socialiste) de Clichy-sous-Bois et président de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine, auditionné par les rapporteurs.
Rupture d'égalité républicaineAinsi, au pire de la pénurie de personnel au tribunal d'instance d'Aubervilliers, le délai d'audiencement était porté à douze mois, contre deux mois à Paris. Autre exemple, illustré notamment par les recherches du sociologue Benjamin Moignard : cité dans l'étude, il indique que
" le moins bien doté des établissements scolaires parisiens reste mieux doté que le plus doté des établissements de la Seine-Saint-Denis ". Ce rapport révèle une rupture d'égalité républicaine et décrit une mécanique dans laquelle les politiques spécifiques aux quartiers prioritaires sont mises en avant… alors même que les politiques de droit commun ne sont pas respectées et sont bien en deçà de celles mises en place dans le reste du pays.
" Nous sommes tous d'accord sur le constat, quelles que soient nos étiquettes politiques ", commente Stéphane Peu, député (Parti communiste) du département, qui a fait partie du groupe de travail de la mission d'évaluation et salue la
" convergence du discours " des participants.
Pour autant, souligne le rapport, l'ajustement des effectifs et des moyens ne suffirait pas à venir à bout des difficultés. Encore faudrait-il que l'Etat ait une connaissance fine du territoire et de ses habitants, ce qui n'est pas le cas, selon les rapporteurs. Ils estiment que l'éducation nationale ignore tout du niveau réel des élèves de Seine-Saint-Denis ou encore qu'il est impossible de connaître le nombre d'étrangers en situation irrégulière présents dans le département – entre 150 000 et 400 000.
" Sans informations précises, comment la réponse pourrait-elle être adaptée ? ", s'interroge François Cornut-Gentille. Les députés proposent également de repenser les outils d'action et de donner au Parlement un rôle de contrôle et -d'évaluation des politiques publiques.
" On est confronté à des phénomènes nouveaux que l'on -regarde avec les lunettes de nos grands-mères ",conclut le député de la Haute-Marne.
Louise Couvelaire
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