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dimanche 20 mai 2018

Reconnaissons aux zadistes un droit à l'expérimentation

19 mai 2018

Reconnaissons aux zadistes un droit à l'expérimentation

L'économiste Bernard Paranque voit dans les modes d'organisation sociale proposés à Notre-Dame-des-Landes une transformation qui dépasse les canons de l'économie classique

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Les affrontements sur le site de Notre-Dame-des-Landes ont occulté un débat important, car si on peut dénoncer ces violences, il n'en reste pas moins que rien n'est dit, ou presque, sur le projet social tenté par les zadistes.
Certes, on peut s'interroger sur leur modèle économique et sur sa cohérence, mais il est plus étrange de ne poser ces interrogations que dans le cadre du marché et de la propriété privée, comme si l'un et l'autre étaient l'alpha et l'oméga de toute circulation économique. On peut à l'inverse partir de leur projet social, dans lequel l'économique n'est qu'une composante soumise à d'autres principes d'action et de coordination que le seul marché et la seule propriété privée.
Contrairement aux apparences, ces deux concepts ne sont ni simples ni des réalités évidentes dans leurs contenus. Le marché capitaliste n'est qu'une forme de circulation des biens et services parmi d'autres, mais qui fonctionne de manière spécifique avec une double inégalité, dans le contrôle des moyens de production et dans le processus de décisions qui régit la répartition des -richesses. Ces deux points sont une -sérieuse limite à la liberté individuelle au vu des inégalités sociales qu'ils -engendrent.
Comme l'a montré l'anthropologue Alain Testart, cet échange marchand -capitaliste n'est qu'un cas particulier, bien qu'il soit dominant, parmi d'autres formes de circulation, dont le don, la réciprocité et l'échange non marchand, qui fonctionnent selon d'autres principes. Ainsi, quand on parle de marché comme une évidence, encore faut-il rappeler que dans les faits, il s'agit déjà d'un choix qui ne vise qu'à justifier un certain ordre social, ce qui est la définition d'un discours idéologique si l'on suit Ricœur, en proposant une certaine forme de circulation fondée sur -la -propriété privée des moyens de production.
mouvement spatial et temporelMais là encore, il n'y a pas une propriété mais des propriétés et des pratiques diverses, permettant y compris d'allier propriété privée au sens que nous lui donnons et droit d'usage sur cette propriété. Ainsi, il est erroné, une nouvelle fois, de laisser croire que la seule propriété privée est celle du capitalisme, en niant la diversité existante. Entre celui qui n'a aucune maîtrise de et sur les moyens de production et celui qui les contrôle, il y a un monde, celui de l'exploitation.
Pourquoi alors ne pas reconnaître aux zadistes un droit à l'expérimentation ? Ils pourraient d'ailleurs ainsi promouvoir une autre approche de la propriété qui est celle des " commons ", c'est-à-dire un dispositif fondé sur un collectif identifié et porteur d'un territoire, ayant un ou des projets mobilisant un système de droits de propriété spécifiques allant du droit d'accès au droit d'aliénation en passant par le droit d'intervenir sur la ressource, et organisé selon des principes de gouvernance partagés. Tout ceci a été étudié et présenté par l'économiste américaine Elinor -Ostrom, Prix de la Banque de Suède en mémoire d'Alfred Nobel (dit prix Nobel d'économie) en  2009 ; ce n'est donc pas une approche marginale.
Cette conception de la propriété est fondée sur la maîtrise par les producteurs des moyens de production et des combinaisons de propriétés privées individuelle et collective, c'est-à-dire de " propriété véritablement humaine et sociale ". Les exemples à travers le monde ne manquent pas, pour peu qu'on les cherche.
Ce droit à l'expérimentation est crucial. En effet, il ne s'agit pas de mettre en place un modèle existant ou supposé préexister et qu'il ne faudrait qu'accoucher. Plus fondamentalement, le capitalisme ne fonctionne qu'en se transformant. Les tensions qui le caractérisent ne se résolvent (temporairement) que par le mouvement spatial et temporel. Il ne s'agit pas de contraintes " extérieures ", mais bien d'une pression et d'une exigence interne, liées à ses propres déterminations. Et, paradoxalement, c'est de là que peuvent naître d'autres principes de coordination, d'action, de rapports sociaux de production et de consommation.
de nouvelles basesAinsi c'est parce que le capitalisme est en mouvement qu'il crée les conditions tout à la fois d'un effondrement (comme aujourd'hui les enjeux de la transition énergétique) et de l'émergence d'autres principes de fonctionnement. Cela peut paraître contradictoire, mais c'est aussi ce qui aurait caractérisé son apparition en Angleterre entre le XVIIe et le XIXe  siècle quand les propriétaires terriens, les Lords, ont voulu affirmer leur autonomie à l'égard de la monarchie en cherchant à renforcer et développer leur pouvoir économique, comme l'ont montré les travaux de l'historienne américaine Ellen Meiksins Wood (1942- 2016). C'est en voulant maintenir un certain système social que les propriétaires terriens ont produit les conditions du développement de la propriété privée et du marché capitaliste, et donc… la fin de leur domination politique. La lutte politique et économique fut donc gagnée par ceux qui imposèrent une conception de la propriété établie sur le primat de la valeur économique sur les droits communs et coutumiers.
Loin de l'incantation au marché et à la propriété privée du capitalisme, notre défi est de reconnaître la pluralité des principes de coordination de l'action collective et d'accepter des modèles qui ne soient pas économiques, même si des modalités de fonctionnement économique sont en œuvre. En réalité, notre difficulté à saisir cet au-delà résulte du néolibéralisme lui-même dans lequel on nous immerge quotidiennement, qui est incapable de penser la (les) rupture(s), de penser l'autre, la différence. Ce qui est peut-être en action à Notre-Dame-des-Landes est une transformation qui, engendrant des formes sociales nouvelles, crée de nouvelles bases, non pas ex nihilo, mais parce qu'elles trouvent à leur disposition des tensions dont la résolution est le creuset possible de nouvelles relations humaines.
Bernard Paranque
© Le Monde

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