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lundi 14 mai 2018

Au Burkina, les exactions des forces antiterroristes


13 mai 2018

Au Burkina, les exactions des forces antiterroristes

Plus de 24 500 Burkinabés ont fui leur village dans le nord, terrifiés par les djihadistes et les forces de sécurité

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LES DATES
2018
2 mars Les dernières attaques terroristes d'envergure se sont déroulées dans le centre de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, pays comptant 19 millions d'habitants. Elles ont visé -l'ambassade de France et l'état-major des armées burkinabées, tuant huit soldats.
Ce double attentat a été revendiqué par le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM). La nouvelle coalition d'Al-Qaïda pour le Sahel a dit avoir agi en réponse à la lutte orchestrée contre elle par la France.
2017
13 août Une autre attaque, cette fois-ci non revendiquée, a ciblé Ouagadougou, faisant dix-neuf morts et vingt et un blessés. Deux assaillants ont ouvert
le feu sur l'Aziz Istanbul, un café-restaurant hallal situé sur la -principale avenue de la capitale.
2016
15 janvier Trente personnes, dont six Canadiens et cinq -Européens, ont été tuées lors d'un raid djihadiste perpétré -contre le café-restaurant Le Cappuccino et l'hôtel -Splendid, dans le centre la de la capitale. L'assaut, mené par les forces burkinabées soutenues par des militaires français, a duré une douzaine d'heures. L'attaque a été revendiquée par Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), qui l'a attribuée au groupe -djihadiste Al-Mourabitoune.
Il y a un mélange de tristesse, de méfiance, de peur et d'incompréhension dans son regard. Ses mains tremblent et se tordent quand il raconte son histoire, " pour que tout ça s'arrête ". Makido Lawol (le nom a été modifié) a fui son village, situé aux alentours de Damba, dans la province du Soum, au nord-ouest du Burkina Faso, depuis quatre mois.
Comme ce grand homme peul au visage émacié, ils sont, selon OCHA, l'Agence de coordination des affaires humanitaires des -Nations unies, près de 25 000 Burkinabés à avoir fui leur localité, dans le nord du pays. Pas seulement pour échapper aux djihadistes qui ne cessent de terroriser la région depuis plus de deux ans, mais aussi, selon le propos de ces déplacés, pour se protéger de leurs propres forces de sécurité, militaires, policiers ou gendarmes.
Une allégation confirmée par un Rapport de mission de suivi des déplacements des populations du Burkina Faso vers le Mali que Le Monde s'est procuré. Dans ce document, daté de janvier  2018, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) indique qu'entre 2 000  et 3 000 ressortissants burkinabés ont fui chez leurs voisins maliens pour " venir chercher la paix " dans un pays pourtant encore plus en guerre que le leur, " par crainte des persécutions menées par l'armée burkinabée et d'autres groupes armés "" Certaines personnes rencontrées ont fait cas d'arrestations, de menaces et d'autres exactions ayant entraîné la mort de membres de leurs communautés ", précise le rapport.
Huit cadavresLe récit glaçant de Makido Lawol le confirme. " Les hommes de tenue (forces de sécurité) n'épargnent plus les innocents, tout le monde le sait, mais personne ne dit rien, par peur ", raconte-t-il, excédé. Le quadragénaire estime qu'il a de la chance d'être encore en vie. Fin décembre, les attaques terroristes se multipliaient dans le Nord. Makido Lawol et d'autres villageois ont alors fui leur village. Aux alentours du 27  décembre, sur la route entre Damba et Bourro, un des groupes, composé des villageois originaires de Damba, aurait, selon plusieurs sources, croisé un convoi du Groupement des forces antiterroristes (GFAT). " Ils les ont arrêtés. Puis, sur la route, ils ont exécuté huit personnes ", assure Makido Lawol. Inquiet de ne pas retrouver son fils, il part à sa recherche. " C'est là que je suis tombé sur les huit cadavres. J'ai alors reconnu le corps de mon fils ", balbutie-t-il.
Pourquoi de telles exactions sur des populations que les forces de sécurité sont censées protéger ? Pour les hommes envoyés dans le Nord, en particulier ceux du GFAT, les attaques à répétition – 80 attentats ayant entraîné la mort de 133 personnes, de 2015 à octobre  2017 – sont extrêmement complexes à gérer. Dans le Soum, la population n'a jamais collaboré autant que l'auraient voulu les militaires. Sous-équipés et peu, voire pas formés, les hommes du GFAT ont payé un lourd tribut lors de ces attaques.
L'un des membres des forces antiterroristes a accepté de parler au Monde, sous le couvert de l'anonymat : " Pourquoi peine-t-on à collecter des renseignements, alors que les terroristes les obtiennent facilement ? Parce que les renseignements viennent des populations locales. Au nord, les gens sont complices. Quand on vient nous dire que, si nous sommes attaqués, ce n'est pas la peine d'attendre un appui aérien ni d'espérer un renfort avant quatre heures, il faut prendre le problème à bras-le-corps pour ne pas être attaqué ", explique-t-il, visiblement à bout de force. " Une fois au nord, c'est du non-stop, poursuit-il. Alors on commet des erreurs, c'est sûr. Il y a eu des bavures. Des gens ont été abattus, et on s'est rendu compte après coup qu'ils n'avaient rien à voir avec les terroristes. " Il finit par craquer : " Nous sommes des bourreaux. On ne peut pas être à l'aise avec cette situation. Le seul réconfort qu'on puisse trouver, c'est de se dire que, si on ne l'avait pas fait, si on ne les avait pas tués, eux, ils l'auraient fait. "
" Une alerte sans équivoque "Selon notre source du GFAT, la hiérarchie militaire a demandé aux troupes opérant dans le nord du pays de tenir leur langue. " Le message disait clairement que des enquêteurs cherchaient à en savoir plus sur les modes d'action du GFAT et que, secret professionnel oblige, tout militaire qui ne le respecterait pas encourrait les sanctions qui s'imposent ", assure-t-il.
Dans un mail interne daté du 5  janvier 2018 que Le Monde s'est procuré, un employé des Nations unies a lancé à ses collègues " une alerte sans équivoque " sur les " exactions multiples commises dans le nord du Burkina depuis au moins une semaine, par les forces de sécurité burkinabées ". " Le bilan provisoire estimé dont nous disposons à ce jour fait état de 70  morts au minimum ", écrit-il. Un chiffre impossible à vérifier.
Abdulrhamane Barry est un des rares militants de la société civile à oser encore voyager dans les contrées les plus reculées du nord du Burkina et à dénoncer publiquement ce qui s'y passe. A son retour d'une énième tournée dans le Soum, fin janvier, le coordonnateur des organisations de la société civile du Nord était très inquiet. Il dit être tombé sur des tombes, aux alentours de Djibo, présentées par les habitants comme étant celles de victimes des forces de sécurité. " L'armée ne peut pas prendre des gens, les torturer et les tuer. Ce n'est pas seulement une question de droits de l'homme !, clame-t-il. Les terroristes s'en servent. Maintenant, ils vont là où l'armée commet des bavures et disent aux villageois que leur lutte est la même que la leur, à savoir sauver les habitants face aux forces de sécurité. "
En octobre dernier, Abou Tall (le nom a été modifié), habitant dans les environs de Kéréboulé, dans le Soum, affirme avoir vu débarquer des terroristes sur le marché, convoquer les villageois et leur livrer un discours " rassurant ". " Ils nous ont dit qu'ils ne s'intéressaient pas aux civils, qu'on ne devait pas s'inquiéter, car ils s'intéressaient uniquement aux ennemis de la population, aux forces de sécurité ", affirme-t-il.
A sa droite, un jeune étudiant se prend la tête dans les mains. Il dit avoir perdu plusieurs membres de sa famille à Damba, son premier frère à Bourro, " tué, lui aussi, par les forces de sécurité " et affirme que son deuxième frère est en prison. " Je suis traumatisé. Je n'arrive pas à travailler, à dormir, à rester seul. Je pense sans arrêt à mon frère tué. C'est en train de m'envahir ", chuchote-t-il, les yeux brillants. Alors, l'étudiant l'avoue, il a hésité : " Je me suis posé la question de rejoindre les terroristes. Les parents des victimes, les gens comme moi, traumatisés, sont tentés. Entre des terroristes qui n'attaquent pas les civils et des forces de défense avec lesquelles être neutre ne suffit plus pour rester en vie, que choisir, à votre avis ? "
Préoccupé par la situation, Human Rights Watch (HRW) a lancé une enquête pour en savoir plus sur " plusieurs allégations crédibles d'abus, y compris de meurtres, commis par les forces de sécurité burkinabées au cours d'opérations antiterroristes ". " Ces abus ne sont pas seulement une violation du droit national et international,explique Corinne Dufka, directrice adjointe de HRW Afrique de l'Ouest. Ils encouragent aussi l'enrôlement dans les groupes islamistes armés, qui ont, eux aussi, commis de sérieuses exactions. "
Fin 2017, les Nations unies ont également lancé une enquête sur ces présumées violations des droits de l'homme, à la demande du secrétariat général de l'ONU, à New York. Un premier rapport confidentiel lui a été transmis, tandis que l'enquête se poursuit. Selon nos informations, une équipe des droits de l'homme des Nations unies va être déployée au Burkina, pour " produire des rapports sur les manquements au respect des droits humains, prévenir et faire de la formation ".
Le ministère de la défense -affirme quant à lui ne pas avoir de preuves permettant de confirmer ces présumées exactions. " Il faut que les internationaux arrêtent de se lancer dans des conclusions hâtives. Nous n'avons aucun intérêt à couvrir et à laisser s'opérer ce genre de chose. Si une voix pouvait nous révéler qu'il y a bien eu des exactions, nous serions les premiers à prendre les mesures -judiciaires qui s'imposent ", a -assuré au Monde le colonel-major Moussa Diallo, conseiller technique du ministre de la défense, le 20  avril. Des huit corps retrouvés sans vie entre Damba et Bourro, fin décembre, le ministère a affirmé ne pas avoir eu -connaissance.
Ouverture d'enquêteAccusé pendant des mois par plusieurs observateurs de " minimiser " la situation, voire de " fermer les yeux pour ne pas démoraliser les troupes ", le ministère de la défense assure avoir réagi, fin avril. " Le ministre a demandé au procureur militaire d'ouvrir une enquête sur le cas de Damba. Il a aussi demandé à la justice militaire de tout faire pour qu'il y ait, à l'avenir, des prévôtés, c'est-à-dire des gendarmes et des greffiers militaires, présents sur toutes les opérations du GFAT. Et ce dans le but de pouvoir ouvrir immédiatement des enquêtes sur toute allégation de violation des droits de l'homme ", annonce Moussa Diallo.
La pression mise par plusieurs organisations internationales a, selon nos sources, permis de faire baisser le nombre d'exactions depuis le début de l'année. " Ça s'est calmé, mais ça ne s'est pas arrêté pour autant. Ils vont essayer de masquer un peu tout ça pendant un temps ", estime un responsable humanitaire.
Morgane Le Cam
© Le Monde

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