A l'image, le corps sans vie d'une femme gît aux pieds d'hommes en armes qu'on devine goguenards. L'un des miliciens a filmé la scène avec son téléphone. Le cadavre désarticulé au visage blême, étendu sur la terre poudreuse, est celui d'une combattante kurde syrienne. Sous les ombres mouvantes de ceux qui se rassemblent alentour, ses vêtements arrachés, en lambeaux, révèlent un corps nu. Mutilé.
Les silhouettes se rapprochent. Elles appartiennent à des membres de groupes armés issus de la rébellion syrienne passés sous le commandement de l'armée turque, lancés par Ankara à l'assaut de l'enclave kurde syrienne d'Afrin. Ils se rassemblent autour de leur victime. Le ventre de la combattante n'est plus qu'une large plaie sombre. De sa poitrine arrachée ne subsiste qu'un amas de chairs éclatées que vient bientôt écraser, puis palper, la botte d'un soudard au visage invisible.
" Non, non, les gars… ", entend-on. Mais le geste sacrilège est sans retour.
Ces images, publiées samedi par l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), comptent parmi les dernières en date de l'opération " Rameau d'olivier " menée par la Turquie et ses supplétifs syriens. Largement diffusées, elles ont inscrit une nouvelle " martyre " dans la légende du mouvement kurde : Barin Kobane est le nom de guerre de la combattante abattue. Son corps supplicié a suscité l'indignation bien au-delà du cercle des partisans du PYD, le parti kurde syrien auquel elle appartenait.
Lancée le 20 janvier, l'offensive est entrée dans sa troisième semaine avec des airs de sale guerre
tandis que les lignes de front semblent s'enliser. Si les assaillants ont rogné l'enclave sur plusieurs axes, les miliciens syriens, estimés à plus de 10 000 hommes armés par Ankara, n'ont réalisé que des percées assez limitées sur un terrain vallonné où l'on se bat pour le contrôle de collines stratégiques.
Malgré les chiffres officiels d'Ankara, selon lesquels " Rameau d'olivier " aurait permis d'éliminer 957
" terroristes ", et les déclarations triomphales du président turc Recep Tayyip Erdogan, qui affirmait récemment que ses troupes étaient
" presque " arrivées dans la localité d'Afrin, la chute de la poche kurde est encore loin d'être acquise. Bien qu'ayant été soutenus par des blindés, des pièces d'artillerie et des frappes aériennes turques, les assaillants n'ont pas pénétré au-delà d'une dizaine de kilomètres.
Renforts militairesLes combattants kurdes qui défendent Afrin appartiennent aux Forces démocratiques syriennes (FDS), partenaires de la coalition internationale contre l'organisation Etat islamique (EI) emmenée par Washington. Les liens de leur encadrement avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre l'Etat turc depuis 1984, en font un ennemi aux yeux d'Ankara. Alors que la guerre contre l'EI touche à sa fin en Syrie, Ankara a ainsi ouvert à Afrin, en territoire syrien, un nouveau champ de bataille dans le conflit qui l'oppose depuis plus de trois décennies au mouvement national kurde né sur son propre sol.
Depuis le début de l'offensive, les FDS ont reconnu avoir perdu 120 combattants au cours des intenses affrontements avec les forces turques et leurs supplétifs qui se succèdent quotidiennement aux marges de l'enclave d'Afrin. Mais leur système de défense s'est étoffé grâce au déploiement de lance-missiles antichar de fabrication russe. A défaut de repousser leurs adversaires de manière décisive, les combattants kurdes ont remporté une victoire symbolique en détruisant un blindé turc de type Leopard, provoquant la mort d'au moins sept de ses occupants samedi, jour le plus meurtrier pour les forces turques depuis le déclenchement de l'opération.
Afrin est isolée et échappe à la protection de la coalition internationale. Il n'existe pas de continuité territoriale entre l'enclave kurde du nord-ouest syrien et les territoires tenus par les FDS sur la rive gauche de l'Euphrate, où les forces armées américaines mais également françaises et britanniques sont présentes. Pourtant, Afrin commence à recevoir des renforts militaires qui transitent par les zones tenues par le régime syrien, suggérant un feu vert au moins tacite de Damas ou des forces russes présentes dans la région. Paradoxalement, l'opération turque n'aurait pu être déclenchée sans l'assentiment de Moscou, puissance protectrice de Bachar Al-Assad et maîtresse de l'espace aérien dans cette partie de la Syrie.
Les Occidentaux paralysés
" Nous pouvons envisager que le gouvernement syrien reprenne le contrôle des régions frontalières de la Turquie pour mettre fin au conflit ", rappelle Badran Jiya Kurd, un cadre politique kurde éminent dépêché récemment à Afrin depuis le nord-est syrien.
" Mais aucun accord n'a été trouvé avec Damas à ce stade ", ajoute-t-il.
Malgré la possibilité d'une entente à terme, les FDS et le régime syrien demeurent dans un rapport de force tendu, en raison des liens entre les premiers et la coalition internationale.
C'est donc la capacité des forces kurdes à contenir les coups de boutoir d'Ankara qui pourra déterminer à terme les conditions plus ou moins favorables d'un éventuel accord avec Damas. Les FDS n'ont guère le choix. De fait, leurs alliés occidentaux cantonnent leur soutien aux territoires du nord-est et ils sont paralysés, dans le cas d'Afrin, par les pressions turques et la présence russe non loin.
Les velléités de la Turquie sur la ville de Manbij, prise par les FDS à l'EI à l'été 2016, sont en revanche plus problématiques du point de vue de la coalition internationale. Contrairement à Afrin, des forces américaines sont déployées dans cette ville en soutien des FDS, une réalité dont le chef d'Etat turc refuse toujours de tenir compte, quitte à agiter le spectre d'une confrontation. Alors que Washington a répété, mardi 6 février, son engagement à rester sur place, le président Erdogan a réitéré depuis Ankara sa volonté de chasser les FDS de la ville :
" Ils - les Etats-Unis -
nous disent : “Ne venez pas à Manbij.” Nous irons à Manbij pour rendre ces territoires à leurs propriétaires légitimes ", comprendre : les Arabes syriens.
Allan Kaval
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