Il y a des invitations qui ne se refusent pas. Surtout quand le bristol donne rendez-vous au 55 rue du Faubourg-Saint-Honoré, à Paris (8e). La nuit n'est pas encore tombée sur la cour de l'Elysée, ce mardi 30 janvier, que Philippe Martinez est l'un des premiers arrivés. Mains dans les poches, écharpe autour du cou, le -secrétaire général de la CGT grimpe les marches du perron sous les notes de la garde républicaine. Un exercice d'institutionna-lisation du syndicalisme qu'il déteste. Dans la salle des fêtes, Emmanuel Macron adresse ses vœux. Le patron de la CGT écoute sans broncher ce jeune président marteler sa volonté de poursuivre sur la lancée des ordonnances réformant le code du travail et réalisées sans embûches. Il se rêvait en opposant numéro un au gouvernement. Le voilà relégué au rang de spectateur.
En ce début 2018, la CGT n'a jamais tant ressemblé à une forteresse assiégée. Martinez, lui, ne lâche rien. Le pouvoir ?
" Je ne connais aucun gouvernement qui ne recule pas, ça dépend comment on pousse en face ", assure-t-il, mi-février.
Et le 22 mars, il espère bien que ça va " pousser " fort lors de la " manifestation nationale " qui regroupera les agents de la SNCF hostiles à la réforme de leur statut et les fonctionnaires mécontents. Des fédérations grognent dans les rangs de la CGT ?
" Ellesfont ce qu'elles veulent ", confie-t-il au
Monde, soucieux de défendre leur autonomie.
Dans la solitude de son vaste bureau du huitième étage du siège, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), l'homme aux bacchantes noires ne peut s'illusionner. Comment ne pas ressasser les défaites qui laissent son organi-sation affaiblie et isolée ? Pas plus qu'en 2016 face à la loi El Khomri, elle n'a réussi à contrer les ordonnances Macron. Martinez a même dû encaisser, en avril 2017, la perte de la place de première force syndicale du secteur privé, cédée à la CFDT. Sans compter une inquiétante baisse des effectifs. Lui-même en a fait état lors d'une réunion interne, fin 2017. Ce jour-là, il annonce que
" 42 000 adhérents ", sur les 676 000 revendiqués, sont en retard de cotisations pour l'année 2016. Mais il ne sonne pas le tocsin pour autant.
" Pour surmonter la crise, il faut déjà reconnaître qu'il y en a une, mais Martinez ne se pose pas la -question, déplore un ancien responsable de fédération.
S'interroger, c'est aussi se remettre en question soi-même. "
Martinez, un " canard sans tête "L'introspection n'est pas le fort de cet homme de 56 ans, surnommé dans ses rangs " Tapioca ", en référence au général sud-américain de Tintin. Avec lui, la " conf ", comme certains l'appellent encore, est dirigée d'une main de fer, le gant de velours en moins.
" Martinez ne supporte pas la contradiction, glisse un cadre.
Il conjugue la CGT à la -première personne. " Cette réputation lui colle à la peau depuis qu'il a pris, en 2008, la tête de la fédération de la métallurgie. Peu de militants pariaient alors sur son accession au sommet de la centrale. D'une certaine manière, celle-ci s'est faite par effraction, à la suite de crises à répétition : mise en minorité de Bernard Thibault sur la candidate, Nadine Prigent, qu'il voulait lui voir succéder ; démission forcée du nouveau secrétaire général Thierry Lepaon, deux ans plus tard…
Le 13 janvier 2015, Philippe Martinez finit par se présenter devant le Comité confédéral national (CCN), le " parlement " de la CGT, composé des 33 fédérations et des 96 unions départementales (UD). Pour être adoubé, il doit obtenir les deux tiers des suffrages. Même si la fédération de la santé et l'UD du Nord – mandatées à l'origine
par leurs -instances pour voter contre – lui apportent -finalement leurs voix, il ne recueille que 57,5 % des suffrages et devra attendre le 3 février pour être élu.
C'est du congrès de Marseille, en avril 2016, qu'il tire sa véritable légitimité. La mobili-sation contre la loi El Khomri l'a rendu -célèbre – à défaut d'être populaire – et lui vaut d'être reconduit à l'unanimité. Reprenant l'antienne d'une CGT
" de classe et de masse ", il en profite pour épingler le
" syndicalisme rassemblé ", cher à l'un de ses prédécesseurs, Louis Viannet (1992-1999), un concept qui marquait une rupture avec le temps où la CGT concevait l'unité comme un ali-gnement des autres syndicats derrière sa bannière.
Et il laisse son extrême gauche tirer à boulets rouges sur la CFDT.
L'ancien technicien de Renault à Billancourt (Hauts-de-Seine) conforte surtout sa position
en s'alliant avec les plus protesta-taires, au premier rang l'agroalimentaire et la chimie, qui se singularisent par leur appar-tenance à la Fédération syndicale mondiale (FSM). La centrale a quitté, en 1995, cette -internationale communiste
– décrite par l'un de ses opposants comme
" la fédération archéo-stalinienne du syndicalisme " – ; " l'agro ", elle, y est restée.
Depuis, la chimie y a adhéré et le commerce y songe. Autant de " fédés " qui applaudissent la
ligne radicale du numéro un.
" La CGT, c'est un sacré bordel, résume l'un de ses homologues syndicaux.
Martinez est un canard sans tête. "
Un dirigeant de fédération lui reconnaît deux atouts :
" Il est le premier secrétaire -général à ne plus être encarté au Parti com-muniste, même s'il en est proche, et il a su -résister à l'OPA de Mélenchon. "Le leader de La France insoumise (LFI) a longtemps bénéficié d'une aura indiscutée au sein de la CGT, avant de se brûler les ailes en tentant de voler la vedette aux syndicats sur les ordonnances, fin 2017.
" On est les cireurs de pompes de -personne ", réplique alors Philippe Martinez devant ses troupes.
Il n'empêche. Le chaudron politique bouillonne. Côté aile gauche, les trotskistes lambertistes marquent des points.
" Ils sontpeu nombreux, mais ils ont beaucoup d'influence, note un dirigeant de Force ouvrière (FO)
. On a lesmêmes à la maison. "Signe de cette montée en puissance de l'extrême gauche, la directrice de cabinet du " patron ", Elsa Conseil, vient du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Elle cristallise les critiques.
" C'est elle quidéfinit la ligne, peste un responsable,
au point de modifier parfois des décisions du bureau confédéral. " Résultat : le syndicat se recroqueville sur lui-même, avec la contestation pour seule ambition.
La CGT est comme en hibernation, elle ne joue plus la carte de la négociation. Son avis indiffère. La numéro deux, Catherine Perret, une enseignante, surveille tous les dossiers- clés, quand elle ne les pilote pas directement.
" Elle se comporte commeune maîtresse d'école ", disent ses détracteurs. Quelques voix louent pourtant la
" combativité ", même trop défensive, du " général " Mar-tinez. Baptiste Talbot, numéro un de la fédération des services publics, la première de la CGT, estime ainsi qu'il faut
" être davantage sur le projet, avec la nécessité de mettre en avant des propositions fortes - comme la semaine de 32 heures - ,
plutôt que sur la critique des mauvais coups ".
De la crise à la déprime, il n'y a qu'un pas, franchi à l'automne 2017. Le 13 novembre, le patio Georges-Séguy, au siège de Montreuil, est envahi par une foule de militants venus saluer la mémoire de Louis Viannet, l'artisan de la mutation de la CGT, décédé le 22 octobre. Martinez se livre alors à un exercice de -contorsionniste : honorer celui qui, aux antipodes de sa propre ligne,
" eut à cœur de -conduire une CGT ouverte ". Mais il en gomme tous les traits : la sortie de la FSM, le départ de la direction communiste, le " syndicalisme rassemblé ". Dans la foulée, il dévoile une -plaque rebaptisant l'espace du parlement -cégétiste " salle Louis-Viannet "…
" Chape de plomb "Dans ce lieu dépouillé, où les délégués des fédérations et unions départementales prennent place les 14 et 15 novembre, l'atmosphère est pesante. Le lendemain, la centrale a prévu une quatrième, et dernière, journée contre
" la loi travail XXL ", pour une fois avec FO. Seules treize fédérations cégétistes ont répondu à l'appel. L'heure n'est pas aux attaques ad hominem, mais certains relèvent les ratés des trois précédentes actions. Julien -Hézard (Meurthe-et-Moselle) s'alarme d'une
" fuite en avant ". Jean-Claude Zaparty (Pyrénées-Orientales) parle de
" démonstration de faiblesse ",et Alain Guilmain (Loir-et-Cher) de
" spirale de ladéfaite ".
Martinez entend ces reproches, mais fait la sourde oreille.
" Nous avons le droit de ne pas être d'accord avec la démarche et les orientations du congrès - de 2016 - ,
mais pour l'instant, ce sont celles qui font foi à la CGT. "A peine mentionne-t-il
" l'impression- d'être face à -
un rouleau compresseur ", comprendre celui du gouvernement.
" Nous sommes motivés, pour un certain nombre, en tout cas, à répondre à ces attaques, mais, au fil du temps, le “certain nombre” se réduit ", constate
-t-il.
Et de pointer les syndicats cégétistes qui ne se sont pas mobilisés –
" 30 % dans certains endroits, 50 % dans d'autres " :
" N'est-ce pas une priorité -d'aller les voir pour savoir ce qui se passe ? "
Alors, le métallo multiplie les déplacements.
" Il visite les syndicats en “guest star”, ironise une cégétiste.
Il est bien reçu, mais il y a une telle chape de plomb que personne n'ose le critiquer. "Rien n'est rendu public. La communication se résume à l'envoi de communiqués, sur fond de mise à distance des journalistes. Dans la maison CGT, les langues ne se délient qu'anonymement.
" Celui qui apparaît dans les médiasest mort ", note une cégétiste.
Le verrouillage est tel que la moindre fenêtre se referme sitôt ouverte. Ainsi, fin 2017, Muriel Pénicaud, ministre du travail, propose une mission sur la santé au travail à Jean-François Naton, le vice-président CGT du -Conseil économique, social et environnemental (CESE). Celui-ci obtient l'aval de Martinez, avant que ce dernier fasse marche arrière. Le poste revient finalement à la… CFDT. En décembre 2017, aux Galeries Lafayette, qui cèdent en franchise 22 magasins de province, le syndicat signe un accord de maintien de l'emploi pendant deux ans. La fédération du commerce " démandate " aussitôt la déléguée syndicale, Brigitte Giuga, et dénonce le texte.
Il arrive aussi que le " général " ferme les yeux sur certaines rébellions. Info'com-CGT, le syndicat des salariés de l'information et de la communication, est en dissidence. Avec quelques dizaines de syndicats CGT, il a rejoint le " Front social " qui a renvoyé dos à dos, lors de la présidentielle, l'
" ultralibéral "Emmanuel Macron et la
" xénophobe "Marine Le Pen. Même si Martinez a condamné ce
" ni-ni ", un dirigeant fédéral
déplore qu
'" Info'com secomporte en conf bis "." Il n'y a pas le feu au lac ", répond le secrétaire général. Quand on lui raconte que lors d'une manif à Valenciennes, on a entendu
" Macron, Martinez, même combat ", il botte en touche :
" Ils ont le droit de dire ce qu'ilsveulent. " Jusqu'où ?
Le 16 janvier, devant sa commission exécutive, il a lancé la préparation du 52e congrès confédéral, en mars 2019 à Dijon (Côte-d'Or).
" Nous refusons un syndicalisme uniquement idéologique et dogmatique, a-t-il assuré
. Car l'efficacité du syndicalisme ne se mesure pas à la teneur ou à la virulence des discours. "" Son seul objectif est de se faire réélire ", affirment ses opposants. La ligne va aussi dépendre du scrutin dans les fonctions publiques en -décembre. Si la CGT est détrônée par la CFDT, ce sera un énième séisme.
" Pour être reconduit, avertissent des responsables,
Philippe Martinez sera obligé de donner un nouveau coup de barre à gauche. " Au risque de se mettre définitivement hors jeu.
Raphaëlle Besse Desmoulières, et Michel Noblecourt
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