Il y a déjà plus d'un mois que l'armée turque, violant toutes les lois internationales, a envahi le nord de la Syrie pour attaquer les Kurdes de l'enclave d'Afrin et s'emparer de leur territoire. Afin de justifier son agression, le président turc Erdogan a prétendu que ces Kurdes menaçaient sa frontière sud et n'étaient que des terroristes parmi d'autres. Question propagande, Gœbbels n'aurait pas fait mieux pour nous pousser à abandonner nos meilleurs alliés dans la région et à jouer contre nos intérêts. Mais peut-on vraiment oublier que les Kurdes nous ont aidés à vaincre l'organisation Etat islamique – notre ennemi commun, responsable des attentats en France – et que nos soldats ont combattu à leurs côtés pendant trois ans ? Erdogan insinuerait-il que la France serait coupable de complicité avec des terroristes ?
Depuis un mois, la propagande d'Ankara se déchaîne pour salir et décrédibiliser les Kurdes, relayée jusque chez nous par des lobbys pro-Turcs d'une puissance insoupçonnée. C'est contre cette désinformation généralisée, cette maladie des " fake news ", que je veux m'élever. Cela fait cinq ans que j'accompagne les Kurdes dans leur combat et je sais très bien de quel côté se trouvent les terroristes et ce que représentait Afrin avant cette attaque : une région restée totalement à l'écart de la guerre. On ne peut pas me raconter d'histoire. Et si les Kurdes de Syrie sont des terroristes, alors, c'est à l'égal des résistants français que la Gestapo affublait du même vocable.
Tout ce que fait Erdogan est dicté par sa politique intérieure. Il y flatte aussi bien les islamistes radicaux que les ultranationalistes. A ce mélange détonnant, il a promis de régler très vite le sort de ces Kurdes qui les obsèdent tous par leur projet politique émancipateur, où la laïcité voisine avec l'égalité hommes-femmes – l'horreur pour des Frères musulmans. Il n'est donc pas certain qu'il se plie à la résolution des Nations unies qui vient d'ordonner un cessez-le-feu de trente jours. Nous verrons. En attendant, les Kurdes lui résistent farouchement, épaulés par leurs alliés chrétiens et arabes des Forces démocratiques syriennes. Défendant leurs villages, leurs familles, leur terre, ils font piétiner la soldatesque turque. Résultat : Erdogan redouble de férocité dans la répression. Aviation, blindés, artillerie, tout est utilisé avec une violence inouïe pour écraser les Kurdes et faire plier leur volonté. Sans succès jusqu'à présent. Mais question crimes de guerre, Erdogan est désormais aligné sur Assad : Afrin pour l'un, la Goutha pour l'autre. L'histoire jugera un jour ces terrorismes d'Etat.
En attendant, les civils kurdes sont délibérément pris à partie par les bombardements des Turcs, qui visent les écoles comme les hôpitaux. On ne compte plus les victimes parmi les femmes et les enfants. Afrin, ce pourrait être Londres sous les bombes nazies en 1940. Dans cette affaire, une mention à part doit être faite pour les supplétifs islamistes de l'armée turque. Majoritairement issus des rangs djihadistes d'Al-Qaida ou de Daech, javelisés sous l'appellation fantaisiste d'Armée syrienne libre, ils n'en sont pas moins restés eux-mêmes, filmant leurs exactions pour s'en enorgueillir sur Internet. En cinq années de guerre, j'ai vu bien des horreurs perpétrées par Daech et ses sbires, de Kobané à Rakka, mais ce que mes camarades m'envoient aujourd'hui du terrain dépasse l'entendement.
En contemplant quotidiennement ces massacres de civils désarmés, ces tortures abominables de combattants capturés, ces égorgements de sang-froid de tous ceux qui ne plient pas devant l'islamisme prôné par le régime turc, je ne doute plus de ce que craignent les Kurdes : être les victimes du premier génocide du XXIe siècle, cent ans après celui perpétré par les prédécesseurs d'Erdogan sur les Arméniens – tout un symbole.
Mais même si les Turcs s'arrêtaient à temps, il y aurait quand même drame absolu pour les Kurdes. Car Ankara a publiquement affirmé vouloir vider Afrin de sa population pour la remplacer par quelques millions d'Arabes réfugiés sur son sol. Damas ayant promis la même chose s'il reprenait pied dans la région, les Kurdes vivent l'agression d'Erdogan – et leur prise en tenaille par Assad – comme une nouvelle guerre existentielle.
Manque de fermetéComment a-t-on pu en arriver là et laisser compromettre ce que nous venions de proposer intelligemment à nos alliés kurdes, à savoir la stabilisation durable des zones qu'ils avaient libérées de Daech pour en faire un bouclier contre le retour de l'islamisme ? La faiblesse de nos convictions et le manque de fermeté dans la poursuite de nos buts seraient-ils à l'origine de notre attitude timorée devant la brutalité turque ? L'histoire le dira.
Ce qui est certain, c'est que nous semblons encore englués dans les vieux schémas de la guerre froide qui faisaient d'Ankara un allié indéfectible – et nous prêtons une oreille trop complaisante aux réseaux pro-turcs installés de longue date dans les allées du pouvoir. Il est urgent de changer notre logiciel de pensée. En voie de réislamisation et de totalitarisme, la Turquie ne nous est plus du tout favorable, faisant crier " Allahou akbar ! " à son armée, rêvant de conquêtes et emprisonnant ses opposants. L'OTAN a désormais un cheval de Troie en son sein et celui-ci joue contre ses intérêts, soutenant des groupes islamistes qui sont ses ennemis déclarés. Il faudra bien en tenir compte un jour ou l'autre.
En attendant, notre équation sécuritaire demeure inchangée : abandonner les Kurdes équivaut au retour des islamistes dans le nord de la Syrie et ce retour favorisera la reconstitution des réseaux terroristes menaçant notre pays. Pas de manichéisme dans cette affirmation ramassée. Juste une vision sur le temps long. Pendant trois ans, soldats français et combattants kurdes ont lutté côte à côte contre les djihadistes et les ont vaincus ensemble. Cette victoire, les Turcs veulent nous la confisquer aujourd'hui en travestissant la vérité. Il nous faut colmater sans attendre la brèche qu'ils viennent d'ouvrir et reconstituer le rempart kurde contre l'islamisme. Y manquer serait une faute politique que nous paierions tôt ou tard par de nouveaux attentats en France.
Patrice Franceschi
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