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jeudi 8 février 2018

ENVIRONNEMENT- Bure : l'impossible preuve scientifique de la sûreté

ENVIRONNEMENT



8 février 2018

Bure : l'impossible preuve scientifique de la sûreté

Un chercheur a étudié la gestion des incertitudes entourant le stockage des déchets nucléaires de la Meuse

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LES CHIFFRES
85 000
mètres cubes
C'est le volume des déchets destinés au stockage souterrain de Bure. De haute activité ou à vie longue, ils sont issus du parc nucléaire, de la recherche et de la défense nationale. Ils ne représentent que 3 % du total des déchets nucléaires produits en France, mais concentrent 99 % de leur radioactivité.
300
kilomètres
C'est la longueur des galeries où seront installés 240 000 " colis " de déchets radioactifs. Les zones de stockage occuperont une -surface totale de 15 km2.
25 milliards
d'euros
C'est le coût retenu en 2016 par l'Etat pour Cigéo. L'Andra l'avait chiffré à près de 35 milliards d'euros, les producteurs de déchets qui le financent, EDF, Orano (ex-Areva) et le CEA, à 20 milliards.
LES DATES
1998
Choix du site de Bure (Meuse) pour l'implantation d'un laboratoire souterrain.
2006
La loi retient le stockage profond comme solution de référence pour les déchets à haute activité et à vie longue.
2019
Date prévue pour la demande d'autorisation de création d'un Centre industriel de stockage géologique (Cigéo).
2026 ou 2027
Mise en service du site d'enfouissement, exploité jusque vers 2150, avant son scellement définitif.
C'est un document embarrassant pour les promoteurs du Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) visant à enfouir, dans le sous-sol argileux du village de Bure, dans la Meuse, les déchets nucléaires français les plus dangereux. Il décrit comment l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), faute de pouvoir démontrer de façon formelle la sûreté de cette installation pendant des centaines de milliers d'années, consacre ses efforts à convaincre les instances de contrôle du nucléaire de la faisabilité d'un tel stockage. Quitte à présenter certains de ses résultats de façon orientée ou lacunaire.
Au-delà de cet établissement public, placé sous la tutelle des ministères chargés de l'énergie, de la recherche et de l'environnement, c'est aussi la chaîne d'évaluation de la sûreté nucléaire en France qui est questionnée.
Ce document, que Le Monde a pu lire, est une thèse de 470 pages, soutenue le 11  décembre 2017 dans le cadre de l'Ecole des hautes études en sciences sociales et intitulée : " Enfouir des déchets nucléaires dans un monde conflictuel, une histoire de la démonstration de sûreté de projets de stockage géologique, en France ". Son auteur, Leny Patinaux, historien des sciences, a été pendant trois ans, de novembre  2012 à octobre  2015, salarié de l'Andra, qui a financé ce travail et lui a donné accès à ses archives. Dans le jury figure un membre de la direction de la recherche et du développement de l'agence, ce qui confère à son travail une forme de reconnaissance officielle.
L'universitaire, qui revient sur la genèse du choix de l'enfouissement pour les déchets à haute activité et à vie longue et sur les recherches engagées à cette fin, explique qu'" à partir des années 2000, l'impossibilité épistémique - c'est-à-dire au regard de la connaissance scientifique actuelle - d'apporter une preuve de la sûreté d'un stockage est reconnue par l'Andra ", aucun modèle scientifique ne pouvant simuler l'évolution du site sur des centaines de millénaires.
" Construire un scénario "Dès lors, poursuit-il, " la démonstration de sûreté de Cigéo ne s'apprécie pas en fonction de sa justesse, mais en fonction de sa capacité à convaincre ses évaluateurs ". En particulier la Commission nationale d'évaluationdes recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Il s'agit pour l'Andra de produire non pas une preuve de type mathématique, mais " un faisceau d'arguments ", voire de " construire un scénario comme on raconte une histoire ".
Un scénario que, sur certains points, l'Andra semble avoir écrit à sa convenance. C'est du moins ce qui apparaît dans le compte rendu que fait le thésard de plusieurs réunions techniques, dites " revue finale des modèles et des données ", auxquelles participaient une vingtaine de salariés de l'agence relevant des directions de la maîtrise des risques, de la recherche et du développement, des programmes, de l'ingénierie et du projet Cigéo. L'auteur a pu assister à plusieurs de ces sessions, entre juillet et décembre  2013, mais n'a pas été autorisé à suivre la dernière.
Le chapitre relatant ces réunions est celui qui pose le plus question. Lors de la présentation des documents, l'Andra indique qu'" il y a un travail de toilettage” - à faire - pour mieux expliciter certaines incertitudes, leur mettre un poids relatif et ainsi éviter toutes ambiguïtés d'interprétation ". Cela, analyse l'auteur, parce que " les responsables de la revue anticipent la possibilité d'une controverse publique ", au potentiel " effet dévastateur ".
Lors de l'examen des circulations gazeuses dans la couche argileuse endommagée par les excavations – susceptibles d'entraîner une fracturation de la roche –, un dirigeant déclare : " On a été un peu light dans les docs, volontairement. Si l'IRSN est tatillon là-dessus (…), on est limite. " Commentaire de l'auteur : " Ici, la discrétion est envisagée comme solution pour gérer l'incertitude (…) Omettre la présentation des calculs effectués doit permettre d'éviter de montrer que les salarié.e.s de l'Agence n'ont pas une connaissance très fine de l'évolution de la pression dans les ouvrages de stockage. "
S'agissant de l'impact radiologique du stockage, un directeur adjoint redoute qu'avec les hypothèses retenues, en se plaçant dans le pire des cas (" worst case "), la limite réglementaire soit dépassée. Ce à quoi un autre responsable rétorque : " Ça se négocie ce worst case. " Autrement dit, décrypte l'auteur, " il n'y a pas lieu de s'inquiéter outre mesure que l'impact radiologique du stockage dépasse la norme autorisée : les hypothèses retenues dans la pire des évolutions possibles envisagées pour le stockage relèvent d'un choix et, de ce fait, elles peuvent être négociées ".
A cela s'ajoute une connaissance très imparfaite des " colis " de déchets dévolus à Cigéo, qu'il s'agisse des radionucléides qu'ils contiennent ou de leur conditionnement. Ce qui oblige les chercheurs de l'Andra à affecter un " degré  de confiance " aux données communiquées par les producteurs – EDF, Orano (ex-Areva) et le Commissariat à l'énergie atomique – et à déterminer des " facteurs de marge ". Il s'avère, écrit l'auteur, que " pour plus de la moitié des déchets destinés au stockage, les salarié.e.s de l'Agence estiment que les connaissances dont ils disposent sont mauvaises ou nulles ".
" Bricolage "Thèse à charge ? Elle est loin d'être univoque. " Les questions et les doutes présentés ne doivent pas faire oublier que l'Andra a capitalisé un nombre important de connaissances, souligne l'auteur. Il ne s'agirait pas non plus de penser que toutes les connaissances sur le stockage font l'objet d'incertitudes aussi fortes. " Le rédacteur relève du reste que, face à certaines inconnues, les ingénieurs de l'Andra ont fait le choix de " scénarios enveloppe ", c'est-à-dire prenant en compte les hypothèses les plus défavorables pour la sûreté.
" Finalement, écrit-il, l'ensemble de ces éléments apporte des garanties que l'Andra a fait tout ce qu'elle a pu pour concevoir un stockage sûr et évaluer la sûreté de l'ouvrage. " Toutefois, ajoute-t-il, " lorsque l'Agence doit produire une analyse de sûreté globale, l'arrangement des savoirs produits en un ensemble cohérent montre néanmoins un certain bricolage ".
Sollicité par Le Monde, Leny Patinaux n'a pas souhaité ajouter de commentaires à son travail. De son côté, l'Andra ne conteste pas les éléments rapportés dans cette étude qui, note-t-elle, " s'inscrit dans le cadre d'un travail d'histoire des sciences sur la gestion des incertitudes, qui est au cœur des problématiques et de la vie quotidienne de l'Andra, compte tenu du temps long des stockages ". Selon l'agence, " cette thèse rend compte de la démarche robuste mise en œuvre par l'Andra dans son travail de démonstration de sûreté ". Sur " de telles échelles de temps, développe-t-elle, on ne peut pas se limiter à des démonstrations purement scientifiques ". Il y faut une approche " intégrant un faisceau de connaissances scientifiques mais aussi d'incertitudes ".
L'agence revient, point par point, sur les passages susceptibles de remettre en question la validité de son travail. " Il est nécessaire que les choix soient pris dans le cadre de débats en interne et en externe avec les évaluateurs et les autorités de contrôle (IRSN, ASN). C'est ce qu'il faut entendre par “convaincre les évaluateurs” ", explique-t-elle.
Quant au " toilettage " des documents préconisé, avant leur diffusion, elle est ainsi justifiée : " L'objectif des débats menés en interne est de challenger la robustesse des argumentaires pour bâtir une évaluation de sûreté solide, et de hiérarchiser les incertitudes au regard de leur impact (…). Cela demande un travail rigoureux d'écriture et de hiérarchisation. C'est sans doute ce qu'il y a derrière le mot “toilettage”. "
" Certains arguments peuvent être jugés comme insuffisants (ou light), cela ne veut pas dire que l'incertitude n'a pas été traitée, mais qu'elle pourra faire l'objet de demande d'approfondissement par les évaluateurs, poursuit l'Andra. Là encore, rien n'est caché. " Enfin, au sujet des hypothèses sélectionnées dans le " pire des cas ", elle affirme que tous les scénarios et hypothèses sont mis " sur la table ", ceux retenus comme ceux exclus. Et de préciser : " Ce ne sont pas des scénarios probables qui permettent de dimensionner l'installation, mais des scénarios très improbables qui ont pour but de tester la robustesse, la résilience de la sûreté du stockage en allant aux limites du physiquement possible (…) Ces scénarios donnent lieu à un débat interne comme externe avec l'IRSN et l'ASN. "
Dossier consolidéReste à savoir si le contrôle exercé par l'IRSN et l'ASN a pu être pris en défaut par " l'arrangement des savoirs " – pour reprendre une formule de la thèse – construit par l'Andra. En clair, ces deux organismes vont-ils devoir instruire de nouveau le dossier de -Cigéo, sachant que c'est sur l'expertise scientifique et technique du premier que s'appuie le gendarme du nucléaire pour rendre ses avis et donner ses autorisations ?
" En première analyse, non ", répond François Besnus, directeur de l'environnement à l'IRSN, qui souhaite néanmoins " prendre le temps d'étudier très attentivement " cette thèse. " Dans le processus interne de débat, il est normal que des avis contradictoires s'expriment, juge-t-il. Nous-mêmes procédons de la même façon sur l'analyse de risques, en mettant le curseur très haut et très bas, puis en retenant les hypothèses les plus raisonnables. " Il ajoute de surcroît : " L'IRSN ne se fonde pas seulement sur les dossiers de l'Andra. Les données et les résultats qu'elle met sur la table sont la plupart du temps -cohérents avec nos connaissances propres et nos modélisations. Un grand nombre de ces données sont d'ailleurs issues de la recherche publique. " Ce qui écarte donc, a priori, la possibilité de biais délibérés, dans les résultats soumis.
Au demeurant, la thèse fait état de réunions tenues en  2013. L'Andra a pu, depuis, consolider son " dossier d'options de sûreté ", sur lequel l'ASN a rendu, le 15  janvier, son avis définitif. Son président, Pierre-Franck Chevet, a qualifié le dossier de " très bon ", tout en demandant à l'Andra de " revoir sa copie " par rapport au risque d'incendie de 40 000 colis de déchets enrobés dans du bitume, et de " l'améliorer " vis-à-vis de la tenue du stockage souterrain, face aux séismes notamment.
Les opposants au centre d'enfouissement de Bure verront sans doute, dans ce document, la preuve de la " fabrique du mensonge " que constitue, à leurs yeux, le projet Cigéo. Il dévoile, plus simplement, comment la gestion des déchets radioactifs est aussi celle – à haut risque – des incertitudes.
Pierre Le Hir
© Le Monde

8 février 2018

L'enfouissement dans la Meuse, seule voie explorée par la France

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Par quel cheminement tortueux les déchets ultimes de la filière nucléaire française sont-ils arrivés aux portes du village de Bure (82 habitants), aux confins de la Meuse et de la Haute-Marne, où ils doivent être ensevelis pour les siècles des siècles ? L'histoire est longue, mais son cours inexorable. Comme si, une fois lancé, le train des déchets ne pouvait plus être stoppé.
Dès le début des années 1980, l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), créée en  1979 au sein du Commissariat à l'énergie atomique, commence à étudier la possibilité d'un stockage souterrain. Ses géologues prospectent différents milieux (argile, granite, formation saline, schiste), dans l'Ain, l'Aisne, les Deux-Sèvres et en Maine-et-Loire. Mais, devant la fronde des populations, le premier ministre de l'époque, Michel Rocard, décrète en  1990 un moratoire. L'année suivante, la " loi Bataille ", du nom de son rapporteur, le député du Nord Christian Bataille, définit trois axes de recherche pour les déchets à haute activité et à vie longue : la séparation-transmutation (réduction de la nocivité et de la durée de vie), l'entreposage de longue durée en surface et le stockage géologique. L'Andra est chargée d'explorer cette dernière voie – qui n'est donc que l'une des options –, grâce à la création de " laboratoires souterrains ", au pluriel, c'est-à-dire au moins deux.
Des investigations géologiques seront bien menées dans quatre départements, Gard, Haute-Marne, Meuse et Vienne. Mais un unique site sera retenu en  1998, celui de Bure, pour un unique laboratoire. En  2006, une nouvelle loi retient comme solution de référence le stockage en couche géologique profonde. Bien que l'Andra s'en défende alors, il devient rapidement clair que Bure sera aussi le site d'enfouissement national.
Depuis, en dépit d'une opposition croissante, l'Andra n'a pas dévié de la mission qui lui a été confiée. Les échéances sont encore lointaines – la mise en service du site n'est pas prévue avant le milieu de la prochaine décennie –, mais rien ne semble plus pouvoir empêcher que Bure porte la croix de son cimetière radioactif.
P. L. H.
© Le Monde

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